« On travaille dans le vide et c’est insupportable : on prépare et on annule… »

Qu'ils soient intermittents du spectacle, permanents ou artistes-auteurs non salariés, danseuses, techniciens ou réalisateurs, musiciennes ou régisseurs, les travailleurs de la culture sont sur les dents. Exemple dans le Jura où le théâtre de Lons-le-Saunier a été occupé et des manifestations organisées. Six d'entre eux, entre 27 et 49 ans, témoignent de la diversité des situations et de leurs espoirs communs.

Ce n'est pas un métier, pas vraiment non plus un statut comme on l'entend souvent, mais un régime d'indemnisation du chômage de salariés de la culture travaillant en discontinu, celui des intermittents du spectacle. S'y côtoient des artistes, des techniciens, mais aussi, plus curieusement des animateurs de radio et de télévision.

Ils étaient 276.000 en France en 2019 dont 120.000 indemnisés. Sans doute plus de 10.000 en Franche-Comté... Mais les intermittents ne sont pas les seuls travailleurs à être concernés par les mesures de restriction d'ouverture des lieux culturels ou de diffusion. Il y a bien sûr les salariés permanents, mais aussi les 270.000 artistes-auteurs, non salariés, qui pâtissent eux aussi de la fermeture des lieux d'exposition ou de la suppression des activités en milieu scolaire, dans les Ehpad ou les prisons, des festivals, voire la baisse des jauges des événements privés comme... les mariages.

Rural, le Jura n'en est pas moins un territoire à la très riche vie culturelle, du théâtre à la musique en passant par les arts plastiques ou graphiques. Le beau théâtre à l'italienne de Lons-le-Saunier a été occupé quelques semaines avant que ses occupants poursuivent ailleurs leur mouvement - « La Jurassienne d'occupation » - sous des formes plus visibles.

Le présent article est la retranscription d'un entretien avec six personnes engagées dans le mouvement, qui s'est tenu vendredi 7 mai au complexe culturel du Boeuf sur le toit à Lons-le-Saunier.

« Je ne peux pas me plaindre »

David Dufour, 49 ans, régisseur général. Intermittent du spectacle depuis 28 ans :

« Je ne peux pas me plaindre, je touche autour de 1600 euros par mois ces temps-ci. C'est difficile de faire davantage, ils ont bien calculé le truc. Quand on ne travaille pas, qu'on est sans cachet, on n'a que les revenus assedic. Le nombre d'heures et le revenu d'activité déterminent le salaire journalier de référence. »

Aurélien Benoist, 42 ans, artiste, spécialiste des techniques de l'estampe (gravure, typo...). Responsable pour la Franche-Comté du Collectif des auteurs professionnels.

Artiste auteur, non salarié, cotisant à l'Ursaaf et à la Maison des artistes : « le seul métier rapportant plus mort que vivant »

Statut : « J'ai débuté en 2007. J'ai d'abord été inscrit au RSI et depuis 7 ans à l'Ursaaf (ndr : qui a repris le RSI, supprimé) en raison d'une mauvaise connaissance des agents de l'Ursaaf. J'aurais dû cotiser à l'Agessa. J'ai dit pendant 7 ans que je n'avais rien à faire au RSI, mais ils n'ont rien voulu savoir jusqu'à l'intervention de la Maison des artistes. »

Ce que change l'état d'urgence sanitaire : « J'ai fait quatre semaines d'exposition en un an, au lieu de six mois habituellement. Je me paie avec les expos et la vente de mon travail. Les ventes aux médiathèques et aux collectionneurs ont beaucoup chuté. J'avais monté la Galerie 36 à Dole, une galerie associative, sur laquelle je me suis concentré et mes revenus ont baissé. J'ai été au fonds de solidarité en 2020, ce qui m'a permis de mieux vivre qu'en 2019. En ce moment, je touche 400 à 500 euros du fonds de solidarité... »
Et avant la galerie ? « J'étais bien vu, je vendais souvent, je m'en sortais bien... »
Vous touchiez le SMIC ? « Moins ! »

« Je passe mes journées à gérer les annulations »

Lore Raymond, 39 ans, en CDI au théâtre de Lons-le-Saunier où elle s'occupe de la billetterie et de l'accueil des artistes depuis 15 ans. Gagne un peu plus de 1400 euros par mois pour un plein temps. Déléguée du personnel et représentante syndicale SYNPTAC-CGT.

L'impact de la pandémie : « Je fais partie des quelques uns qui n'ont pas perdu de salaire. Je passe mes journées à gérer les annulations : on met par terre ce qu'on a construit... »

Rôle syndical : « J'informe les salariés et les intermittents... Il faut aussi faire attention aux mesures sanitaires pour que tout le monde se sente bien, et gérer le télétravail... »

Quentin Gilet, 27 ans, technicien son « pour tous ceux qui veulent bien embaucher ».

« Je suis dans le milieu depuis que j'ai 15 ans, intermittent depuis le 26 novembre 2018. Depuis mars 2020, j'ai fait une date... Je fais souvent des remplacements d'autres techniciens pris ailleurs. Je suis toujours sur la brèche, je fais des festivals l'été... J'ai travaillé dans un théâtre privé pendant trois ans à Paris. Un jour, ils ont baissé les salaires, j'ai dit non, ils ne m'ont pas rappelé... »

David Dufour : « Dès qu'on l'ouvre, c'est fini. Un jour, mon salaire est passé de 18 € de l'heure à 12 € ! »

Quentin Gilet : « En mai 2020, j'ai quitté Paris pour retourner vivre chez mes parents ! A Paris, je gagnais entre 1500 et 2300 euros les meilleurs mois, avec un loyer à 850 euros... Là, je touche autour de 1500-1600 euros de Pole emploi, mais au 1er septembre je serai au RSA s'il ne se passe rien... Comme jeune, c'est compliqué de se faire une place dans ce métier où il y a beaucoup de discrimination liée à l'âge. C'est plus compliqué pour les arrivants que pour les installés... »

David Dufour : « Quoi qu'il arrive, ça marche beaucoup au copinage. Les contrats se jettent très facilement. »

« Les événements sont reportés, une fois, deux fois, trois fois, puis annulés… »

Thierry Valino, 49 ans, réalisateur de films documentaires, institutionnels ou promotionnels, intervenant en milieu scolaire pour aide à l'écriture. Au régime intermittent du spectacle depuis le début en 1996.

« Depuis 1996, ma plus grosse allocation a été de 1500 euros, la pire de 800 euros. Habituellement, en salaire + allocation, je gagne 2000 à 2200 euros. J'ai travaillé dans l'audiovisuel, comme monteur à France3 Lyon, c'était la chaîne... »

Et depuis mars 2020 ? « J'ai bossé comme monteur, mais pas fait de tournage : c'est mort. Il n'y a plus rien en milieu fermé comme les prisons ou les Ehpad... Je fais plutôt du documentaire de création, du reportage. Le plus compliqué, c'est d'investir des lieux, d'écrire des projets, les monter... alors qu'ils ne sont pas diffusés... Les lieux de diffusion, cinémas, médiathèques, sont fermés, n'accueillent personne pour voir des films qui sont souvent supports de débats. Les événements sont reportés, une fois, deux fois, trois fois, puis annulés... »

David Dufour : « C'est pareil pour le théâtre... »

Thierry Valino : « On observe un délitement. On téléphone à nos contacts pour demander : ''c'en est où ? ''. Souvent, on laisse tomber sur l'instant, on se dit qu'on verra plus tard, puis on se dit qu'on va faire autre chose... »

Quentin Gilet : « Les employeurs en profitent pour payer au lance-pierre : ''on ne va pas vous payer, vous n'avez pas bossé depuis un an...'' »

Thierry Valino : « Ça flingue la vie économique et sociale, le moral... »

David Dufour : « On travaille dans le vide et c'est insupportable : on prépare, on annule... »

Thierry Valino : « Un exemple. Je travaille sur un spectacle vivant incluant de la vidéo. Vingt dates étaient programmées depuis mars 2020. Dix ont été annulées à l'étranger, il en restait vingt en France. Elles ont été maintenues, puis reportées en juillet, puis annulées en janvier... »

Quentin Gilet : « Avec toutes ces dates reportées, on aurait dû avoir du chômage partiel, mais comme c'était reporté, on ne le touchait pas... »

David Dufour : « Les Scènes nationales auraient pu jouer le jeu et dire : on répartit les heures prévues et on fait du chômage partiel sur cette base... »

Lore Raymond : « Selon les statistiques nationales, très peu l'ont fait. »

Aurélien Benoist : « Le chômage partiel a été maintenu au Moulin de Brainans dont je suis administrateur. Mais les graphistes auteurs ne l'ont pas eu... »

Lore Raymond : « Parce qu'ils ne sont pas salariés ! »

« Depuis mars 2020, j'ai joué trois fois dont deux financées par ma compagnie »

Dominique Petetin, 49 ans, intermittente du spectacle depuis 11 ans, danseuse, chorégraphe, créatrice de spectacles participatifs, interventions en milieu scolaire...

Et avant ces onze années ? « J'ai eu deux vies : designer de bijoux pendant 13 ans, puis massage et soins énergétiques... Je me suis cherchée... J'ai fait des ateliers danse et le spectacle a pris le dessus. J'ai toujours eu des revenus minimes : autour de 1300 euros d'allocations quand je ne travaillais pas, et 1500 euros quand tout allait bien... Depuis mars 2020, j'ai joué trois fois dont deux financées par la compagnie Art'Monie. Toutes les interventions en milieu scolaire sont tombées à l'eau. La compagnie a déclaré le chômage partiel quand les dates ont été annulées : on savait que c'était des faux reports... »

Qu'apporte le chômage partiel ? « 70% du salaire prévu pour 5 heures validées d'intermittence. Il n'y a pas eu de grosses pertes de salaire, mais ça a peu d'intérêt à long terme car ça précarise beaucoup et n'ouvre pas beaucoup aux droits collectifs... »

Lore Raymond : « Par exemple, les cotisations sociales ne rentrent plus dans les organismes de formation... »

« On s'est dit que si on ne bougeait pas pour défendre notre secteur, on allait y passer »

Factuel : N'est-ce pas difficile d'amalgamer toutes ces différences pour construire un mouvement ?

Quentin Gilet : « On est tous dans la création et on connaît nos régimes... »

Thierry Valino : « On vit une réalité commune : on en prend plein la gueule ! Les allocations de chômage sont le pilier du mode de fonctionnement du secteur. C'est la problématique de l'emploi discontinu. »

Quentin Gilet : « La précarité joue un rôle, d'où la coordination des intermittents et précaires... »

Lore Raymond : « On est face à un mur. On a lancé le mouvement des occupations parce qu'on s'est dit que si on ne bouge pas pour défendre notre secteur, on va y passer. »

Quentin Gilet : « Depuis que Sarkozy a dit que ça ne servait à rien de se bouger... La culture, c'est 8% du PIB, plus que l'automobile qui est à 3% et qu'on aide davantage... »

Thierry Valino : « Dans ces 8%, tout n'est pas forcément de la culture... Il ne faut pas confondre créateurs et vendeurs... »

Quentin Gilet : « On donne quand même 4 milliards à Renault qui licencie 3000 personnes, et on nous crache à la gueule. »

Lore Raymond : « On est considéré comme non essentiels et non productifs, on l'a bien compris. Que beaucoup d'aides soient versées aux entreprises, on peut l'entendre, mais pas qu'il n'y ait rien ou si peu pour les salariés... »

Dominique Petetin : « La compagnie Art'Monie a fait en 2020 le même chiffre d'affaires qu'en 2019 alors qu'elle n'a rien produit ! »

Aurélien Benoist : « Les Scènes du Jura et le Moulin de Brainans gagnent de l'argent à ne rien faire car ils sont subventionnés. Ça coûte de créer. »

Quentin Gilet : « Les subventions amortissent les coûts de création. »

Lore Raymond : « Elles permettent de rendre accessible la culture. »

« On est vus comme des saltimbanques qui sont en vacances six mois par an… »

Factuel : Comment sentez-vous que votre mouvement est perçu ?

Lore Raymond : « On sent la solidarité. »

Quentin Gilet : « On est vus comme des privilégiés car on touche le chômage, on passe pour des oisifs, des saltimbanques qui sont en vacances six mois par an... »

Dominique Petetin : « On fait ce qu'il nous plait... »

Aurélien Benoist : « Du loisir créatif (rires)... Je ne vois pas ça comme ça. On souffre d'une image romantique des années 60 ou 70 qui fait qu'on ne nous voit pas comme des travailleurs. Alors qu'on doit être payé comme quand on expose, je vous mets au défi de trouver une commune qui paie. C'est surtout par méconnaissance du statut. On est vu comme des gens qui font un travail qui n'est pas un travail. »

Lore Raymond : « On est des professionnels, on doit être payés pour notre travail. »

Thierry Valino : « Quand j'interviens devant des lycéens en option cinéma, leur première question c'est ''combien gagnez-vous ?'' Ils se posent des questions sur le métier, mais après les études leurs stages ne sont pas rémunérés... »

Lore Raymond : « Nous avons des horaires contraignants. »

Quentin Gilet : « Il n'y a pas de limite. Il m'est arrivé de démarrer un jour à 6 heures et de finir le lendemain à 22 heures. »

Lore Raymond : « Les intermittents ne sont pas en mesure de refuser une proposition. »

Thierry Valino : « Si on est malade le troisième jour d'un tournage, on s'entend dire : ''tu restes ou tu nous mets dans la merde...'' Et après, c'est mort car on a montré une défaillance. »

Lore Raymond : « On a droit à un arrêt-maladie si on a travaillé un minimum de 108 heures sur les trois derniers mois, et il y a un délai de carence d'une semaine... »

Dominique Petetin : « Il n'y a plus de revenu pour les femmes enceintes ou venant d'accoucher, ou en arrêt-maladie ou sortant de formation... »

« Il y a une méconnaissance de nos métiers, mais aussi de comment se passent les processus de création »

Factuel : Où en est la perspective de prorogation de l'année blanche qui permettrait de reconduire le filet de protection sociale ?

Lore Raymond : « On attend la décision du ministre... »

Aurélien Benoist : « Pour les artistes-auteurs, le rapport Gauron ne débouche sur rien. »

Thierry Valino : « Les rapports sont faits pour justifier une consultation ! L'objectif du patronat depuis 1998, c'est de dézinguer les annexes (ndr : à la convention Unedic, notamment celles instituant le régime des intermittents). »

Lore Raymond : « L'actuelle réforme de l'assurance chômage va faire chuter les droits des chômeurs. Avec la renégociation des annexes, les intermittents seront sans doute touchés aussi. »

Thierry Valino : « Ils craignent quand même l'annulation du festival d'Avignon qui met tout en branle : hôtellerie, tourisme, restauration, locations de voitures... Il y a une méconnaissance de nos métiers, mais aussi de comment se passent les processus de création. »

Quentin Gilet : « A chaque fois que le gouvernement a plié sur les intermittents, c'est sur le risque d'annulation d'Avignon... »

Factuel : Comment voyez-vous la suite ?

Quentin Gilet : « Il faudra durcir le mouvement à la réouverture du 19 mai. »

Dominique Petetin : « De plus en plus d'occupants se font virer des lieux qu'ils occupent... A Lons, la direction nous a demandé de partir. On n'était pas assez fort pour rester. On s'est demandé s'il fallait mettre notre énergie dans l'occupation ou dans des actions. »

Lore Raymond : « Les lieux occupés vont tous être dans ce cas. »

Aurélien Benoist : « Les directions des lieux occupés ont utilisé le mouvement pour faire pression sur le gouvernement. Ils ont promis le feu si les théâtres ne rouvraient pas parallèlement aux musées. »

Lore Raymond : « Il y a eu une union des syndicats d'entreprises (de spectacle) et de salariés pour pousser à la réouverture des théâtres. »

Quentin Gilet : « On défend l'idée qu'il n'y ait pas de réouverture sans droits sociaux. »

Aurélien Benoist : « Nous craignons que le gouvernement argumente de la réouverture des musées pour supprimer le fonds de solidarité des artistes-auteurs. »

La réforme de l'assurance chômage, point commun à tous les secteurs

Factuel : Une convergence des luttes est-elle possible, par exemple avec les salariés de l'industrie qui se battent aussi pour leurs emplois, comme à la fonderie MBF Saint-Claude ?

Lore Raymond : « Nous leur avons envoyé un message de soutien. Notre première revendication concerne la réforme de l'assurance-chômage qui touche tous les secteurs... »

Quentin Gilet : « … sauf l'intermittence... Il y a une volonté de convergence à l'ensemble des précaires, mais comment la mettre en œuvre, c'est une question ! »

Lore Raymond : « Pour la convergence des idées, on est d'accord. Pour l'organisation, c'est plus dur... Mais l'air de rien, on a énormément échangé, on était beaucoup à ne pas se connaître... »

Quentin Gilet : « J'ai même trouvé un boulot grâce au mouvement avec la compagnie des 24 Carats (cirque, théâtre, musique)... Il y avait aussi dans le mouvement, beaucoup de gens inscrits dans des pratiques amateur. »

Lore Raymond : « On sent l'envie de culture. »

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