Les valeurs de gauche au service de politiques discriminatoires !

C'est la thèse de La République contre les libertés, livre de Nicolas Bourgoin, enseignant-chercheur en sciences sociales à Besançon. Paru il y a un an et écrit avant les attentats de janvier, l'ouvrage analyse le changement de discours opéré en 1997 qui a mis selon lui les socialistes dans les pas de la droite faute de résultats économiques et sociaux. L'auteur se défend par ailleurs d'une accusation de collusion avec l'extrême-droite.

Nicolas Bourgoin, auteur de La République contre les libertés, dans son bureau de l'université : « C'est un trait caractéristique des législations anti-terroristes de toujours venir après coup ». Ph D.B.

« Politique du bouc émissaire », « ethnicisation de la question sociale », « fabrication de toutes pièces d'un problème musulman »... Paru il y a un an, le dernier livre de Nicolas Bourgoin, La République contre les libertés, est sévère pour les gouvernements de gauche. Son sous-titre est on ne peut plus évocateur : « le virage autoritaire de la gauche libérale (1995-2014) ». Il en situe le début au colloque de Villepinte de 1997, en rupture selon lui avec la promotion des libertés de la politique de François Mitterrand au début des années 1980. Largement défaits aux législatives de 1993, les socialistes avaient notamment considéré qu'une des raisons de leur échec se situait sur le terrain sécuritaire dont ils se sont saisi.

Enseignant-chercheur en sciences sociales à Besançon, Nicolas Bourgoin avait analysé dans un précédent livre, La Révolution sécuritaire, le retour à partir de 1976, d'une conception prioritairement répressive de la justice, rompant avec l'orientation éducative instituée en 1945. Menée par la droite, cette orientation avait été stoppée par la gauche mitterrandienne et le ministère Badinter. Mais depuis Villepinte, le chercheur estime que la victoire des « républicains » au sein du PS a changé la donne, débouchant sur des postures et décisions, par exemple à l'occasion du conflit politico-judiciaire avec Dieudonné ou de la lutte anti-terroriste, en contradiction avec l'histoire et les valeurs de la gauche dont il considère que « les chevaux de bataille sont mobilisées au service de politiques discriminatoires ou punitives ».

Les lois anti-terroristes
ont toutes été votées
après un attentat

Pour Nicolas Bourgoin, « le tournant économiquement libéral et socialement sécuritaire de la gauche » est parallèle à son impuissance à agir sur l'économie et le chômage qu'elle masque avec des « croisades morales » et une « politique liberticide », véritable « inversion de la philosophie pénale de la gauche fondée sur le primat de la liberté sur la sécurité ». Certes, il note qu'il existe encore des différences d'approche entre droite et gauche, mais elles ne sont plus centrales. Et l'actuel gouvernement n'est pas en reste et agit à l'image de son prédécesseur : « quinze lois anti-terroristes ont été votées après un attentat ».

Nicolas Bourgoin a par ailleurs été accusé par des « anti-fa » d'être récupéré par l'extrême-droite, voire d'y être tombé, après un entretien accordé imprudemment au site Égalité et Réconciliation.

Nicolas Bourgoin, votre livre est sorti le 15 janvier 2015, écrit avant les attentats, parle de terrorisme et il est là...

Oui. Les quinze lois anti-terroristes ont toutes été votées après des attentats. L'attentat ouvre une fenêtre d'opportunité pour resserrer la vis, donner plus de pouvoir à la police. C'est un trait caractéristique des législations anti-terroristes de toujours venir après coup : on s'en sert pour en remettre une couche.

S'agit-il d'une stratégie du choc pour reprendre le titre d'un livre de Naomi Klein ?

Elle parle aussi de catastrophes naturelles, de crises économiques... Le pouvoir s'en sert pour reformater les choses à son avantage. Il se sert de la sidération provoquée par les événements.

Oui, mais dans ce cas, comment le pouvoir peut-il être en même temps, comme vous l'écrivez, dans la « panique morale » ?

L'attentat sert la panique morale qui est ciblée sur un groupe sur le long terme, en l'occurrence les musulmans.

D'où vient cette notion de panique morale ?

Du travail du sociologue Stanley Cohen en 1972 sur la peur des bandes de jeunes, des blousons noirs commettant des méfaits. Les journalistes en parlent beaucoup, entraînant des peurs vis à vis de certaines catégories sociales. On peut dire aujourd'hui la même chose vis à vis des migrants.

Il y a des faits quand même...

Quand on regarde de près, à Cologne, il y a eu une plainte pour viol. Les faits sont réels, mais ils sont rabâchés, amplifiés, tournent en boucle...

Ils saturent l'espace public...

Comme la quenelle dont on a tant parlé...

On a beaucoup dit que c'était un salut nazi entravé.

Peut être que certains les perçoivent ainsi, mais moi, je pense que c'est un bras d'honneur au système. C'est plus fort qu'un doigt d'honneur car on encule avec le bras plutôt qu'avec le doigt. C'est un acte inventé. Roger CukiermanPrésident du Conseil représentatif des institutions juives de France dit que sa signification dépend du contexte.

 

« Passer par l'aval d'un juge
garantit la régularité
de la procédure... »

Pour vous, sa répression est un élément parmi d'autres de ce que appelez le « virage autoritaire de la gauche libérale », comme vous sous-titrez votre livre.

C'est un élément du contrôle social. C'est comme l'interdiction de plusieurs mouvements à l'occasion de la mort de Clément Méric, alors que certains étaient sans lien avec les protagonistes du drame. On peut dire qu'il y a abus d'autorité. On peut dire que ce n'est pas grave parce que l'interdiction touche des fachos, mais cela peut servir contre d'autres...

On l'a par exemple vu avec les récentes assignations à résidence de militants écologistes...

C'est un bon exemple : un dispositif supposé être dirigé contre une cible particulière peut être dirigé contre une autre. L'état d'urgence est une manière de faciliter les perquisitions, d'assigner à domicile. Passer par l'aval d'un juge, c'est ça qui garantit la régularité de la procédure...

Vous présentez Riposte laïque comme étant de gauche (page 157). Il est plutôt d'extrême-droite, non ?

Ils sont surtout islamophobes et se sont rapprochés du Bloc identitaire...

N'opérez-vous pas un rapprochement entre extrême-gauche et extrême-droite, ce qui alimenterait la thèse des « rouges -bruns» ?

Ça n'a pas de sens. Historiquement, le nazisme était une arme contre le bolchévisme.

Certains disent que ce sont les deux faces d'une même pièce...

Non. Ce ne sont pas les mêmes projets politiques. Des rouges-bruns pourraient être communistes et nationalistes, mais il n'y a pas de réalité...

Il y a quand même des évolutions individuelles, par exemple Roger Garaudy...

Oui... On peut être communiste, donc internationaliste et défendre la cause palestinienne, donc critiquer le colonialisme d'Israël, ce qui conduit à l'anti-sionisme... et se faire taxer d'antisémitisme, mais c'est une accusation malhonnête.

« La gauche perd
une légitimité
qu'elle recherche ailleurs »

D'où vient ce que vous considérez comme une conversion de la gauche aux thèses sécuritaires et à l'ethnicisation de la question sociale ?

Du colloque de Villepinte en 1997, mais dès 1992 Julien Dray fait le lien entre immigration et délinquance.

Vous défendez la thèse selon laquelle la gauche fait ça car elle est impuissante sur le plan économique et social.

Oui. Elle perd une légitimité qu'elle recherche ailleurs : il s'agit de toujours protéger les citoyens contre quelque chose...

Mais si elle abandonne la question sociale, elle n'est plus de gauche ?

La sécurité n'est ni de droite ni de gauche, disent les socialistes pour se justifier, ce qui fait la gauche, c'est la prévention.

La prévention n'empêche pas le passage à l'acte...

La prévention, c'est lutter contre les écarts de richesse, contre ce qui fait le lit de la délinquance. Le problème de la prévention, c'est qu'on n'en voit pas les effets immédiatement. Alors que le sécuritaire se voit tout de suite : la loi, les policiers, l'effet électoral...

La gauche perd quand même des voix...

Il y a un effet électoral à court terme. La gauche a regagné des voix après les attentats.

« Il y a coup de force
parce que la gauche
n'est pas sécuritaire »

Pourquoi parlez-vous de « coup de force » de la gauche sécuritaire ?

Parce que la gauche n'est pas sécuritaire. Pour imposer cette ligne, il a fallu une évolution des rapports de forces internes : un renforcement du courant « républicain » et un affaiblissement du courant de gauche proche du syndicat de la magistrature, qui avait mis l'accent sur la défense des droits de l'homme, la prévention, même en prison.

Ethniciser la question sociale, c'est un thème très à droite...

C'est une idée de droite, en effet. Quand Valls dit que l'islam est incompatible avec la république, il fait une fixation contre l'islam, parle d'islamo-fascisme...

Il y a quand même Daech...

Ce n'est pas l'islam.

Olivier Roy parle d'islamisation de la radicalité...

Oui. Les loups solitaires sont souvent en prison, paumés, isolés socialement. Ils trouvent dans l'islam ce que les délinquants de jadis trouvaient dans la bande...

Votre livre aborde aussi des enjeux universitaires...

Sarkozy voulait créer une nouvelle section universitaire de criminologie. L'ambition n'était pas absurde, mais le problème c'est qu'il voulait imposer une conception policière de la criminologie. Ce devait être un outil au service du pouvoir pour lutter contre les désordres sociaux. Faire un outil s'intégrant dans les outils de répression. Cette conception dévoyait la recherche, son indépendance.

Il a perdu, et Alain Bauer avec lui...

Il a été défait par le nouveau pouvoir...

Il y a donc encore une différence entre la droite et la gauche alors ?

Sur ce plan là, oui.

« Le monopole du CAC 40
sur les médias
va s'affaiblir »

Vous parlez de marché de la peur. C'est quoi ?

Ce sont les mots employés pour disqualifier les politiques de prévention. C'est comme quand on a dit que les policiers ne pouvaient pas jouer au foot avec les délinquants quand il y avait la police de proximité. Sarkozy avait critiqué ça, ne parlant que de répression.

Les médias prennent cher dans votre livre...

Les médias dominants... Ils jouent un rôle actif dans la fabrication des peurs, ce qui légitime la répression.

Comment faire quand 95% des médias d'information sont aux mains du CAC 40 ?

Les médias dominants sont de moins en moins dominants. Il y a de nombreux médias alternatifs sur internet... Le monopole du CAC 40 va s'affaiblir car cette recherche va contre-balancer l'influence des médias dominants. Avec mon site, par exemple, je propose une autre lecture des événements.

Que pensez-vous du terme « excuses sociologiques » ?

Je ne suis pas d'accord pour qu'on parle d'excuses...

Vous préférez circonstances atténuantes ?

Oui. Dire que la pauvreté mène à la délinquance a une réalité car les délinquants se recrutent surtout chez les pauvres. On ne peut pas confondre sociologie et droit : les gens restent responsables de leurs actes, mais ils restent influencés par des déterminations sociales. Il y a des circonstances atténuantes, mais elles ne constituent pas une excuse.

 

Si vous rééditiez votre livre, ajouteriez-vous un chapitre sur 2015 ?

Oui. Je parlerais de la chasse aux sorcières de ceux qui ne sont pas Charlie, de l'hystérie anti-terroriste qui est une obsession dingue...

La préoccupation n'est-elle pas légitime ?

Oui. Mais les accidents de la route font plus de victimes. On est choqué parce que c'est spectaculaire, violent, que ça peut être n'importe qui, qu'il y a des armes de guerre. Ce sont des facteurs frappant l'opinion. Cela justifie-t-il d'en parler tout le temps au détriment des sujets sociaux ? Il y a un durcissement de ce dont parle mon livre et à chaque fois le déclencheur est l'attentat : la loi renseignement après janvier, l'état d'urgence en novembre.

Le renseignement était désorganisé...

Oui, mais ce qui est mis en avant c'est la surveillance d' l'internet. Il faut surtout remettre du travail dans les banlieues...

C'est le travail d'une génération ?

Oui. Ça ne fonctionnera que sur le moyen terme. On ne voit pas vite les effets de la prévention, mais ils durent longtemps... Les gens d'extrême-droite me prennent pour un type d'extrême-gauche et inversement. Mais j'ai plus de problèmes avec l'extrême-gauche, comme si les gens d'extrême-droite étaient moins dogmatiques...

Vous positionnez-vous dans le champ politique ?

Non, mais quand on travaille sur un tel sujet, on est amené à prendre des positions politiques.

Lesquelles ?

A gauche. Une vraie gauche qui prenne véritablement les problèmes à la base et agisse sur les facteurs de la délinquance ou du jihadisme, fasse du social et combatte les racines de la délinquance.

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