Le syndicalisme ébranlé par l’état d’urgence sanitaire

Coincés entre une défense de principe de la vaccination et une hostilité à l'obligation vaccinale, les syndicats ont été pris de court par la loi du 5 août. Certains n'ont pas analysé, ou alors bien tard, les atteintes graves aux garanties de l'Etat social. Au point de brouiller les critiques relatives à l'aggravation des conditions de travail à l'hôpital ou dans la médecine libérale tout en peinant à accompagner des salariés suspendus privés de salaire. Un comble pour des défenseurs historiques du monde du travail. Les partis de gauche, qui ont voté contre la loi, sont pour leur part piégés par le risque d'être accusés d'être antivax...

Photo d'archives

Où est la gauche ? Où sont les syndicats ? Où sont ceux qui se sont historiquement donné pour mission de défendre le monde du travail dont les partis de gauche et le syndicalisme sont issus ? Ces questions, on les entend souvent dans les conversations des électeurs lassés des divisions et de l’impuissance. On les entend depuis quelques années lors des protestations de rue, que ce soit mezzo voce lors de rassemblements de Gilets jaunes avant le covid, ou plus récemment dans les défilés anti passe sanitaire (où l’on croise aussi des citoyens très à droite), et il y a un mois dans les manifestations du 5 octobre pour l’emploi, les salaires et contre la précarité organisées par l'intersyndicale FSU-CGT-FO-Solidaires et des organisations de jeunesse qui n'ont pas drainé les foules entrevues lors des mouvements contre les lois El Khomri ou Macron du quinquennat Hollande.

Y a-t-il démobilisation, lassitude, attentisme ? Alors que de fortes affluences étaient constatées en décembre 2019 contre la dernière contre-réforme des retraites, suspendue par la pandémie mais dont le calendrier de retour fait hésiter la macronie, il n'y a plus ces temps-ci que les militants les plus convaincus, les plus combatifs, pour honorer les rendez-vous revendicatifs classiques. Et des rétifs aux organisations lors de protestations moins structurées. Pascal Loureiro, secrétaire départemental de la CGT du Jura, ne cachait pas sa déception en aparté en constatant la faible mobilisation du 5 octobre : « si les gens ne comprennent pas, que leur faut-il ?... Ils sont résignés... » A la sono, il était plus combatif. Il a même ironisé sur la face sombre du défunt Bernard Tapie, peu relevée dans les grands médias, qui laissa dans la difficulté nombre de salariés de sociétés qu’il racheta, de Manufrance à la Vie claire en passant par Terraillon...

La « renationalisation d’EDF-GDF » applaudie du bout des doigts

Au même micro, son camarade du secteur énergie, Pascal Jeanmougin, s’exclamait contre les hausses de prix du gaz et de l’électricité, conséquence à ses yeux de « l’ouverture des marchés à la concurrence ». Et de réclamer la « renationalisation d’EDF-GDF » en étant applaudi du bout des doigts avant que les quelques centaines de manifestants fassent un rituel petit tour de ville, dans le vacarme de l’immuable sono de la CGT...

Les revendications avancées ce jour-là – salaires, retraites, services publics... – fleurent bon la défense du salariat en même temps qu’une conception alternative de la vie économique et sociale. Mais elles semblent tourner à vide, ignorer un nouveau front qui vient de s’ouvrir contre le monde du travail avec la loi du 5 août créant notamment une obligation vaccinale pour les soignants et les travailleurs du secteur médico-social sous peine de perdre leur salaire sans autre forme de procès.

Ces dispositions populistes, qui peuvent figurer dans la liste longue des mauvais coups de l'été, aggravent la situation déjà difficile en milieu hospitalier, mais aussi dans certains secteurs ruraux peu dotés en professionnels de santé libéraux. Ayant choisi de ne pas être vaccinés, des dentistes, des kinés, des médecins généralistes et spécialistes sont aussi suspendus sans faire d’autre bruit que le bouche à oreille. Parmi eux, nombre d'homéopathes, pâtissant déjà du déremboursement de traitements largement utilisés en prévention. On entend des échos de procès en charlatanisme. Heureusement, on ne brûle plus aujourd'hui les hérétiques ! Le drame, c'est que des patients se retrouvent démunis, se sentent abandonnés, hésitant entre diriger leur colère contre ces professionnels ou le gouvernement.

Cette situation illustre les ravages de l’instauration d’une vérité scientifique officielle, de la mise à l’index de toute voix discordante ou de toute critique du Big Pharma. Elle provoque la zizanie au sein des équipes de travail, dans les familles et parmi les cercles amicaux. Elle ne semble toujours pas avoir été évaluée par les responsables syndicaux ou politiques. Du moins publiquement, comme s’ils avaient intériorisé le risque de se faire traiter d’antivax primaires, de complotistes ou d'être accusés de complaisance avec l’extrême-droite en critiquant les conséquences délétères de l’état d’urgence sanitaire pour les droits sociaux et les libertés publiques.

« Il fallait dénoncer l’écart entre la loi du 5 août et le code du Travail… »

En tout cas, ces conséquences n’ont pas été anticipées par les syndicats, sauf exception comme dans les hôpitaux de Lons-le-Saunier et Trévenans qui les ont, comme d'autres, pris de plein fouet avec leur cortège de services dégradés et d'interventions déprogrammées en raison des suspensions ou d'arrêts de travail pour maladie ou harcèlement. « On a pris les devants sur la fédération santé, dès juillet », expliquait lors d’un défilé anti passe sanitaire d’un samedi de fin septembre Jérôme Tournier, délégué CGT à l’hôpital jurassien, « puis on a eu des visioconférences et ils ont compris qu’ils devaient entrer dans la bataille... » Annette Bouillon, qui a animé la CGT de l'hôpital lédonien avant de prendre sa retraite, est encore plus sévère avec « le silence de la fédération santé action sociale : il fallait dénoncer l’écart entre la loi du 5 août et le code du Travail… » Le site de la fédération santé de la CGT a finalement publié un vadémecum sur la saisine de la justice administrative pour les fonctionnaires le 29 septembre, mais toujours rien sur les prudhommes.

Ce retard à l’allumage s’est aussi manifesté au CHU de Besançon où la CGT a été absente de la mobilisation portée par SUD et FO. Dans le Jura, la CGT, pourtant représentée à l’ASMH qui emploie 250 salariés dans les secteurs social et médico-social, a mis un mois avant d’accompagner les travailleurs sociaux du DITEP, en grève dès le 6 septembre, qui n’ont finalement rien obtenu. Comme si les transmissions et échanges entre dirigeants, militants et salariés étaient grippés. A l’APEI, les deux salariées qui ont saisi les prud’hommes pour contester leur suspension, n’ont pas sollicité le soutien de la CGT, présente dans cette association du secteur social et acceptant l’obligation vaccinale...

« Un gars qui appelle à la liberté n’est pas d’extrême-droite ! »

Cette inefficacité pourrait-elle laisser le champ libre à l’extrême-droite ? Annette Bouillon opine tristement : « Oui... Il faudrait que les manifestations soient encadrées par les organisations syndicales... » On en est loin. D’ailleurs, comme lors du mouvement des Gilets jaunes, il ne fait pas forcément bon de s’afficher militant syndical ou politique lors de ces défilés du samedi. Militants du NPA et de LFI, Aline Carton et Anthony Brondel en savent quelque chose. Ils ont tenté, par leurs interventions, de politiser la lutte contre le passe sanitaire tout en pointant le risque d’une récupération par l’extrême-droite, crainte partagée par ATTAC, la CNT et la FSU dans un court tract.

Applaudis par certains manifestants, ils étaient critiqués par d’autres pour qui la la bataille n’a rien de politique alors que les trois groupes de gauche (LFI, PCF, PS) ont voté contre la loi à l'Assemblée nationale. D’autres encore assument totalement leurs penchants très droitiers, comme Nathalie qui a défilé plusieurs samedis avec un drapeau tricolore flanqué d’une croix de Lorraine. Est-elle gaulliste ? Elle se dit « de droite traditionnelle » et défend Florian Philippot : « un gars qui appelle à la liberté n’est pas d’extrême-droite. »

Défilant régulièrement contre le passe sanitaire, Pascal est un ancien « ouvrier d’industrie ». Il est de gauche, a longtemps voté socialiste : « je ne me reconnais aujourd'hui dans dans aucun parti mais je ne voterai jamais pour l’extrême-droite... On avait peur d’elle, mais le gouvernement actuel est plus à droite que l’extrême-droite... Le gouvernement ne se rend pas compte qu’il n’y a plus d’espoir politique. » Ancien syndicaliste CFDT, il se dit aujourd’hui « déçu et dégoûté, le syndicat était d’accord avec le patron... »

Son copain Vincent n’est pas « contre les gens qui se vaccinent », mais il n’est pas près d’oublier que « le PS a proposé l’obligation vaccinale ». Comme il arbore un badge amalgamant l’obligation vaccinale avec la croix gammée, je lui demande s’il compare Macron et Hitler. Il s’en défend d’une pirouette : « C’est peut être un raccourci, mais le gouvernement en fait aussi quand il dit que si on va voir Mamie sans être vacciné on est un assassin : c’est ce qu’il suggère en montrant une petite fille prenant dans ses bras sa grand-mère qu’on voit ensuite en réanimation... »

« La gauche institutionnelle ne peut pas bouger avant les élections… »

« J’ai l’impression de vivre la dépolitisation dans laquelle je suis né, et la gauche ne se bouge pas », soupire un quinquagénaire. Le devrait-elle ? « Oui, c’est un drame. On voit les limites de la gauche institutionnelle, ils ne peuvent pas bouger avant les élections... Même la gauche radicale est paralysée... Et malgré le fait qu’on soit tous là, on ne se parle pas... Plus la démocratie libérale est autoritaire, plus c’est le choc... »

José (prénom modifié), à qui le micro a été refusé, hausse le ton pour se faire entendre. Il propose de structurer le mouvement afin de déclarer les défilés, de constituer « un podium avec intervenants et table ronde ». Il regrette ne pas avoir obtenu de réponse après avoir sollicité des associations comme Amnesty international ou la Ligue des droits de l’homme : « les gens soucieux des atteintes aux libertés, on ne les entend plus... »

Quasi invisible dans le Jura, la CFDT reste le premier syndicat dans le Doubs, mais a été très peu sollicitée pour accompagner des salariés en conflit sur la question vaccinale. « C’est sans doute en raison de notre position nationale en faveur de la vaccination, même si on est contre l’obligation », souligne Nathalie Tisserand, secrétaire de la CFDT Santé-Sociaux du Doubs. Elle ne voit pas trop par quel bout empoigner une éventuelle procédure et défend une position de principe : « J’entends ceux qui ont peur de la vaccination, je ne juge pas. Je regrette surtout qu’on en soit arrivé là car on est déjà en pénurie de personnels : la crise sanitaire montre ce qu’on dénonce... Je crois que le gouvernement va être obligé de bouger les lignes, même si à aucun moment il n’a dit qu’il s’est planté, comme par exemple sur les masques... »

Le droit fera-t-il bouger la loi ?

Si ce mensonge initial est dans tous les esprits, sa violence symbolique semble avoir parmi ses effets la sidération, synonyme de paralysie de l’action... Jusqu'à quand ? Pour l'heure, il y a le bras de fer entre l'Assemblée nationale et le Sénat sur la prolongation - de huit mois et demi ou trois mois et demi - du passe sanitaire. Il y a aussi des procédures judiciaires ayant confirmé des suspensions, mais d'autres les ont suspendues (ici), voire estimé qu'il fallait attendre la réponse à une question prioritaire de constitutionnalité (). Un coup d'arrêt viendra-t-il du droit ?

En attendant, Evelyne Ternant, responsable régionale du PCF, favorable à la vaccination mais pas à son obligation, analyse un autre danger représenté par la suspension de salaire des non vaccinés, tant pour les suspendus que pour les services qui dysfonctionnent : c'est la porte ouverte à d'autres motifs de suspension pure et simple... Autrement dit, une accélération de l'agenda néolibéral de déconstruction du droit du travail. Elle voit aussi dans la loi du 5 août un exemple de l'habilité machiavélique d'Emmanuel Macron.

Favorable à l'obligation vaccinale généralisée, Myriam El Yassa, première fédérale du PS du Doubs, est loin d'adhérer à la suspension du salaire : « C'est arbitraire, le gouvernement a piétiné le dialogue social. On aurait pu trouver une mesure comme le chômage partiel pour limiter le désastre économique ». Où est la gauche, lui demande-t-on ? « Dans l'opposition ! », s'exclame-t-elle en regrettant que « les médias nationaux fassent la part belle à l'extrême-droite ».

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