Trois femmes et un confinement/ Jour 18

Moi pourtant, c’est ce que j’aurais aimé entendre de nos dirigeants, ces derniers jours, et en particulier du ministre de l’éducation nationale. J’aurais voulu entendre : Oui, on a merdé. Ok, on a bousillé l’industrie, et le service public. Ok, la note est salée, mais on a compris que c’est important.

canne

JOUR 18 – MIMI

 Je ne suis pas certaine d’avoir envie, aujourd’hui, de vous parler de mon grand-père paternel, comme je vous l’ai annoncé hier. Je vous parlerai plutôt d’une canne. Pas d’une cane avec un seul n, bien qu’hier, j’aie vu des canards se dandiner dans la rue Bersot ; mais d’une canne, avec 2 n, en bois. Mais avant la canne, mon lave-vaisselle. Je précise qu’il n’y a aucun lien entre la canne et mon lave-vaisselle. Quoique… va savoir… Notre inconscient fait des circonvolutions surprenantes, parfois. J’ai passé la matinée à chercher s’il y avait, ou non, un lien entre le mot canne et le mot lave-vaisselle, ou s’il y avait un lien entre l’objet canne et l’objet lave-vaisselle, je n’ai rien trouvé. Très distraite quand je suis contrainte d’effectuer des travaux domestiques, je ne me souviens pas, par exemple, d’avoir mis cette canne en bois dans le lave-vaisselle. Peut-être qu’en écrivant ce billet, surgira l’explication qui a donné l’impérieuse nécessité de vous en parler plutôt que de mon grand-père paternel.

Longtemps, je… Aie ! Ça commence comme du Proust ! Vous savez, La Recherche… Longtemps, je me suis levé de bonne heure… et c’est parti pour 2400 pages. Je promets de faire plus court. Enfin, je promets d’essayer… Longtemps, il y a très longtemps, donc, j’ai eu un lave-vaisselle dont la particularité était d’être en panne. Il n’était pas né en panne. Un jour, il y a eu un court-circuit dans la porte, un éclair violet, le lave-vaisselle était mort… ou gravement malade… Comme je mangeais fort peu souvent chez-moi, peu de vaisselle à faire, aucun soin apporté à l’engin, qui est resté là. Je ne me souviens plus à la suite de quelle association d’idées qui me sont venues alors que j’étais allongée (en tout bien tout honneur, je tiens à le préciser, malgré les histoires de transfert, de contre transfert…) sur le divan de mon psychanalyste, dans son cabinet que je qualifierais de freudien... Aie !! C’est parti pour une phrase d’un kilomètre… je me recentre. Toujours est-il que je me suis retrouvée à lui parler longuement de mon lave-vaisselle en panne depuis dix ans. Il m’a écoutée attentivement… ou il s’est endormi… Non, il ne s’était pas endormi, puisque j’ai eu droit à un commentaire, parce qu’il est un psychanalyste qui ne vous laisse pas vous noyer dans votre lave-vaisselle. Hum, hum ! ai-je entendu dans mon dos. Si j’ai bien compris, a-t-il commenté et connaissant mes goûts pour l’art, vous envisagez ce meuble comme un élément décoratif de votre cuisine et vous le présentez, paraphrasant Magritte, en disant « Ceci n’est pas un lave-vaisselle ». Voilà qui est très intéressant… vous pouvez m’en dire plus ?

Depuis, j’ai acheté un autre lave-vaisselle qui remplit son office, heureusement ! Trois femmes confinées, qui ont décidé de garder les rythmes de repas pris en famille, croyez-moi, ça en fait, de la vaisselle ! Merci à qui a inventé le lave-vaisselle. Vérification faite, il s’agit d’une femme ! Forcément ! Qui d’autre qu’une femme se serait échinée à trouver le moyen d’adoucir cette corvée ? Joséphine Cochrane, qu’elle soit ici remerciée, a imaginé un modèle semi-automatique, dès 1886.

Je n’ai toujours pas trouvé de lien entre mon lave-vaisselle et la canne, avec deux n, dont je vais vous parler, puisque mon inconscient me souffle que je DOIS vous en parler AUSSI.

Revenez au jour 15, illustré par une photo du comité de rédaction. Au fond, une bibliothèque basse contre laquelle s’appuie la canne dont je vais vous parler, parce qu’elle a une histoire. Elle appartenait à Maurice F. qui était le mari de la sœur du père de ma mère. Vous suivez ? Histoire de passer le temps, il a sculpté cette canne alors qu’il était emprisonné au bagne, dans l’île de Ré. Forcément, à ce moment de mon récit, je fredonne Merde à Vauban, la chanson de Ferré :

Bagnard au bagne de Vauban/ Dans l’Il de Ré/J’mang’du pain noir et des murs blancs/ dans l’Il de Ré/ A la vill’ m’attend ma mignonn’/ mais dans vingt ans pour ell’ je n’serai plus personn’/Merde à Vauban…

Bon, Maurice n’est pas sorti du bagne les pieds devant, dans un p’tit corbillard tout noir, étroit et vieux… il est rentré chez lui, en région parisienne. Ensuite, exode dans la région de Toulouse, où vivait Jojo, ma mère. C’était pendant la seconde guerre mondiale. Pourquoi Maurice était-il au bagne, dans l’île de Ré ? Parce qu’il était communiste, dit Jojo qui a récupéré la canne. Deux serpents s’enroulent le long de la tige, serpentent jusqu’au pommeau. Leurs têtes plates, leurs gueules ouvertes sur des dents acérées se rejoignent dans une grimace effrayante. Alors je me demande à quoi pensait Maurice en sculptant cette canne, lui qui était pire que confiné.

JOUR 18 - ANOUK

Ce soir, je pense à Emmanuel Macron. C’est rare, c’est assez rare. En général, j’évite de penser à Emmanuel Macron, au mieux ça m’agace, au pire ça m’enrage. Mais ce soir j’ai une petite pensée pour notre président de la République, et j’en viendrais presque à le plaindre. Si si ! C’est vrai quoi. Voyons les choses sous cet angle : le gars est là pour faire un job. En gros : détruire le service public, accélérer les réformes et (en tout cas c’est ce qu’il se raconte) sauver les fesses de l’Europe en y mettant un peu de bon sens, nom de bleu ! Bon, c’est un sale job. Comme le RH à qui on dit : voilà, vous devez mener le plan social. Vous êtes prévenu : les mecs vont défiler dans votre bureau, ils vont pleurer, ils vont menacer de se suicider, y’en a même qui vont passer à l’acte. Il faudra être fort. Ferme. C’est pour le bien. C’est un sale boulot, mais (dans une certaine idée du monde, qui vous l’aurez compris n’est pas la mienne) il faut bien que quelqu’un le fasse. Et c’est en tout cas le job pour lequel Emmanuel Macron avait signé, et nous, on ne peut pas dire qu’on ne le savait pas. Du coup, ça doit pas être marrant de se retrouver :

Avec les conséquences concrètes d’un système qu’il n’a pas mis en place, mais qu’il était censé accélérer
À devoir faire un job pour lequel il n’avait pas signé : président de la République.
Parce que là, il ne s’agit pas seulement de gérer, il ne s’agit pas seulement de réformer. Là, il faut gérer ET donner un cap. Il faut prévoir, il faut anticiper, il faut faire avec ce qu’on a, mais il faut que la nation tienne debout. Et c’est vrai que, tout d’un coup, de gauche, de droite… Ça n’a plus de sens. Vraiment ? Et bien moi je crois qu’au contraire ça a un sens. L’autre jour, au téléphone, une copine me disait : ce virus, il touche tout le monde, les riches, les pauvres. Ce n’est pas tout à fait vrai. Si le virus touche tout le monde en effet, les conséquences de cette crise, elles, sont particulièrement injustes, et elles révèlent les failles de notre système, ou plutôt de notre pays. « Nous sommes un grand pays, disait tout à l’heure Louis Philippe* sur nos antenne, et je ne doute pas que nous viendrons à bout de cette crise. »

Que voulait-il dire par « nous sommes un grand pays ? » Si je résume ce que j’ai appris aujourd’hui : nous sommes un grand pays qui a abandonné les deux seules entreprises qui fabriquaient des bombonnes d’oxygène et des masques. Nous n’avons pas de tests, pas de masques, pas d’écouvillons, par de tenues de protections. Quand nous arrivons à passer une commande de masques, on se la fait chouraver sur le tarmac par des gens plus riches que nous. Et nous n’aurons bientôt plus de médicaments. Bon. Ok. Donc en quoi sommes-nous un grand pays ? Si Louis Philippe* voulait dire que malgré l’absence de moyens, notre service public, pas encore tout à fait détruit par les politiques d’austérité, reste puissant de cette force vive de solidarité nationale et animé par ce sens du service public qui est encore l’une des qualités associées à notre tempérament de gaulois réfractaires, et que c’est ça qui va nous permettre de tenir le coup… alors là, j’ai envie de dire oui, nous sommes un grand pays.

Mais pour en revenir, puisque c’est notre journal, à notre préoccupation du jour, nous avons regardé, avec Mimi et Nina, notre ministre de l’éducation s’adresser aux profs, aux parents et aux élèves qui vont devoir passer des examens, lesquels examens sont fortement perturbés par ce confinement. L’éducation nationale est naturellement au cœur de cette problématique. Depuis un bon nombre d’années maintenant, on essaie de nous faire croire que nous serons un grand pays quand nos élèves seront excellents, méritoires. On leur met la pression, aux élèves, aux enseignants, aux parents. Il ne faut pas rater le train de la réussite. Il faut être au niveau. Et le niveau est toujours plus élevé. Et on classe les élèves par niveau, parce qu’il ne faudrait pas que ceux qui ont un mauvais niveau tirent les premiers de cordée vers le bas. Et tant pis pour l’adolescence, pour les accidents de vie. Tant pis pour les inégalités. Et là, alors que les gens meurent, alors que bon nombre d’élèves doivent regarder partir leurs parents « au front » tous les matins, il faudrait maintenir une continuité pédagogique ! Là aussi, la crise révèle les terribles inégalités qui divisent notre grand pays. En ce moment, une maman privilégiée, et même ultra privilégiée, est une maman qui n’a pas perdu son travail à cause du COVID, et qui ne travaille pas non plus à l’extérieur. Une maman privilégiée (et je dis maman car ne nous y trompons pas, même chez les cadres, les femmes assument le plus gros de tout ce qui est maison et enfants), une maman privilégiée donc télétravaille, en s’occupant de ses deux ou trois enfants, tout en faisant les repas, le ménage, la lessive. Si elle a de la chance, au moins l’un de ses bambins est autonome et bosse bien, elle dispose d’au moins deux ordinateurs à la maison, d’une imprimante, et d’un mari qui prend sa part des tâches quotidiennes. Et bien, même cette maman-là est au bout du rouleau, je vous renvoie à tous les témoignages souvent amusants publiés sur internet. Les autres ? Pour les autres, ne nous y trompons pas… Ça prend l’eau. Les enfants décrochent, ou ils ont déjà décroché, sans parler de tout le reste (violence, crainte de contaminer ses enfants en rentrant le soir des boulots les plus durs, maladie…). Mais que dit notre ministre de l’éducation nationale ? Il dit il faut garder le niveau ! Parce que nous sommes un grand pays. Alors bien sûr, les (allez, à la louche) 10% de population dont les enfants, qui font partie de l’élite, ont fait une année brillante, sont inscrits sur parcoursup dans des filières sélectives, ceux-là sont d’accord, ils ne veulent pas d’une année « perdue », d’une année ou c’est pas grave faites comme vous pouvez de toutes les façons on s’en fout, ce n’est pas ça qui compte. Moi pourtant, c’est ce que j’aurais aimé entendre de nos dirigeants, ces derniers jours, et en particulier du ministre de l’éducation nationale. J’aurais voulu entendre : Oui, on a merdé. Ok, on a bousillé l’industrie, et le service public. Ok, la note est salée, mais on a compris que c’est important. Je sais c’est impossible, ils ne pouvaient pas dire ça et oui, ce qui nous tombe dessus, personne ne pouvait le prévoir. Mais pour l’école, pour la maternelle, pour le collège, pour le lycée, ils auraient pu quand-même, ne pas nous mettre la pression. Ils auraient pu dire tout simplement, c’est la merde, alors faites comme vous pouvez. La continuité pédagogique, on s’en fout. S’ils perdent une année, vos enfants, c’est pas grave. L’important c’est qu’ils passent ce truc, qu’ils soient en bonne santé, qu’ils ne perdent pas complètement la boule. L’important c’est de solidifier les acquis, et si c’est possible, qu’ils en profitent pour se cultiver un peu. J’aurais voulu entendre : faites comme vous pouvez, vraiment, et soyez-en sûrs : s’ils sont moyens, s’ils galèrent, s’ils ne sont pas encore autonomes, brillants, disciplinés, c’est pas grave. ON NE LAISSERA PERSONNE SUR LE CHEMIN. Parce que ça, ça aurait été digne d’un grand pays.

JOUR 18 - NINA

Aujourd'hui avec maman, on a assisté à une arrestation depuis la fenêtre. Nous avons entendu une femme crier, et demander de l'aide. Les passants dans la rue ont appelé la police. Pendant qu'ils arrivaient, il y a eu un grand moment de silence et ensuite les cris ont repris. Une première voiture de police est arrivée, suivie d'une deuxième et d'une troisième. Certains policiers sont rentrés dans l'immeuble et les autres ont fait le tour de l’immeuble en courant pour être sûrs que le suspect ne s'enfuyait pas par une autre issue. Nous avons entendu les policiers qui lui ordonnaient d'ouvrir la porte et comme des bruits de tapage (je pense qu'ils ont dû la défoncer, la porte). Ils sont ensuite sortis avec cet homme et l'ont embarqué. C'était assez inquiétant mais la police est intervenue rapidement et efficacement.

Grosse pensée a toutes ces femmes confinées avec des hommes qui les battent.

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