Aux flammes l’hérétique !

L'écrivain natif de Pontarlier Serge Filippini va recevoir le 16 décembre le prix Marcel-Aymé pour son dernier livre Rimbaldo. En 1991, il avait publié L'Homme incendié, fiction romanesque inspirée par la philosophie qui conduisit Giordano Bruno sur le bûcher. Il nous paraît judicieux de le chroniquer aujourd'hui à la lumière de l'actualité.

gbruno

Voici l’étrange destin de celui que James Joyce considérait comme un philosophe plus nécessaire encore que Descartes…

Rome, 10 février 1600. Après huit années de torture et de procès, l’Inquisition vient de rendre sa sentence : Giordano Bruno, l’hérétique, doit être brûlé, tout comme ses livres.

Brûlé vif pour sa conception du monde, de Dieu et du Cosmos.

Un voyage dans la vieille Europe, un voyage dans le monde de la pensée du 16eme siècle, siècle de fureurs religieuses, siècle qui voit naître une pensée moderne au prix de livres livrés à l’auto da fe – acte de foi en portugais – et au prix d’hommes immolés sur le bûcher. Servet brûlé deux fois, en effigie par les catholiques, en chair et en os par les protestants à Genève en 1553. Giordano Bruno à Rome, en 1600. Tous deux jugés comme hérétiques. Sans oublier le massacre de la Saint-Barthélemy.

L’homme incendié, 384 pages, Serge Filippini , Éditions Phébus

Ce roman fourmille de personnages hauts en couleurs. Il fait entendre les clameurs d’un siècle terrible. Les catholiques, les protestants, la Sainte Ligue… Le Pape, Luther, Calvin… Les intrigues, les luttes des ‟puissants” entre eux, pour garder leur pouvoir sur les hommes et sur la pensée des hommes.

La force de Bruegel

Si ce roman était un tableau, on le devrait au pinceau de Bruegel. Il en a la même force, la même insolence, le même souffle inspiré. Il sera, sous la plume de Filippini, un tableau d’Arcimboldo.

Et aujourd’hui ?

Nihil novi sub sole ! Rien de nouveau sous le soleil. Si le christianisme ne sévit plus comme il l’a fait, l’Islam, ou une certaine conception de l’Islam prend sa place. Des gardiens de la Foi, remplacent les Cardinaux Inquisiteurs.

D’aucuns prétendent que cette religion, à l’inverse du christianisme, n’a pas encore opéré sa révolution vers un peu plus de modernité. De tristes jours sont encore devant nous. De quoi s’interroger sur les religions qui se veulent d’amour, de bonté et de fraternité. Ou de quoi s’interroger sur la nature des hommes ?
Giordano Bruno ? Il lui reste sept jours à vivre qu’il va vivre comme il l’a toujours fait, le verbe haut, la pensée aiguisée et la plume à la main.

Sept jours pour raconter une vie, la naissance d’une philosophie, l’écriture de nombreux livres, des voyages, des rencontres, des amours, et le refus d’abdiquer.

Quelqu’un, dira-t-on, est passé.

10 FÉVRIER 1600, JEUDI

J’inscris cette date avec une plume exécrable, sans lunette et tandis qu’il me reste sept journées à vivre, si vivre est aussi croupir dans la puanteur d’un cachot.

Sept jours pour raconter sa vie

Serge Filippini donne la parole à Giordano Bruno, condamné à être brûlé vif par l’Église, sur la place du Campo dei Fiori, à Rome.

Dans sept jours, l’écrivain, professeur de philosophie naturelle, ancien conseiller du roi de France, héros de la mémoire, des lettres, des sciences et des arts magiques ne sera plus qu’un souvenir, pour certains. Aux flammes l’hérétique !

Dans sa nouvelle et dernière prison, Tor di Nona, il a exigé de l’encre et du papier, il les a obtenus. Il lui reste sept jours pour raconter sa vie, la naissance de sa philosophie, l’écriture de nombreux livres, ses voyages, ses rencontres, ses amours, et son refus d’abdiquer.

- Écris tant que tu veux, Brunus. Tout sera détruit.

C’était compter sans Filippini !

Ma seule ambition sera d’être sept jours durant lecteur de moi-même.

Restera ma mort abominable comme seule revanche – une trace de pas sur la neige : quelqu’un, dira-t-on, est passé.

Un philosophe doit-il raconter l’histoire de sa propre existence ?

Mais je veux moi que la science se souvienne de Giordano le Nolain ! Et je veux que l’on dise, parlant de lui dans les temps à venir, non pas « Il naquit ici ou là », mais « Ainsi a péri cet homme », car ce périr est le sens de ma vie.

Un philosophe doit-il raconter l’histoire de sa propre existence ? Oui, car elle est aussi celle de ses opinions, telles qu’il les a caressées, embrassées, nourries, livrées à la fureur des hommes, telles qu’à travers son être corporel elles se sont frottées au monde. Je laisse derrière moi quarante traités et dialogues en lesquels scintillent, comme autant d’étoiles inaccessibles, les feux de la conscience ; …

Je vis donc le jour à Nola, Royaume de Naples, le trente janvier de l’an quarante huit.

Une enfance malheureuse, une mère détestable, un père toujours occupé à des guerres dont il ne parlait jamais.

… ; et je me demandais à quoi pouvait bien ressembler le monde, au-delà du chemin.

La forêt, refuge habité d’êtres innombrables

Un refuge, la forêt, corps habité d’êtres innombrables, visibles et invisibles, que je pénétrais et explorais durant des journées entières… Oui, là était le ventre de l’univers, ma seule vraie demeure.

La forêt. Refuge et lieu d’apprentissage. Soudain m’envahissait l’intuition de ma nécessaire présence en cette forêt, monde à l’intérieur du monde, corps à l’intérieur d’un corps ; et de ce sentiment naissait une jouissance d’un genre nouveau. Chaque chose n’en contient-elle pas une autre ?

Sous la férule de Joseph Provenzale, l’enfant doté d’une étonnante mémoire apprend à lire et à écrire, sans difficulté, la langue de Cicéron et de Valère Maxime.

Et il a un penchant prononcé pour la métaphysique – si métaphysique veut dire art de poser des questions.

- Maître Joseph, est-il vrai que Dieu possède un corps ?

À combien de reprises ai-je été obligé de fuir – et avec quelle jubilation, Seigneur ! les conséquences de mes paroles ?

Un autre maître à penser l’illustre Teofilo da Vairano, le seul vrai maître de philosophie qu’il me fut donné d’avoir.

Condamné par l’Inquisition, réhabilité par l’Histoire

Jusqu’à arriver, plus tard, à élaborer ses propres théories…qui lui vaudront de terminer sur le bûcher. Si l’Inquisition l’a condamné, l’Histoire l’a réhabilité. Où qu’il soit, sans doute continue-t-il de méditer sur son étrange destin.

Non, décidément, Dieu ne possédait pas de corps ! Il contenait le ciel et la terre, et en même temps, les remplissait de Son être. Il était l’extérieur et l’intérieur du monde, son origine et sa fin, son âme invisible, son moteur, sa pensée, sa substance. […] j’ai écrit et enseigné que Dieu est présent dans la nature comme la voix dans une chambre : nul ne peut l’observer ni le toucher, mais tous l’entendent, car nous sommes les auditeurs de l’Un.

Joseph Provenzale, Teofilo da Veirano, puis le couvent des Dominicain, San Domenico Maggiore (lieu de peur et de pouvoir, dans lequel la vie n’est pas aussi paisible qu’on pourrait l’imaginer !) à l’approche de sa dix-septième année. Giordano Bruno continue à tracer la route de son destin jusqu’au bûcher final.

Puis je prononçai les vœux qui me soumettaient à la règle et jurai obédience absolue à Dieu, à la Vierge et à saint Dominique. On me baptisa du prénom de Giordano et je revêtis le froc brun du moine.

Quant aux vraies nourritures qu’exigeait mon âge, je ne les trouvai pas en fuyant le monastère, comme mes camarades, mais en fréquentant la riche bibliothèque qui en était l’âme et le centre.

Alchimiste et astronome

Les livres ! Avant d’écrire les siens, il écume toutes les bibliothèques qu’il trouve sur sa route. Copernic, Pic de la Mirandole, Ficin, Érasme…tant d’autres encore !

Il est écrivain, poète, spécialiste des disputes, cet art oratoire dans lequel il excelle. Il réfute la théorie d’Aristote.

Quant à la Terre : oui, confirmai-je, elle tourne. Aristote voulait qu’elle fût immobile au centre d’un firmament limité par une sphère solide – imaginez, je ne sais pas, une grosse bille inerte, tenez, serrée sous une cloche à fromage. J’affirme moi qu’elle tourne autour du soleil, pareille aux autres planètes, dans un espace infini peuplé de mondes innombrables.

Il éprouve un choc terrible devant les planches anatomiques de son ami Jean Pruss.

Il se fait alchimiste et astronome, pratique et enseigne l’art de la mémoire. Professeur de philosophie naturelle et de théologie sacrée.
[…]

… Je suis un athée qui aime Dieu…
[…]

… car voici l’homme qui a mis le ciel cul par-dessus tête et rendu l’univers incertain. Voyez ses yeux : pour lui la lumière est noire, et claire la nuit étoilée…

Serge Filippini fait de Giordano Bruno, un affreux misogyne, … leur foutoir huileux comme une sentine m’avait donné la nausée ; ce sexe à mes yeux n’était que molle pantoufle, ô combien inférieur en qualité à l’anneau rétif que le jeune mâle offrait à l’amitié. Mais aussi un amant, un sodomite disait-on alors, magnifique. Amant de Cecil, tout particulièrement, personnage attachant, attentif, complexe, présent dans tout le récit.

Le voyageur

Dieu sait s’il va voyager, ce futur hérétique, ce futur libre penseur ! Par goût, par soif de connaissance, souvent pour fuir la vindicte de ses semblables qui ne supportent pas que sa pensée libre jette le trouble sur la pensée dominante. Il rejette les dogmes, après les avoir discutés, disséqués et abattus. Un exercice mortel !

Lors d’une bagarre (le moine qu’il est alors est loin d’être quelqu’un de replié derrière les livres), il tue un homme, un prêtre. Ce qui lui vaudra d’être excommunié et obligé de fuir. Une histoire qui ne cesse de se répéter. Il ne tuera plus aucun homme, mais certaines ‟vieilles idées”. Amour des puissants, désamour des mêmes puissants, fuite, un itinéraire suivi avec une farouche détermination, jusqu’au bûcher.

Naples, Rome, Genève dont il sera chassé, Lyon, Toulouse qu’il devra fuir, après avoir été titulaire de la chaire de philosophie à l’Université.

- Toulouse ! la Rome de la Garonne, le rempart de la foi catholique en Languedoc ! Toi qui voulais mener la vie des hérétiques… se moque le prieur Sisto da Lucca.

Paris.

…, je songeais au dicton forgé en son temps par Érasme : Olet ut cloaca mauberti.
[…]

Car tel était l’autre inconvénient du carrefour Maubertus : le gibet qui se dressait sur la place ainsi qu’une ombre de la mort, umbra mortis, obscur présage en ce siècle de péché, du châtiment inéluctable.

Des disputes, une pensée qui s’affirme, qui se libère.

- Les guerres entre sectes religieuses ne m’intéressent pas. Je suis un serviteur de la nature qui est pacifique et bonne par essence, du soleil qui nourrit les âmes et éclaire la raison, de l’univers infini tel qu’il se réfléchit en mon esprit…
[…]

- Je suis un savant, comprenez-vous ! un géomètre à la façon platonicienne ! Et non un scribe chargé de rédiger des sermons en recopiant des phrases pêchées dans la Bible…

Une très belle discussion sur l’âme.

- … Cette Anima mundi, voyez-vous, est présente absolument en chaque partie de la matière, car la matière incréée est toujours et en tout lieu vivante.

Londres.

Londres n’était pas moins infesté que les autres villes de ces gueux sans emploi, traîne-misère et coupeurs de bourse…Un degré au dessus de ces misérables, le peuple lui-même – artisans, boutiquiers… Que de contrastes en cette nation ! D’un côté la plus abjecte et grossière populace que « Terra » ait jamais abritée en son sein, de l’autre une noblesse courtoise et raffinée, une classe proprement divine dont les vues politiques, religieuses et artistiques servent de phare à toute l’Europe, autant dire au monde entier.
[…]

Un mémorable souper philosophique, … le quatorze février quatre-vingt quatre, qui était le mercredi des Cendres, tourne au pugilat. Mais il donnera un des plus célèbres écrits de Giordano Bruno, Le banquet des Cendres, où se révèle ma cosmologie.
[…]

… mais la reine avait pris ombrage de l’incident et je ne devais plus être en odeur de Sainteté à la Cour.

Retour en France, non sans avoir essuyé une épouvantable tempête en pleine mer.

L’Allemagne ensuite, pendant quelques années. Il s’en fait chasser après avoir connu des heures de gloire.

Venise. Encore une dénonciation. Elle le conduira dans sa dernière prison, Tor di Nona, puis à sa fin sur le bûcher, à Rome.

Des rencontres

Avec Montaigne. Une des libertés de l’auteur, faire se rencontrer les deux penseurs.

Il habitait près de la Dordogne un domaine flanqué d’une tour au deuxième étage de laquelle se trouvait sa librairie, ainsi qu’il nommait ce lieu étrange à voir car tout couvert d’inscriptions, apophtegmes, sentences Grecques et latines tirées des Écritures ou de Sextus Empiricus.

Les essais. Qu’est-ce qu’un livre ?

Je compris que cet homme n’écrivait pas ici des livres, mais un livre, toujours le même. Plus que l’abri en lequel il s’était retranché, son texte était sa demeure, son excrétion et sa vie, œuvre sans autre fin ni justification qu’elle-même.

Le Roi Henri III, pendant cinq ans, lui garantira la paix, la sécurité, la possibilité d’enseigner à La Sorbonne.

J’avais à la main, relié en cuir à la milanaise par un artisan de la rue Saint-Honoré, l’exemplaire du De umbris idearum, destiné à Henri.

- Oui, Sire : l’homme est au centre d’une création qui ne possède pas de centre.
- Et comment expliqueriez-vous l’existence de ce nouveau paradoxe, cher Nolain ?
- C’est que point n’est physique le Centre, Sire, mais métaphysique.
[…]

- Et que fais-tu de l’hérésie, Brunus ? …
- Hérésie veut dire libre choix, Votre Majesté. Le mot vient du grec, Haìresin didónai : donner le choix. Que chacun pratique la religion qu’il aime, sans nuire à autrui…

La reine Élisabeth.

Ma conception de l’univers lui plut, et même l’amusa. Après m’avoir écouté sans le moindre battement de cils ni bâillements pendant presque une heure de sablier, elle se tourna vers Philip et s’enquit ainsi :
- Votre ami napolitain peut-il nous expliquer où est passé Dieu dans son système ?

Sheakespeare, qu’il rencontre sous le nom de Snitterfield.

Giordano Bruno l’a-t-il vraiment rencontré ? Le fait n’est pas avéré mais il aurait pu se produire. Alors, pourquoi se priver d’imaginer quelques dialogues entre les deux hommes.

J’étais déjà sous les verrous à Venise quand j’appris neuf ans plus tard qu’il rencontrait, dans les théâtres londoniens où se pressaient gentilshommes et manants, un succès teinté de scandale sous le nom, je crois, de Shakspere. Il avait même écrit et joué, m’assura-t-on, une pièce mettant en scène un philosophe nommé Brown, ou Berowne.

Arcimboldo.

…Guiseppe di Milano, l’homme vêtu de sombre qui n’avait cessé de nous croquer pendant la séance de L’Académie impériale, progressait entre ses chefs-d’œuvre.
[…]

- Le feu, dit-il. Vous serez le feu.
[…]

… La peinture reposait sur un chevalet dressé devant une fenêtre. Allusion ironique à la dispute qui avait opposé six mois plus tôt Besler et Ticho Brahé, deux canons à la gueule menaçante semblaient surgir de mon épaule. Une lampe à huile me tenait lieu de menton, dont la flamme s’apprêtait à embraser un faisceau de paille figurant ma moustache. J’avais pour oreille un tisonnier, pour front une mèche de chanvre, l’extrémité d’une bougie éteinte à la place de l’œil. Mon nez – seconde allusion à Tycho – n’était autre qu’un lourd briquet de fer. Quant à ma chevelure, par le Christ, Guiseppe en avait fait un bûcher rougeoyant, un incendie !

Jamais la Sainte Église ne se salit les mains

Jamais la Sainte Église ne se salit les mains ! Elle condamne, le siècle exécute. On vous estrapade, on vous gonfle d’eau comme une outre, mais quand le prisonnier s’effondre sur son grabat, n’aspirant qu’à l’oubli, le corps dont on l’invite à reprendre possession est censé être pur de toute mutilation, afin que Dieu point ne s’en trouve offensé.
[…]

12 février 1600, Samedi

Jésuites, dominicains, frères de l’Église nouvelle ou de Saint-Gérôme, consolateurs de San Giovanni Decollato, les émissaires des différents ordres se succèdent depuis deux jours dans mon cachot pour m’exhorter à la confession, à la contrition, au repentir, au reniement, à la pénitence, toutes ses vertus chrétiennes sur lesquelles ils fondent leur esclavage du corps et de l’esprit. Maudits soient-ils, ces chiens obséquieux, ces renifleurs de mort !
[…]

- Je ne demande qu’à vivre. Mais mon esprit aussi veut vivre…
- Il vivra soupire-t-il ( il s’agit de Deza, un émissaire). Loin de Rome.
- Non. Il vivra à Rome. Grâce au bûcher de Clément. Pitoyable souverain que celui qui t’emploie. Va dire à Sa Béatitude que je ne puis lui rendre le service qu’elle attend de moi…
- Le mouvement que ta doctrine alimente est plus politique que tu ne sembles le croire, insiste-t-il avec quelque raison.
[…]

… j’ai été arrêté à Venise le vingt-deux mai quatre-vingt douze, cela fera bientôt huit ans.
[…]

Depuis cette date, j’ai subi vingt-cinq interrogatoires et audiences, dont deux sous la torture ; j’ai rédigé pour ma défense trois factums de plus de cent pages chacun.
[…]

…je veux que l’affaire aille à son terme – c'est-à-dire la mort héroïque qui fera naître, vivre, s’accomplir dans la lumière cet être qui fut moi, Giordano Bruno de Nola, fragment immortel de l’âme du monde.

Tor di Nona

Nul appel, nul message ne filtre ne filtre entre ses murs glacés. … Combien de condamnés ont grelotté avant moi dans cette cellule de coupable envahie par les rats … ? Je vois Socrate s’allonger sur la pierre avec un frisson, tandis que le froid gagne ses jambes et son ventre.

11 FÉVRIER 1600, VENDREDI

[…]
Est entré avec lui ( le gardien Orazio avec qui Bruno tisse d’étranges liens) un Turc de douze ou très ans vêtu d’une cape noire. … le garçon est un émissaire du pape Clément… et chargé d’un message pour moi.

Cet ange sait-il qu’il mourra tout à l’heure ?

…le Florentin m’adjure de renoncer à ma mortelle ambition et d’accepter le salut d’une confession humble, sincère, prononcée dans la plus grande discrétion devant les seuls Cardinaux Inquisiteurs.

12 FÉVRIER 1600, SAMEDI

Ayant déposé la lanterne sur la table, le visiteur avise l’unique tabouret et renifle plusieurs fois d’un air dégouté. Oui, mon cher, ce cachot est un bourbier infect, un cloaque, un pot de chambre pour les déjections de la Sainte Mère Apostolique…

13 FÉVRIER 1600, DIMANCHE

Au quatrième jour de son agonie, l’hérétique ouvre les yeux et son premier geste consiste à plier avec soin une nouvelle feuille dans le sens de la longueur afin d’écrire, selon sa vieille habitude, sur des bandes de huit pouces ;…
[…] Je voudrais avoir l’orgueil insensé, jeudi, d’affronter le cercle de flammes avec un insolent éclat de rire !

14 FÉVRIER 1600, LUNDI

; ils ne peuvent ignorer que le pape travaille à me convaincre. Quel camouflet pour eux si l’on se contentait de brûler une simple effigie de leur victime ! Mais le châtiment que leur infligera ma mort héroïque sera pire encore.

15 FÉVRIER 1600, MARDI

Plus que deux jours à vivre. Giordano Bruno a rêvé de sa mort.

… je me suis vu arraché sans ménagement au confort de ma cellule et trainé par les sbires jusqu’aux Banchi, puis au Campo dei Fiori où se tenait le marché, avec ses débauches de fleurs, de fruits, … ses hallebardiers en faction devant l’ambassade de France…

Mes yeux se posèrent sur les fagots arrosés d’huile et ceux-ci aussitôt s’embrasèrent…

A coup de piques on me poussa vers les flammes aveuglantes et c’est en pleine conscience que j’ai alors songé – les voilà donc mes dernières pensées ! – au papillon qu’attire la lumière fatale, à l’enfant aventureux sur son frêle esquif, à Actéon poursuivant sa mort, aux hérétiques de Dante enfermés dans leurs sépulcres brûlants, à Socrate buvant le poison…

Suit une longue liste de martyrs à qui l’on peut ajouter ceux d’aujourd’hui. À quoi a pensé l’homme brûlé vif, enfermé dans une cage par Daech ? À quoi ont pensé les hommes et les femmes des Twin Towers ? Et tous les autres de Montauban, de Toulouse, de Paris…

16 FÉVRIER 1600, MERCREDI

- Crois-tu que ce soit là penser catholiquement ?
- C’est là penser selon la nature, mon père.
- Et l’Écriture ?
- L’Écriture est un autre livre. Quand je prie, je prie ; quand je pense, je pense…
- Continue à tenir de tels discours, frère Giordano, et bientôt tu n’auras plus le loisir de prier ni de penser.

Voici la fin de mon livre, la fin de mes erreurs, la fin de ma fin.

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