Sollicitée par le citoyen jurassien Julien Da Rocha qui l'interpellait sur son attitude face à la proposition de loi Sécurité globale, la députée Danielle Brûlebois (LREM), lui a répondu sans ambages dès mardi 17 novembre, premier jour de la discussion parlementaire, que « le texte est le fruit d'un travail collectif. Il est particulièrement attendu par les acteurs de terrain, donc je le voterai ». Elle poursuit en argumentant en faveur de l'armement des polices municipales, la décision devant selon elle rester aux maires. Elle n'envisage cependant pas de confier aux agents municipaux la qualification d'OPJ ou d'APJ. Elle défend aussi l'utilisation des drones, « très précieuse pour certaines missions de maintien de l'ordre, notamment lors de grands rassemblements ». Elle assure que « toutes les garanties prévues par le droit actuel sont maintenues » à propos des vidéos des caméras piétons des policiers.
Enfin, quant au très controversé article 24 relatif à l'interdiction de la publication d'images non floutées de policiers ou gendarmes qui se sentiraient mis en danger, elle affirme que « demain comme aujourd'hui, filmer et diffuser des images des forces de l'ordre sera toujours autorisé. (…) Seule constituera un délit la diffusion de l'image du visage d'un policier avec l'intention de nuire à son intégrité physique ou psychique, c'est à dire un appel à la violence ou des menaces de mort. (…) Seule la diffusion dans certaines conditions sera sanctionnée. Jamais la prise d'images. »
A la décharge de Madame Brûlebois, son texte a été envoyé avant que la démonstration du contraire soit administrée le soir même. Des policiers sont intervenus devant l'Assemblée nationale pour disperser une manifestation de journalistes protestant contre la fameuse proposition de loi. Plusieurs d'entre eux ont été malmenés et deux ont été placés en garde à vue plusieurs heures, la jeune photographe Hannah Nelson, et le reporter de France 3 Ile-de-France Tangi Kermarrec.
Rétropédalage et amendement
L'interpellation de ce dernier a conduit la direction de France Télévision à publier une protestation. Journaliste à France 3 Franche-Comté à Besançon et délégué syndical central du SNJ de France Télévision, Raoul Advocat, assure que cette prise de position doit beaucoup à son syndicat : « Nous avons poussé Laurent Guimier, le directeur de l'information de France-TV, à réagir. La direction régionale de France 3 Ile-de-France ne l'avait pas prévenu, le SNJ l'a fait. Et Laurent Guimier a cosigné une tribune expliquant refuser l'accréditation préalable des journalistes par les préfectures pour couvrir les manifestations. Ça va dans le bon sens ». Dans le même sens en tout cas que l'éditorial du Monde de ce vendredi 20 novembre et de nombreux autres.
Cette histoire d'accréditation préalable figurait dès septembre dans le Schéma national de maintien de l'ordre et dont la proposition de loi est la suite logique. Elle a été remise en lumière par une intervention du ministre de l'intérieur Gérald Darmanin, mercredi 18 novembre, qui justifiait les gardes à vue des journalistes par qu'ils ne l'avaient pas sollicitée comme ils « devaient » le faire. Le lendemain, il rétropédalait, expliquant que les journalistes ne « devaient » plus se faire accréditer, mais « pouvaient » le faire, pour être « protégés ». Une nuance qui s'ajoutait à sa protestation qu'au grand jamais il n'entendait remettre en cause la liberté de la presse, et sa proposition d'amendement mineur de l'article 24. Nuances cosmétiques qui n'ont pas empêché son adoption en première lecture vendredi soir.
Ce flottement sémantique ne doit pas cacher le fait que le texte Sécurité globale, dont le reste est toujours en discussion, est déjà appliqué par la police sur le terrain, et cela depuis plusieurs mois. « Le climat est très inquiétant », souligne Raoul Advocat (SNJ France-TV). « Ce n'est pas la première fois qu'il y a des problèmes avec la liberté de la presse, mais là, on n'a pas de leçons à donner à la Pologne ou la Hongrie. Les entraves, ça suffit ! »
« Une prise conscience des journalistes, mais pas forcément de débats en conférences de rédaction »
Pour l'heure, les atteintes ont tardé à mobiliser vraiment la masse des journalistes des rédactions des grands médias : « Ce n'est pas facile avec la crise sanitaire et le télétravail. Il y a une prise conscience des journalistes, mais pas forcément de débats en conférences de rédaction. Mais ça bouge, mon regard est peut-être biaisé car je suis en contact avec des équipes syndicales très mobilisées. Elles sont toutes mobilisées sur l'article 24, mais globalement, pour les libertés d'expression et des citoyens, ce texte est une infamie. »
Pour le journaliste Didier Fohr, directeur départemental de L'Est républicain en Haute-Saône, la proposition de loi est « absolument incongrue ». Il estime aussi que l'accréditation préalable pour couvrir les manifestations pose problème tant « d'un point de vue pratique – les délais – que déontologique ».
Son confrère Eric Barbier, journaliste à Besançon, délégué syndical SNJ de L'Est républicain et membre du bureau national du premier syndicat de journalistes du pays, reconnaît que sa rédaction a jusque là été épargnée par les obstacles des forces de l'ordre à son travail. Il compte sur la « culture éthique et déontologique » propre au journal pour que ses collègues réagissent si besoin était, même s'il « s'attendai[t] à ce que les journalistes se manifestent davantage ».
Il souligne en tout cas que travailler dans un grand journal n'empêche pas la dégradation des relations avec les administrations depuis quelques années : « il n'y a plus de spontanéité dans les échanges, il faut envoyer un courriel avec nos questions, tout est policé, aseptisé... Ou alors les gens parlent en off... En tout cas, j'espère bien que la proposition de loi sera retoquée... » Et de renvoyer vers la motion du congrès national du SNJ qui vient de se tenir, pour la première fois en visioconférence...
« La déclaration préalable pour couvrir une manifestation porte en germe des risques de dérapages très dangereux »
En attendant, des éditeurs ont emboîté le pas des syndicalistes. Après France-TV et Le Monde notamment, plusieurs dizaines de directions de journaux, dont celle du groupe EBRA (une dizaine de quotidiens régionaux dont L'Est républicain, Le Progrès pour la Franche-Comté) ont annoncé qu'ils refusaient de faire accréditer préalablement leurs journalistes auprès des préfectures pour couvrir des manifestations. Cette mesure est particulièrement impopulaire dans les rédactions, y compris parmi ceux qui n'ont pas encore pris complète connaissance du texte.
Jean-François Hauser, rédacteur en chef de Publi Hebdo qui édite les hebdomadaires La Presse bisontine et la Presse pontissalienne, ne veut pas se prononcer avant de l'avoir « détaillé ». Il comprend cependant que la proposition trouve sa source « dans les comportements violents de certains manifestants. Au-delà des journalistes, il y a toutes images véhiculées par des citoyens qui dégainent leur portable, mais ça dépasse le cadre de la presse... »
Préférant témoigner anonymement, un cadre d'une rédaction d'un quotidien régional analyse la situation dans laquelle est le gouvernement : « Ils ont un vrai problème : l'anonymat sur les réseaux sociaux où l'on peut publier n'importe quoi, mais la réponse n'est pas adaptée au problème car elle vient s'en prendre aux journalistes ayant une déontologie et sachant travailler. » Du coup, « elle vise la liberté de la presse et la liberté d'expression ! La déclaration préalable pour couvrir une manifestation porte en germe des risques de dérapages très dangereux, on va sélectionner les bons et les mauvais journalistes ! Un journaliste a la liberté de circuler dans l'espace public pour faire son métier. »
« Un problème avec la doctrine de maintien de l'ordre »
Venant d'apprendre que la direction du groupe EBRA venait de refuser elle aussi de solliciter l'accréditation préalable de ses journalistes, Jean-Pierre Tenoux, grand-reporter à L'Est républicain et correspondant du Monde, se dit soulagé - « C'est bien la moindre des choses » - et ravi de l'unité de la réponse collective des professionnels de l'information : « C'est parti de Paris, des syndicats, ça a touché toutes les grandes rédactions, des journaux de gauche et de droite, ça me fait plaisir ».
Pour Emma Audrey, titulaire d'une des deux cartes de presse à Radio BIP, cette réaction de la profession arrive bien tard. Cela fait plusieurs mois qu'elle prévient les « médias main-stream » (dominants) que leur tour viendrait après que les journalistes et collaborateurs des petits médias aient été dans le collimateur des forces de l'ordre. « Les faits lui donnent raison, elle a alerté régulièrement », reconnaît Jean-Pierre Tenoux.
Il analyse aussi l'évolution de la situation : « depuis quelques années, il y a un nouveau contexte, le foisonnement des blogs qui interroge le statut des journalistes, avec ces droits et protections, que je ne suis pas près de jeter à la poubelle. Je ne suis pas anti-policier, mais il y a aussi un problème avec la doctrine de maintien de l'ordre qui a dérivé, avec des techniques dangereuses comme le nassage, et des gens faisant n'importe quoi… Tout cela produit un ensemble, un climat… Souvenons nous du secret des affaires… En quatre décennies de métier, je vis la période la plus dégradée pour les entorses à la liberté de la presse. »