Transports Jeantet : la cour d’appel confirme la condamnation

Six semaines après l'audience, les juges d'appel de Besançon ont rendu leur délibéré : la condamnation en première instance du transporteur bisontin pour travail dissimulé et prêt illégal de main d'oeuvre est confirmée, ainsi que sa relaxe pour exercice illégal de transport. Nous publions des extraits de l'arrêt.

La cour d'appel de Besançon a rendu ce mardi 26 mars un délibéré confirmant le jugement de première instance condamnant Jacques Jeantet à 10.000 euros d'amende avec sursis et attribuant des dommages et intérêts à la CGT qui s'était constituée partie civile. Elle a précisé que les faits commis avant le 10 mars 2007 étaient prescrits, autrement dit au-delà de trois ans avant l'enquête. Cet arrêt devrait faire jurisprudence. Il aura forcément un impact dans deux autres procédures similaires, actuellement au stade de l'enquête préliminaire, conduites par le Parquet de Besançon. Il éclaire aussi d'un jour particulier la politique des transports de l'Union européenne qui doit libéraliser un peu plus le secteur dès l'an prochain.
En même temps que des extraits de l'arrêt de mardi, nous publions à nouveau le compte-rendu de l'audience du 13 février 2013 que nous avions titré Transports Jeantet : la justice entre deux logiques. Et avec l'accroche suivante : La cour d'appel de Besançon est confrontée à un dilemme. Elle a jusqu'au 26 mars prochain, date du rendu de sa décision, pour choisir entre la protection des travailleurs et de la concurrence ou une logique commerciale qui s'appuie sur le dumping social. Condamné en novembre 2011 pour travail dissimulé et prêt illégal de main d'oeuvre, Jacques Jeantet avait fait appel et se retrouvait mardi 12 février à la barre pour demander la relaxe.

 

Des motivations précises
Les motivations de l'arrêt de la cour d'appel sont particulièrement précises. Extraits : « Pour échapper à la qualification pénale de prêt de main d'oeuvre, la prestation de services ne doit pas aboutir au transfert du lien de subordination au profit du client vis à vis du personnel détaché (cassation 25 avril 1989, Bull). Le prestataire doit donc conserver l'autorité sur son personnel et exercer un contrôle sur la réalisation du travail. Les contrats de sous-traitance conclus entre la société française et sa filiale slovaque (...) s'attachent à souligner une telle indépendance des deux parties. Mais dans les faits tels qu'ils ont été établis par la procédure, la réalité est fort différente (...) L'enquête a permis d'établir que la société slovaque ne dispose d'aucune autonomie quant au choix de ses fournisseurs (...) Si l'opérateur se substitue au sous-traitant pour donner directement des consignes au conducteur, il matérialise une relation hiérarchique justifiant une mesure de requalification [du contrat de travail] laquelle est possible même si le conducteur est salarié du sous-traitant. [Le responsable du service international de Jeantet-France] est le principal donneur d'ordres afin d'amener les chauffeurs le plus près de Bratislava dans le cadre de leur planning de roulement pour bénéficier de leur période repos, contrairement aux autres sous-traitants à qui il confiait un transport à charge pour eux de gérer leur camion et leur chauffeur, il gérait Jeantet-SK au quotidien (...), organisait les plannings (...). Il s'ensuit que la société Jeantet-SK (...) perd toute maîtrise sur le transport qui lui est confié (...) Si les conducteurs slovaques sont embauchés et licenciés par Jeantet-SK, ils sont dans les faits des salariés de Jeantet-France (...) Le délit de marchandage est quant à lui caractérisé dès lors que la sous-traitance cause du tort aux salariés (...). Tel était le cas lorsque les conducteurs slovaques sont rétribués entre 2,70 et 2,96 €/heure quand le minimum conventionnel était fixé à 9,43 € et qu'ils sont privés des multiples primes allouées aux chauffeurs français ». 

L'affaire commence quand l'Inspection du Travail contrôle un camion stationné sur le parking d'un hypermarché de la périphérie bisontine. Le tracteur appartient à la filiale slovaque de Jeantet, la remorque à Jeantet France. Le chauffeur, slovaque, est salarié de la filiale slovaque. « L'enquête a avéré que des salariés slovaques étaient en détachement en France pour travailler jusqu'à quinze semaines consécutives, étant exposés au coût de la vie de l'Europe de l'ouest et ne retournant pas en Slovaquie », dit la représentante de l'Inspection du Travail.

Jacques Jeantet explique que les chauffeurs slovaques touchaient entre 1600 et 1800 euros par mois. Environ 1000 euros de moins qu'un chauffeur français... L'Inspection du Travail corrige : « Il ne faut pas compter les frais inhérents aux déplacements, les salaires n'étaient que de 500 euros... » Le président se tourne vers le chef d'entreprise : « Que dites-vous de ça ? » Jacques Jeantet répond : « Pourquoi en France on nous met des bâtons dans les roues ? Pourquoi on ne peut pas s'installer à l'étranger quand les [concurrents] étrangers peuvent s'installer en France ? »

Bonne question qui s'adresse davantage aux législateurs, à la Commission européenne, aux gouvernements...

« Les chauffeurs vivent dans leur camion »

En fait, l'administration, et le parquet qui a entamé les poursuites, pensent que les Transports Jeantet ont créé une filiale slovaque, avec des salariés de droit slovaque, dans le but de l'utiliser sur les routes d'Europe de l'ouest à moindre coût que s'il s'agissait d'une entreprise française avec des salariés de droit français. La CGT du Doubs les appuie en s'étant constituée partie civile. Une nouvelle fois, ils tentent de démontrer que plusieurs infractions sont constituées. L'Inspection du Travail invoque les dispositions du Code du Travail sur les « détachements » des salariés au sein d'un même groupe qui doivent se faire « aux mêmes conditions de salaire et de travail au sein de l'Union européenne ». Elle se base sur une directive européenne stipulant que « le pays dans lequel le conducteur passe le plus clair de son temps dépend de ce pays en termes de droit du travail ». Et plus précisément encore le pays « où le travailleur reçoit ses ordres de mission, où sont ses outils de travail, ses lieux de déchargement, les lieux où il rentre après sa mission. Dans le cas d'espèce, la mission était confiée par le service international de Jeantet France qui organisait le cycle de rotation des conducteurs ».
« Pouvez-vous dire que les conducteurs n'effectuaient des transports qu'en France ou en Allemagne ? » demande Me François Citron, l'avocat de Jacques Jeantet, à l'inspectrice du Travail, avant de poursuivre : « le pays où est signé le contrat de travail est la Slovaquie et ce n'est pas le débat. On est en matière de transport et les chauffeurs vivent dans leur camion... » Il demandera la nullité de la procédure en s'appuyant sur la jurisprudence européenne en matière de perquisition fiscale, considérant comme telle le contrôle du camion. L'avocat général, Christian Molé, le contredira : « La procédure du code du Travail est différente de celle du code des Impôts ou des douanes. Le code du Travail autorise un officier ou un agent de police judiciaire agissant dans le cadre d'une enquête préliminaire à faire des perquisitions sans contrôle du parquet ».
Me Citron estime aussi que « l'audition d'un chauffeur ne parlant pas français, sans interprète, sur un parking, avec examen de documents non transmis au juge », n'est pas très réglo. Christian Molé rejettera là aussi la nullité, le recours à l'interprète n'étant qu'une possibilité, non une obligation.

«Quel ordre économique doit exister en France ? »

Pour Me Pierre-Yves Duffet, l'avocat de la CGT, « deux logiques s'affrontent ». Il estime que Jacques Jeantet « revendique les infractions », ne pouvant faire autrement pour suivre la concurrence acharnée en matière de transports internationaux. « Pourquoi ce montage ? [la création de la filiale slovaque] Monsieur Jeantet le revendique, c'est pour permettre à une société française de bénéficier de personnel sous contrat dans le cadre d'un contrat de sous-traitance sur le marché de l'Europe de l'ouest. C'est un impératif économique... Mais nous sommes là dans le droit du travail français », s'adresse-t-il aux juges, « et vous allez dire quel ordre économique doit exister en France. Un ordre économique où les salariés sont mis en concurrence avec des salariés slovaques ? Monsieur Jeantet disait "c'est merveilleux, ils mangent dans des gamelles ou bord des routes et ne dépensent rien". Veut-on que les salariés français mangent dans des gamelles au bord des routes ? Les salariés slovaques font le même travail que les Français pour 500 euros brut, ne sont pas aux mêmes conditions de rémunération ou de vie. Lors de son audition, un chauffeur slovaque a clairement dit : "nous sommes là pour faire le travail que les Français ne veulent pas faire, par exemple travailler les week-ends"... »
Et Me Duffet de s'exclamer : « Voilà l'ordre économique que vous devez protéger : on ne peut aller puiser le travail dans les pays à bas salaires ? Jusqu'où ira-t-on ? Jusqu'à ce que les Français gagnent 500 euros et mangent dans des gamelles ? Cela pose un autre problème : ça fausse la concurrence pour les entreprises qui respectent les règles. C'est du dumping social. Les Slovaques travaillent de 7 h à 21 h, six jours pas semaine, s'arrêtent sur un parking à Chalezeule, se rendent dans un algéco pour recevoir des consignes, n'ont pas de sanitaires et de locaux d'hébergement, ne peuvent pas se syndiquer, sont hors du champ du travail normal ». Il réclame 5000 euros plus l'euro symbolique de dommages et intérêts.

Une filiale sans parking et sans remorque  

Dans ses réquisitions sur le fond, l'avocat général estime, comme Me Duffet, que « deux logiques » s'affrontent. Il affirme qu'il « n'appartient pas » à la cour de « juger la logique commerciale et les textes qui ont ouvert le marché européen et vont l'ouvrir encore ». Il s'en tient au code du Travail, à la protection de la concurrence, et anticipe sur d'autres procès possibles à venir : « Le prêt de main d'oeuvre reproché à Monsieur Jeantet peut aussi l'être à d'autres dirigeants de sociétés de transports car la pratique se généralise. L'opération se présente sous la forme d'un contrat de sous-traitance découlant d'un décret » qui permet notamment aux sous-traitants d'avoir « le choix de ses clients » ou « interdit » à la maison-mère de s' immiscer dans la gestion ». Or, constate-t-il, « l'activité de la filiale slovaque ne correspond pas aux buts premiers, mais est orientée vers l'europe du Nord, le Bénélux, l'Allemagne ou l'Espagne... On peut s'interroger sur le degré d'autonomie de la filiale slovaque qui a dix tracteurs tous financés par la maison-mère, treize chauffeurs, pas de remorques...  N'est-ce pas une location de véhicules avec chauffeurs internationaux, ce qui est interdit ? Jeantet-Slovaquie a un bureau de 20 m2 au 8e étage d'un immeuble de Bratislava, n'a pas de parking, ses camions sont tous équipés, contrôlés, réparés à Besançon où ils font le plein.... Quand le chauffeur auditionné a eu son entretien d'embauche, un compte-rendu téléphonique en a aussitôt été fait au téléphone avec Besançon : c'est la même entité économique et les chauffeurs slovaques sont dans un lien de subordination quotidien avec Jeantet-France. C'est ce que dit d'ailleurs son responsable international : "je gère au quotidien Jeantet-Slovaquie et ses chauffeurs"... Ils n'ont pas le même salaire, sont exclus des conventions collectives : c'est du travail dissimulé ». Il requiert une amende de 10.000 à 15.000 euros.

« Si personne ne contrôle le chauffeur qui veut rouler plus... »

Me François Citron, l'avocat parisien de Jacques Jeantet, pose d'emblée dans une plaidoirie qui durera 45 minutes, la question de la pérennité de l'entreprise. « Il y a déjà eu un redressement URSAAF de plus de 600.000 euros. Monsieur Jeantet pourra-t-il continuer ou pas ? Que doit-il faire ? Il ne comprend pas pourquoi, ayant agi en toute transparence, l'administration n'est pas venue le voir pour lui dire "ça ne va pas"... La seule question à se poser est celle de la licéité du contrat de sous-traitance. La cour de cassation a dit qu'il l'était... Le juge de première instance a reconnu la bonne foi de Monsieur Jeantet, mais ne pouvait pas ne pas le condamner, ne s'est pas senti le droit de le relaxer en raison des conditions particulières de la sous-traitance dans les transports... La gamelle, les algécos ? Mais tous les chauffeurs, d'hier, d'aujourd'hui et demain ont travaillé, travaillent et travailleront dans leur camion... Un chauffeur international n'est pas basé à Besançon, mais sur les routes ! Et si on surveille les chauffeurs pour qu'ils s'arrêtent ou déchargent dans les règles, c'est pour la sécurité : l'obligation de surveillance est très proche du lien de subordination », mais n'en serait pas...
Il répond à ses contradicteurs. « Pas de remorque chez Jeantet-Slovaquie ? Mais vous méconnaissez la situation du transport, Jeantet en a 400 ou 500, il peut en prêter à ses filiales... L'entretien est à Besançon ? La belle affaire ! On est dans un groupe ! Il n'y a pas eu de licenciements de chauffeurs en France. Quant au plus crucial, le lien de subordination, allez voir les contrats de sous-traitance : le donneur d'ordre peut demander au sous-traitant d'avoir les mêmes logiciels, les mêmes matériels de géolocalisation parce qu'il a besoin d'un contact permanent avec ses sous-traitants. Et si personne ne contrôle le chauffeur qui veut rouler plus, ne pas dormir, il y aurait mise en danger de la vie d'autrui. L'important, c'est qu'il n'y a pas de pouvoir disciplinaire de Jeantet sur les contrats de travail des salariés slovaques... »
Dénonçant des poursuites « partiales », il demande la relaxe.
Jacques Jeantet a le dernier mot : « Si je n'ai plus de filiale à l'étranger, une part du chiffre d'affaires disparaîtra, ce sera la porte ouverte à d'autres opérateurs... »
La cour d'appel a mis sa décision en délibéré au 26 mars. C'est peu dire que le secteur du transport de marchandises l'attend avec une certaine acuité. D'autres transporteurs de Franche-Comté font l'objet d'enquêtes judiciaires pour des faits relativement proches. 

 


 
 

 


 

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