L’urgence sociale devant les prud’hommes de Lons-le-Saunier

L'une n'envisage pas de rester sans travail. Seule avec de grands enfants, l'autre ne sait « pas comment faire » et se dit « en insécurité psychologique ». Ces deux travailleuses sociales dont le contrat et le salaire ont été suspendus parce qu'elles ne sont pas vaccinées, espèrent que la juridiction les réintégrera le 2 novembre, comme l'ont déjà fait dans une autre affaire les prud'hommes de Saint-Brieuc, en attendant les nombreux mois nécessaires à l'examen d'une question prioritaire de constitutionnalité décidée par les prud'hommes de Troyes le 4 octobre. D'autres audiences sont annoncées à Besançon et Vesoul.

Me Stucklé dans la cour du tribunal : Si on me dit que je suis dans l'ancien monde et que depuis la loi du 5 août on peut sanctionner sans procédure, je peux jeter ma robe d'avocat... »

Une quarantaine de personnes sont dans la cour du tribunal des prud'hommes de Lons-le-Saunier ce jeudi 21 octobre. Elles sont venues soutenir le moral de Brigitte et Isabelle, deux travailleuses du secteur médico-social suspendues par leur employeur, l'APEI, pour ne pas avoir satisfait à l'obligation vaccinale. Parmi ces soutiens, des soignants de l'hôpital dont certains ont également été suspendus, décision contestée en référé devant le tribunal administratif qui les a déboutés, ce qui a conduit cinq d'entre eux à faire appel devant le Conseil d'Etat.

Salariées du secteur privé, Brigitte et Isabelle n'ont pas saisi le tribunal administratif mais le conseil des prud'hommes, en référé donc, pour que celui-ci examine l'urgence. Il examinera aussi le fond fin novembre. Et vendredi 29 octobre, c'est au tour des prud'hommes de Besançon d'examiner une affaire similaire, avant ceux de Vesoul le mois prochain.

Comme les hospitaliers, les deux travailleuses sociales jurassiennes ont pris comme avocat Me Fabien Stucklé, du barreau de Besançon. Sa plaidoirie ressemble par certains aspects à celle qu'il avait prononcée devant le juge administratif. Il souligne ainsi la double urgence sociale que constituent l'arrêt du versement des salaires et les problèmes de fonctionnement des services qui se retrouvent sans des personnes « dévouées, expérimentées et dont on n'a pas de raison de douter des compétences ».

« Comme s'il n'y avait plus aucun texte du monde d'avant... »

Il critique aussi l'absence de garanties procédurales pour les salariés suspendus dans la loi du 5 août dernier « comme s'il n'y avait plus aucun texte du monde d'avant ». Et de considérer au contraire « que les règles s'appliquant avant continuent de s'appliquer » tout en soulignant un « problème d'articulation entre dispositifs légaux » contradictoires.

Il revient sur un point qui n'avait pas convaincu le juge administratif mais qui lui paraît évident : le décret d'application définissant le schéma vaccinal n'a été pris que le 22 septembre, ce qui devrait rendre caduque toute suspension antérieure. Or, Brigitte et Isabelle l'ont été le 15... Il invoque l'article L-1331-2 du code du Travail qui interdit les sanctions pécuniaires et va jusqu'à préciser que « toute disposition ou stipulation contraire est réputée non écrite ». Et d'ironiser : « Si on me dit que je suis dans l'ancien monde et que depuis le 5 août et le 15 septembre on peut sanctionner, je peux jeter ma robe d'avocat... »

Il défend l'application du code du Travail sur les procédures disciplinaires (convocation formelle, débat contradictoire, délai avant la décision...) que la loi du 5 août a balayé d'un trait de plume en permettant une suspension unilatérale et immédiate, « le tout sans savoir jusqu'à quand, la loi ne répondant pas sur ce point ».

L'importance de la QPC

Il sort enfin un argument de droit qui semble devoir faire réfléchir tout juriste attaché aux garanties fondamentales : « le Conseil constitutionnel n'a pas validé l'ensemble des dispositions de la loi du 5 août, notamment les articles 12 et suivants sur l'obligation vaccinale ». C'est d'ailleurs cette absence de validation qui a conduit le conseil des prud'hommes de Troyes, le 4 octobre, à déclencher une procédure de vérification de la constitutionnalité de ces points précis par le biais d'une QPC, une question prioritaire de constitutionnalité. Comme cette procédure peut prendre plusieurs mois, comprenant notamment une étape devant la Cour de cassation avant une éventuelle transmission au Conseil constitutionnel, les juges prudhommaux de Troyes ont décidé qu'il y avait bel et bien urgence à réintégrer les salariés qui l'ont saisi, en attendant la décision, afin qu'ils puissent toucher leur salaire. Le 12 octobre, les prud'hommes de Saint-Brieux leur ont emboité le pas. C'est ce que Fabien Stucklé a demandé aux prud'hommes de Lons-le-Saunier de décider à leur tour.

Avocate de l'APEI, Me Charlotte Brachet, du barreau de Lyon, a pour sa part considéré que s'il y avait bien urgence, il n'y a « pas de trouble manifestement illicite » et que « la suspension est une mesure conservatoire qui peut être levée à tout moment »... sous-entendu avec la satisfaction de l'obligation vaccinale.

« Que doit faire l'employeur ? Ne pas suspendre et se prendre des amendes ? »

Passant sous silence l'argument de son confrère qui invoquait un décret d'application tardif venant le 22 septembre, elle s'est contentée des décrets du 7 août qu'elle assure « très clairs », d'autant que le Conseil d'Etat en a validé l'application le 30 août. Elle s'est aussi interrogée : « Que doit faire l'employeur ? Ne pas suspendre et se prendre des amendes ? » S'appuyant sur les différentes décisions de tribunaux administratifs refusant de suspendre les suspensions, elle a souligné : « Je ne sais pas si la loi est équitable, mais elle est présente et il faut l'appliquer. »

Le président du tribunal, Jean-Michel Fieux, un salarié désigné par la CGT, a ensuite interrogé les deux salariées suspendues en leur demandant quel était l'impact de la suspension sur leur vie. « Je suis dans une situation à laquelle je ne m'étais pas préparée, j'ai travaillé depuis le confinement jusqu'au 14 septembre, je n'ai pas anticipé la situation financièrement », a expliqué Isabelle qui a « engagé des frais pour améliorer [son] travail » et a « comme tout le monde un loyer et des frais : je suis sans salaire avec des impôts à payer... J'ai fait les vendanges, la cueillette des noisettes... Je cherche du travail, je ne peux pas rester sans travail... »

«  C'est bien une situation d'urgence », commente le juge avant d'interroger Brigitte sur sa situation. Elle répond : « Je vis seule avec des grands enfants. Sans salaire, j'ai des problèmes de charges à payer, je ne sais pas comment faire... J'ai une autre petite activité qui est loin de m'apporter un salaire. Je suis dans une situation vraiment dure. Je cherche des solutions, vendanges, noisettes, mais demain ? Je suis en insécurité psychologique. J'ai été malade deux mois, et voilà une seconde pénalisation... »

La décision a été mise en délibéré au 2 novembre.

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