Sans public, sans public ! Théâtre et confinement en Franche-Comté

"Sans public, sans public", chantonnaient il y a peu nos voisins de la Radio Télévision Suisse sur l’air des Amoureux des bancs publics, parodiant la célèbre chanson de Brassens. Belle rengaine… Mais qu'en est-il chez nous ?

« Cabaret Lip », de la compagnie L'Occasion (Photo Philippe Hauger)

En France, tous les théâtres et les lieux de spectacle vivant sont fermés depuis plus d'un an suite aux confinements dus au Covid 19. Les chiffres les plus récents [2] faisaient état – tous secteurs confondus – de 15 308 spectacles recensés pour la saison 2017-2018. C'est donc au moins autant qui n'ont pu avoir lieu en 2019-2020.  En Franche-Comté, cela représente plusieurs centaines de salles fermées depuis mars 2020, des théâtres classiques mais aussi des salles polyvalentes, des centres culturels, des salles des Fêtes où les artistes se donnaient à plein… et aimeraient tellement continuer à le faire.

Car la culture, le spectacle vivant, le théâtre étaient en plein essor jusqu'au début de l'année 2020. L'ONISEP [3] nous le confirme : "Le spectacle vivant ? Un paysage foisonnant où de grandes institutions, telle la Comédie-Française, côtoient de toutes petites compagnies (…) Avec près de 15 000 spectacles produits chaque année, le secteur n'avait jamais eu autant d'artistes en activité jusque-là. Le nombre de professionnels a augmenté de 50 % en 15 ans. En 2019, près d’un tiers des professionnels de la culture relevaient des métiers du spectacle, soit environ 187 000 personnes (dont 93 000 pour le spectacle vivant (…) Autre caractéristique : près de 75 % des professionnels sont intermittents du spectacle".

Nous priver de théâtre ? Pourtant, le théâtre nous vient du fond des âges. Coïncidence : que ce soit dans la Grèce antique ou dans le Japon du théâtre Nô, les premières représentations ont toutes privilégié les masques. Quel écho à notre actualité… mais avec une autre vitalité !

Rappelons-nous : le théâtre, c'est tout à la fois le rêve, la poésie, le plaisir, la souffrance, la médiation et la distanciation : la traduction du réel, donc.

Photo /  Masques du théâtre antique grec  (source : 2021 Masque Théâtre)

En Franche-Comté aussi, le théâtre est riche d'une belle tradition depuis un demi-siècle.

Dans les années 70, je me souviens de cette représentation de La religieuse de Diderot à la lumière d'une seule petite chandelle, dans la minuscule salle de l'Île Saint Pierre à Besançon : dans cette structure de café-théâtre dotée d'à peine 50 sièges, la comédienne ressuscitait la religieuse rebelle dans une proximité magique.

En contraste, j'ai aussi en mémoire en 1968 la troupe du Living Theater jouant Paradise now  et bombardant avec des œufs le public bisontin du théâtre Ledoux. Pour Judith Malina, à l'origine de la représentation-performance, il s’agissait "de guérir le mal par le mal, de susciter une répulsion à l’égard de la violence" [4]. Le public n'a pas été déçu…

Le théâtre en Franche-Comté, c'est aussi le Centre de Rencontre, au 2è étage de l'actuel Centre Pierre Bayle : depuis 1979 et pendant près de 20 ans, sous la direction innovante et bienveillante des deux Jacques (Fornier et Vingler), il a permis l'éclosion de générations de comédiens, danseurs, dramaturges (dont Jean-Luc Lagarce), la conception et la construction du Théâtre de l'Espace Planoise, à l'origine des 2 Scènes, et la mise en œuvre du DEUST des Arts du Spectacle à la Faculté des Lettres.

Dans le même temps apparaissaient Les Solitaires Intempestifs, maison d'édition créée il y a près de 30 ans par Jean-Luc Lagarce et François Berreur. Spécialisée dans la littérature théâtrale, elle est toujours dirigée par François Berreur. Et puisqu'il n'y a pas de mal à parfois être chauvin, citons encore, dans des styles très différents, le Cirque Plume, mondialement connu et qui a révolutionné les arts du cirque, l’Ensemble Justiniana, compagnie nationale de théâtre lyrique et musical qui a inventé et développé les opéras-promenades dans les villages de Haute-Saône, le Théâtre Edwige Feuillère de Vesoul qui devient en 2019, toujours sous la direction de Charlotte Nessi, le premier Pôle d’Excellence "Voix d’enfants/espace scénique", les Manches à Balai Korporation, dont les marionnettes – parfois géantes – ont représenté tant de personnages de nos contrées, de Jean de l'Ours à la Crèche Comtoise, et la Madeleine Proust si haute en couleur dans ses expressions comme dans sa gestuelle…

Le monde des théâtreux à l'arrêt

Dans ce contexte, les  théâtres, les théâtreux, les compagnies sont à l'arrêt depuis un an. Seules quelques répétitions peuvent se tenir dans les locaux officiels, mais le plus souvent dans des espaces improbables. Et c'est une catastrophe car les comédiens de théâtre, de cirque, de rue, les musiciens, les marionnettistes ont besoin de répéter : contrairement aux acteurs de cinéma, les artistes de spectacle vivant doivent constamment affûter leur art comme un sportif à l'entraînement. Un comédien qui ne joue pas, ne s'exerce pas, ne se présente pas devant un public, perd son savoir-faire, son élan, sa raison d'être. Les dramaturges, metteurs en scène, chorégraphes n'ont plus de retour sur leur travail, leurs créations : c'est le désarroi, le néant, la perte de sens.

Photo /Mural - CDN de Besançon (photo J-A Bos)

Bien plus, Le chômage touche des centaines de comédiens, techniciens, artisans : d'après Charlie Bardelot (de la Compagnie Philémon, membre de la CIP qui occupe le CDN à Besançon) - et Pôle Emploi confirme ces chiffres [5] - en Franche-Comté, environ 470 personnes ayant cumulé au moins 507 heures de travail bénéficient du statut d'intermittent.  Mais au moins deux fois plus nombreux sont les artistes, techniciens et artisans qui ne bénéficient pas de ce statut dans notre région. Pour de multiples raisons : contrats trop peu nombreux ou de trop courte durée pour réunir le nombre d'heures fatidique, phases de conception et d'écriture des spectacles qui ne sont pas souvent prises en compte malgré le temps investi, non plus que beaucoup de périodes de préparation et de répétition.

Entre temps, comment fait-on pour manger, habiller ses gosses, les éduquer, les soigner, et soi-même, pour vivre, se cultiver, se renouveler ? Environ 200 métiers sont concernés : les métiers de l'administration (agents artistiques, producteurs, secrétaires, gestionnaires, organisateurs de tournées, diffuseurs, tourneurs, administrateurs de salles de théâtre,…) qui encadrent les spectacles et les rendent opérationnels sur le plan organisationnel et financier ; les techniciens (régisseurs lumière, plateau, son, vidéo, machinistes, électros, accessoiristes,…) ; les artisans (décorateurs, peintres, menuisiers, les habilleuses, costumières, couturières, maquilleuses, coiffeuses,…) ; et les métiers de la scène proprement dits (comédiens, metteurs en scène, décorateur scénographes, marionnettistes, chanteurs, danseurs, musiciens, photographes,…)

Par définition, un intermittent n'occupe aucun emploi permanent. Mais, pour les artistes, être intermittent veut dire quand même percevoir des revenus réguliers pour vivre et développer leurs projets artistiques. Cela implique un effort sans relâche pour obtenir les heures ou "cachets" nécessaires à l’obtention et au renouvellement du précieux sésame : le statut !

Et maintenant, tout est fermé, maintenant "l'année blanche" va se terminer et aucune perspective ne s'ouvre du côté sanitaire comme du côté gouvernemental …

Combien aurons-nous perdu pendant cette année écoulée en termes de création mais aussi sur le plan économique ? Combien de lieux, combien de métiers, de savoir-faire risquent de disparaître ? Combien de chômeurs qui bientôt n'auront plus rien ? Combien auront coûté en dizaines de milliers, voire en millions d'Euros cette période de pandémie et ces restrictions meurtrières au monde de la Culture, alors qu'en moyenne, un intermittent au chômage ne touche environ que 1000 € net par mois et un technicien du spectacle à peine 900 € ?… Toujours d'après Pôle Emploi, en 2017, l’emploi des intermittents du spectacle concernait 272 000 salariés et générait 2,4 milliards d’€uros de masse salariale pour un total de 108 millions d’heures travaillées. 108 000 employeurs relevaient du champ d’application des annexes 8 et 10 de l’Assurance Chômage. Et maintenant, après plus d'un an d'arrêt ?

Cabaret Lip  (Photo Philippe Hauger)

Pour protester devant cette situation, des Collectifs d'Intermittents et Précaires (CIP) se sont constitués au printemps 2021 dans tout l'hexagone. Avec plus de 100 théâtres et lieux culturels occupés en France depuis deux mois, la situation des arts du spectacle est tendue. En Franche-Comté, deux lieux sont occupés nuit et jour : le Centre Dramatique National à Besançon (CDN) et le théâtre des Scènes du Jura à Lons-le-Saunier.

Parmi leurs revendications, ils exigent du gouvernement le maintien de leur statut d'intermittent pour l'année à venir (2è année blanche) et un soutien financier pour ceux qui n'ont pas le statut et se retrouvent sans rien pour vivre.

Et maintenant ?

La perspective, qui semble se rapprocher, d'une réouverture des lieux culturels, laisse perplexes les responsables des salles de spectacle. Leurs choix peuvent être divers : le CDN de Besançon Franche-Comté prépare sa programmation de l'été avec La Troisième Vérité, une déambulation sonore en extérieur (pendant 1h15, départ toutes les 6 minutes du CDN les 2, 5, 8 et 9 mai de 9h à 17h), en attendant que soient confirmées les nouvelles représentations de Antoine et Cléopâtre, Les Femmes de Barbe bleue et la douzaine d'autres spectacles qu'il a dû reporter depuis l'automne dernier.

Les 2 Scènes, par contre, semble vouloir attendre la rentrée de septembre pour engager une nouvelle programmation : trop d'inconnues demeurent et les reports sont une charge qui se traduisent par des frais administratifs supplémentaires. Qu'ils soient reportés ou annulés, derrière les spectacles, il y a des contrats à gérer…

Cabaret Lip  (Photo Philippe Hauger)

En attendant que la situation se précise – et se débloque ? – notre peine est grande : quand retrouverons-nous le plaisir de vibrer, d'applaudir, de partager un spectacle ?

Quand retrouverons-nous la fantaisie et la poésie de la Culture Action, les Friches du Festival de Caves buvant à la Source, sans tomber en Pièces Détachées mais en compagnie de Trois Sœurs Non Négociables, à l'Occasion de la Mala Noche sur la Petite Montagne ? [6]

Quand pourrons-nous enfin voir Les Femmes de Barbe bleue au CDN de Besançon, Du piment dans les yeux au théâtre de Lure mis en scène par Marilyne Pape, ou L'Europe a commencé à Ravensbrück par la Jurassienne Roselyne Sarazin ?  Et le Cabaret Lip créé par trois jeunes femmes talentueuses qui métissent histoire et caf'conç :"Bienvenus au cabaret de l’usine, où l’on danse les mains sales et chante avec des cris… nous allons vous parler des révoltes qui ne sont pas permises"…  Et tant d'autres qui se bousculent dans les coulisses et risquent de ne jamais être vus ? Nous reviendrons plus en détail sur ces spectacles dans les éditions ultérieures. Mais déjà, que de richesse et de plaisir à venir ! " Mais déjà, que de richesse et de plaisir à venir ! " "Dès à présent, les artistes nous offrent, au N° 52, rue Battant à Besançon, une expo de leurs vidéos créées pendant le confinement"

Car l'important est ce rapport au réel et à l'autre que nous ne trouvons que dans le spectacle vivant. "Sans public, sans public !…",  c'est justement le contraire du projet de Cédric Fassenet, directeur des Scènes du Jura : "Se rencontrer. FAIRE CORPS, c’est être solidaire, soutenir des initiatives, créer de la synergie et impulser une dynamique commune. FAIRE CORPS, c’est entrer en contact".

Oui, envers et contre tout, le théâtre est à préserver et soutenir car "…les gens oublieront ce que vous avez dit, ils oublieront ce que vous avez fait, mais ils n'oublieront jamais ce que vous leur avez fait ressentir…" [7]

Affiche " Du piment dans les yeux"

[1] Émission de télévision humoristique  120 minutes  – R T S –  épisode "La réouverture des théâtres" - 15 mai 2020

[2] Les Archives du spectacle, Ministère de la Culture, Direction générale de la création artistique, 2019

[3] ONISEP : Office National d'Information sur les Enseignements et les Professions – Dossier "Les métiers et l'emploi dans les arts du spectacle" - 28 octobre 2020

[4] in Les voies de la création théâtrale, tome 1, Grotowski, Barba, Living theater, Open Theatre, V. Garcia et Arrabal, éd. CNRS, 2003, p.177.

[5] Pôle Emploi – in  Statistiques, Études et  Évaluations – Septembre 2018STIQUES,

[6]  Tous ces noms existent,  ce sont les titres de diverses compagnies franc-comtoises qui ne demandent qu'à exercer leur art et nous faire rêver…

[7]  Maya Angelou, in Je sais pourquoi chante l'oiseau en cage – 1980

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