Nicolas Bourgoin : le « retour en arrière » sécuritaire

Enseignant à l'université de Franche-Comté, le démographe Nicolas Bourgoin publie « La Révolution sécuritaire (1976-2012) », livre dans lequel il explique comment la droite, depuis plus de 35 ans, et la gauche depuis 2001, ont choisi l'option « punitive » du code pénal de 1810...

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Le démographe Nicolas Bourgoin enseigne en sociologie à l'Université de Franche-Comté depuis 1993. Il vient de publier La Révolution sécuritaire (1976-2012) Champ social éditions, 210 pages, 19 euros. Il est l'auteur de deux autres livres, Les Chiffres du crime, statistiques criminelles et contrôle social L'Harmattan, 2008 ainsi que Le Suicide en prison L'Harmattan, 1994 qui fut le sujet de sa thèse de doctorat, soutenue à l'École des Hautes Études en Sciences sociales.

Quelle était justement la thèse du Suicide en prison ?
Que c'est un choix rationnel ! J'étais parti du modèle de l'économie classique de la maximisation des intérêts. Même quand on se suicide, on continue d'être rationnel. Je n'écrirais plus ça aujourd'hui ! C'est en tout cas ce qui avait plu, le côté provocateur...

Mieux vaut être mort qu'enfermé ?
C'est l'acte de se soustraire à l'emprise de l'institution, une forme d'évasion d'un environnement qui nie la liberté individuelle.

Vous aviez travaillé sur des interviews de suicidés qui s'étaient ratés ?
Non. J'ai travaillé sur quelque 200 lettres sur 661 suicidés entre 1982 et 1992. Laisser une lettre donne, ou non, un sens, au suicide qui doit faire effet sur l'entourage. C'est une forme de revanche : c'est de ce point de vue que ça devient rationnel.

Comment passer du suicide à la révolution sécuritaire ?
C'est un autre objet. La passerelle, c'est le crime. Jean-Michel Bessette m'avait proposé de prolonger son travail sur le crime. Il avait travaillé sur les années 1963 à 1973, il m'a proposé de faire l'avant et l'après. Je me suis vite aperçu que c'est la réponse pénale qui définit le crime, que l'Etat est le plus important.

Pourquoi révolution ?
Une révolution est un mouvement circulaire qui fait revenir au point de départ. Le sécuritaire fait revenir aux sources du code pénal de 1810 qui était une refonte du premier code pénal révolutionnaire de 1791. L'objectif du code 1810 était la défense des institutions, de la propriété privée et de l'Etat contre le zèle et la poussée révolutionnaires qui continuaient.

Qu'est-ce qui était emblématique de ce code 1810 ?
Le vol est un crime. Le vol commis par des domestiques, sur les chemins publics ou dans une église, était passible de la cour d'assises et de la peine de mort. Il y a eu des exécutions de domestiques. Le vol sur les chemins était une entrave à la circulation des biens. C'était une atteinte à la société bourgeoise dont la propriété est la valeur suprême.

On y retourne ?
Oui, c'est un retour à l'esprit. On le voit dans le traitement de la délinquance juvénile, on revient un peu à ce qu'on faisait avant la réforme de 1945 sur la justice des mineurs, surtout sous Sarkozy. On revient à des choses qu'on avait dépassées.

Lesquelles ?
Le même traitement pour la délinquance des mineurs et celle des majeurs. En 1945, on a atténué les peines quand elles étaient le fait d'un mineur, on a eu davantage d'alternatives à l'incarcération car les mineurs étaient considérés comme des êtres en devenir, encore malléables, pouvant être remis dans le droit chemin avec des mesures éducatives.

On n'y croit plus ?
On y croit moins, notamment dans les discours. Après, il y a les appréciations des parquets, des juges. Le discours de Sarkozy sur les mineurs est à l'opposé de 1945 : les délinquants sont dangereux, il faut les dissuader avec des peines sévères, rapides et certaines. Comme en 1810 où la peine devait effrayer, faire peur.

Vous faites démarrer la révolution sécuritaire en 1976 ? Avec le ministre de la justice Alain Peyrefitte ? 
Il portait la loi Sécurité et liberté qui introduisait des peines minimales, quelques droits pour la police en matière de contrôle d'identité, mais ce n'était pas bien méchant et c'est passé en février 1981, juste avant le tournant de la victoire de François Mitterrand.

Était-ce un dispositif de campagne électorale ?
Oui. A l'époque, il y a le débat sur la peine de mort, l'opinion est réactionnaire, on est dans une phase préalable à la révolution sécuritaire : on cherche à faire exister le sentiment d'insécurité avec une première enquête d'opinion, en 1977. Il y en aura ensuite une tous les ans jusqu'en 2004.

Cette révolution sécuritaire est-elle menée par la droite ou la gauche ?
Les deux, mais d'abord la droite. Avant la loi Sécurité et liberté, il y a la loi Bonnet sur l'immigration de 1979-80. La gauche revient au modèle de l'après-guerre avec l'humanisation des prisons, les travaux d'intérêt général, l'abolition de la peine de mort et de la loi anti-casseurs. Puis la droite revient en 1986 et ce sont les premières lois Pasqua. Quand Mitterrand se représente en 1988, dans la « lettre aux Français », il ne dit rien sur le sécuritaire, il y a toujours de fortes oppositions entre droite et gauche. La droite revient entre 1993 et 1997, on retourne au sécuritaire avec les lois Pasqua-Debré, la criminalisation de l'immigration sauvage avec l'idée de lier délinquance et immigration.

Sont-elles liées ?
On ne peut pas le savoir, il n'y a pas de sources. On n'a que le constat de l'activité de la police. On a aussi les délits pour lesquels la comparaison entre Français et étrangers est impossible quand ils sont liés à l'immigration... Vient le débat sur la vidéo-surveillance en 1995, année où le programme du PS a un volet sécuritaire parce qu'il considère qu'il a perdu les élections de 1993 sur une attitude laxiste avec la délinquance. Le colloque de Villepinte est le tournant sécuritaire où la gauche annonce la tolérance zéro, il y a aussi le rapport Dray sur la délinquance des mineurs. Ça conduit à l'effacement des clivages partisans et la mise en place d'une politique sécuritaire de gauche qui se distingue par des efforts d'accompagnement social et de la prévention. Jospin le dit bien : la délinquance se nourrit de l'échec social, il faut donc agir sur les causes, mais comme les effets ne sont pas immédiats, il faut aussi une réponse immédiate. Il durcit les réponses pénales pour mineurs avec la circulaire Chevènement, les instructions de fermeté aux procureurs. La loi anti-terroriste de 2001 ne passe pas au printemps, mais sans problème à l'automne. A partir de 2001, on s'en rend compte avec la courbe de la détention, on entre dans l'inflation carcérale.

Que fait Nicolas Sarkozy, ministre puis président de la République ?
De 2002 à 2012, on est dans une hystérie folle : 61 lois sont votées, une tous les deux mois, des lois doublons. C'est pour rassurer l'opinion. On est dans un schéma de guerre, le mot n'est pas innocent,  souvent employé par Sarkozy. On considère le délinquant comme un ennemi à combattre, neutraliser, on est dans le schéma de Guentanamo. On ne se préoccupe plus de les réinsérer ou de leur attribuer une peine. On est dans le droit de la guerre : ne plus prévenir, seulement sanctionner.

La boucle est quand même loin d'être bouclée pour revenir à 1810 !
On ne peut pas revenir complètement en arrière, la société n'est plus la même, le droit est différent, mais on fait du neuf avec du vieux. Par exemple, la loi sur la rétention de sûreté de Dati en 2008 est inspirée d'une loi allemande de 1933, c'est quasiment un copié-collé.

Les critiques qui évoquaient la collaboration avec les nazis étaient donc justifiées ?
Oui. On ne fait pas comme avant, mais on prend le chemin inverse au mouvement de l'après-guerre, on revient à l'esprit punitif.

Que cela dit-il de l'état de notre société ?
Qu'elle s'atomise, que les solidarités s'affaiblissent, que la protection sociale s'affaiblit, que l'individu est est de plus en plus livré à lui-même et aux forces du marché. Le rôle de l'Etat est alors de combattre les effets des désordres de l'économie de marché. Sa tactique est de réaffirmer son autorité, non avec de la protection sociale, mais avec le punitif. Je fais le parallèle avec l'idée que l'Etat a recours au fascisme quand les contradictions ou les désordres deviennent ingérables par des moyens traditionnels. Quand la crise est aiguë et que les réponses manquent, que l'Etat est impuissant, il est tenté de les résoudre par la force avec une politique autoritaire. On le voit en Grèce avec les groupes paramilitaires d'Aube dorée, en fait des néo-nazis... La différence, c'est que le fascisme répondait à la montée du bolchévisme qu'on n'a plus. La gauche n'a plus de grain à moudre à redistribuer, coincée par la finance et l'Europe. Au lieu de faire du social, elle fait du sociétal...

C'est une critique de droite ?
Oui, elle est juste. La gauche ferait mieux de faire du social et de redistribuer du pouvoir d'achat !

Ça, c'est une critique de gauche !
Oui... On est dans une phase de stabilisation de la révolution sécuritaire, c'est Thermidor...

Vient une dégradation ?
Je ne sais pas... Il faut voir le nombre de détenus au 1er juillet 2012, on a atteint le record absolu !

On est passé en 35 ans de moins de 40.000 détenus à près de 70.000...
Oui, mais on ne prend pas en compte les aménagements de peine ou la surveillance électronique.

On reste loin des taux d'incarcération des États-Unis d'Amérique...
On est à dix fois moins. La société américaine génère de la violence, le taux d'homicides y est très élevé. Dans les pays où il y a peu d'Etat social, comme la Colombie, la Bolivie, le Brésil ou les USA, la violence se nourrit de la pauvreté, des écarts de richesse. Il y a 2,3 millions de personnes incarcérées aux États-Unis, c'est plus que la Russie, 1% de la population adulte, c'est énorme, nous sommes à 1‰...  Les États-Unis incarcèrent beaucoup parce que c'est rentable, mais ça dépend aussi des Etats. En Californie, par exemple, à trois délits, on prend 20 ans !

Est-ce dissuasif ?
Ça ne marche pas très bien, beaucoup se font prendre. Il y a l'idée qu'on doit être sévère au premier délit car on passerait ensuite à des délits plus graves...

Ce n'est pas une idée juste ?
Non. Le taux de délinquance augmente entre 15 et 21 ans où il est au maximum, puis il diminue. Certes, des individus s'installent dans la délinquance, mais en général, on observe un passage à la délinquance quand on est dans une période flottante dans la vie. Après, on en sort le plus souvent.

Que disent les partis politiques, notamment à gauche ?
La politique du PS a banalisé le sécuritaire, lui a donné une légitimité qui transcende les clivages. Aujourd'hui, le Front de gauche a les positions du PS des années 1970...

On a justement traité ces positions d'archaïques, de naïves...
Comme c'est un retour en arrière, ceux qui ne veulent pas revenir en arrière apparaissent comme des conservateurs ! On retourne à des schémas qu'on avait dépassés avec l'Etat providence et Keynes : le plein emploi nécessite de la main d'oeuvre, donc des gens qui ne soient pas en prison ! Comme il y a du chômage, il y a trop de gens sur le marché du travail, la prison devient une sorte d'endroit où l'on entrepose les surnuméraires du marché.

Beaucoup de détenus le sont pour des affaires de stupéfiants qui relèvent d'un marché relevant presque de la concurrence parfaite chère aux libéraux, non ?
C'est un marché parallèle...

Le travail des sociologues ou des démographes peut-il éclairer les débats politiques ?
Ça dépend lesquels... Je pense que mon travail ne sera pas pris en compte. Laurent Mucchielli dit qu'il n'y a pas d'augmentation de la violence en s'appuyant sur de nombreuses sources dont les statistiques de la police : ce n'est pas pris en compte par les politiques qui disent que la violence augmente.

Est-ce à dire que le travail de l'Observatoire de la délinquance n'est pas sérieux ?
Non, ses chiffres sont mieux que ceux de la police car il y a un contrôle technique. En 2011, l'ONDRP constatait, mais sans le dire, qu'il n'y avait pas d'augmentation de la violence.

Les problèmes seraient alors dans le champ médiatique ?
Oui. Les médias fonctionnent à ça : il faut que ça se passe mal, c'est leur fond de commerce... Les médias sont producteurs du sentiment d'insécurité. La courbe du nombre d'articles du Monde traitant de la violence est la même que celle du sentiment d'insécurité, selon une enquête d'Agoramétrie...

Les articles parlent peut-être des faits...
Ce n'est pas mon hypothèse. 

 

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