Y a-t-il toujours urgence à rendre justice à Brigitte et Isabelle, deux éducatrices spécialisées jurassiennes suspendues le 15 septembre dernier par leur employeur, l'APEI ? Elles avaient très vite saisi les prud'hommes en référé, la procédure de l'urgence et de l'évidence, pour contester leur suspension sans versement de salaire. Mais manifestement, la justice ne se presse pas. La première audience s'était tenue le 21 octobre et le jugement était attendu le 2 novembre. Mais comme les deux magistrats prudhommaux, un salarié et un employeur, ne s'étaient pas mis d'accord, l'affaire a été renvoyée à une audience de départage qui s'est tenue lundi 13 décembre.
Silencieux, les deux premiers juges étaient accompagnés d'un magistrat professionnel, Marc Monnier, vice-président du TGI où il est chargé des fonctions de juge des libertés et de la détention. D'emblée, il demande s'il y a une procédure au fond. Le bureau de jugement se tiendra le 14 janvier, la mise en état le 18 février, et la décision sans doute plus tard...
En attendant, la situation de Brigitte et Isabelle n'est pas brillante. Le commun des mortels dirait qu'il y a urgence sociale. Comme il faut bien vivre, elles se sont mises à faire des petits boulots : vendanges et ramassage des noisettes au début, puis encadrement de stages bien-être pour la première et intérim dans l'industrie pour la seconde. Si l'urgence sociale n'a pas été contestée lors de la première audience, la justice doit aussi établir, pour un référé, l'évidence de la violation manifeste d'une règle de droit.
Contradictions entre dispositions légales
Cela revient à s'interroger sur la légitimité des dispositions de la loi du 5 août 2021 qui prévoient les suspensions de travail et de salaire des personnels de santé et du médico-social qui ne présentent pas de schéma vaccinal. Que les décisions soient immédiates, unilatérales et sans recours, qu'elles soient contraires aux procédures de sanction figurant dans le droit du travail, conduit à s'interroger sur la contradiction entre ces lois. Quand c'est le cas, le Conseil constitutionnel est là pour trancher le dilemme. C'est ce qu'ont décidé de faire les conseils de prud'hommes de Troyes, Saint-Brieuc et Carcassonne en transmettant une Question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation.
Le juge Monnier le sait bien et demande aux avocats s'ils ont des nouvelles de la QPC. « Elle devrait être transmise par la Cour de cassation au Conseil constitutionnel qui devrait trancher dans les prochaines semaines », répond Me Fabien Stucklé, l'avocat bisontin de Brigitte et Isabelle, mais aussi de plus de cent personnes dans d'autres procédures analogues. Son contradicteur, l'avocat de l'APEI tente un coup de bluff : « Ça a déjà été jugé et rejeté... » Il fait référence à une première analyse du Conseil constitutionnel qui a validé l'essentiel de la loi du 5 août, mais il oublie de préciser que la Conseil n'a ni validé ni invalidé les fameux articles organisant les suspensions, ouvrant de fait la possibilité d'une QPC. Le président Monnier recadre : « On ne peut pas savoir... »
Du coup, il signifie qu'il entend l'argument de l'avocat des deux éducatrices selon qui, en attendant la réponse du Conseil constitutionnel à la QPC, il est nécessaire de suspendre les suspensions. Mais le juge ne s'étend pas et interroge les deux femmes : « qu'attendez vous de la justice ? Avez vous peur du vaccin ? Etes vous angoissées ? » Isabelle hésite puis répond : « Je ne suis pas contre les vaccins en général, mais contre celui-là... » Le président traduit : « Ce n'est pas un acte militant, mais une crainte pour votre santé en cas de souci ? » Isabelle : « Voilà... »
« Je lis les notice des médicaments… Les effets secondaires des vaccins me font peur… »
Il poursuit : « Comment vivez-vous la situation ? »
- « Ça a été une décision brutale, je n'y croyais pas, le monde s'est écroulé... »
- « Il y a pourtant eu beaucoup d'informations... »
- « J'avais espoir... On avait annoncé le 15 novembre, la situation devait évoluer...»
- « Et vis à vis de vos proches ? »
- « La plupart sont vaccinés, certains non... »
Le juge s'adresse à Brigitte : « Qu'est-ce qui vous empêche d'être vaccinée ? Des principes ? »
- « J'ai un sentiment de grande injustice, qu'on ne respecte pas mon éthique, mon point de vue. Je n'ai pas de contre-indication nommée par l'Etat, mais mon état de santé fait que cette vaccination ne me rassure pas. Je suis salariée depuis 21 ans, j'ai toujours assumé mon travail avec sérieux, je l'aime et suis prête à y retourner immédiatement... »
- « Que pensez vous de la majorité qui est vaccinée ? »
- « Ils se sentent peut-être moins en danger, se posent peut-être moins de questions... »
- « Avez vous une culture scientifique ? »
- « Je lis les notice des médicaments... Les effets secondaires des vaccins me font peur... »
- « Dans votre entourage, vous avez observé des effets ? »
- « Oui, j'en vois beaucoup, mais pas des choses graves... »
- « L'Etat s'immisce dans votre liberté ? »
- « Oui ! Ce n'est pas un vaccin éprouvé... »
« Nous ne sommes pas là pour un débat scientifique et politique »... mais juridique
Vient la plaidoirie de Fabien Stucklé, proche de celle déjà prononcée il y a deux mois. Il ajoute qu'il s'inquiète de la lenteur de la procédure : « Je ne comprendrais pas qu'on me dise qu'il n'y a plus d'urgence... » Il remet en cause certaines questions du juge : Brigitte et Isabelle « n'étaient pas obligées de répondre. Leurs raisons ne concernent pas le débat. Peut importe ces raisons, sinon on va déclencher des débats sur les effets secondaires, un débat scientifique et politique, mais nous ne sommes pas là pour ça... »
Il poursuit sur « la sidération de ces gens expérimentés, compétents, à qui on dit qu'ils ont créé leur propre préjudice ! J'en ai marre d'entendre que le Conseil constitutionnel a validé la loi ! Il faut faire du droit, sinon on a des réponses absurdes. Le Conseil constitutionnel ne s'est pas prononcé sur les articles 12 et suivants, ce qui a ouvert la porte à une QPC. J'enfonce des portes ouvertes ! Que fait-on de ces gens suspendus ? Les suspensions bouleversent l'économie et l'équilibre contractuel : c'est une modification du contrat de travail sans consentement. Il y a des situations humaines extrêmement difficiles, je reçois dans mon cabinet des gens en situation catastrophique. Comment fait on avec les emprunts ? Les enfants ? »
De fait, Fabien Stucklé défend « l'évidence » en raison d'une « violation manifeste d'une règle de droit. La privation du salaire caractérise l'urgence, ne permet pas de manger, de payer son loyer, d'assumer les charges de la vie courante... Exiger de quelqu'un quelque chose dont il ne veut pas, cela s'appelle de l'extorsion... Attendons de voir ce que donnera la QPC. Dès lors que votre décision dépend d'une instance que vous ne maîtrisez pas, vous devez suspendre les suspensions. Ce serait courageux et de bon sens. D'autant qu'il y une plainte pénale en cours pour faux, usage de faux et trafic d'influence sur le rapport du Comité scientifique : le devenir de cette plainte aura des incidences sur la procédure... »
L'avocat de l'APEI a été beaucoup plus bref : « L'association doit protéger les personnes accueillies et sa responsabilité civile et pénale serait engagée en cas de décès dû au Covid. L'état de droit a été respecté, la Haute autorité de santé a validé l'obligation vaccinale, la loi est régulière... Les conditions du référé ne sont pas réunies, déclarez vous incompétents. »
Jugement prévu pour le 24 décembre.