Enfants abîmés, familles d’accueil éreintées : quand la protection de l’enfance dysfonctionne

Les professionnels le subissent et le dénoncent : les moyens alloués à l’aide sociale à l’enfance (ASE) ne suffisent pas. Aujourd’hui, encore plus qu’hier, les places manquent pour accueillir les enfants toujours plus nombreux en foyers ou en familles d’accueil. Il faut parfois attendre plusieurs mois avant qu’une mesure de placement soit effective et qu’une place se libère. L'état de santé des enfants de l'ASE se dégrade, le recours aux médicaments devient courant pour calmer les angoisses, il n'y a pas assez de monde pour prendre soin d'eux et la pression s’accentue tant sur les familles d’accueil que sur les salariés de l’ASE.

Dans le Doubs l’effectif des familles d’accueil à chuté de 14 % en 6 ans et les départs s’accélèrent ces derniers mois. Mais cette réalité se retrouve dans la plupart des départements français, où des voix s’élèvent, mais où les lignes ne bougent pas beaucoup, comme le rappelle la Cour des comptes dans son dernier rapport thématique. Photo : CG

Le réveil sonne, il est 6 h 30. Nathalie* commence sa journée en préparant le petit-déjeuner. Il faut dire que lorsque l’on est dix à table, c’est une tâche qui prend du temps, comme toutes les autres. 7 h 15, c’est l’heure de lever les enfants pour qu’ils se préparent à partir à l’école. Il y a les trois frères et sœurs de la famille, et jusqu'à quatre enfants accueillis, du plus petit jusqu’au jeune de 21 ans. Une fois la maison vidée, pas question de retourner se coucher. Il faut faire le ménage, laver le linge, le repasser, préparer la nourriture pour le midi. Car Nathalie et son mari, qui habitent à quelques centaines de mètres de l’école, n’imaginent pas envoyer les jeunes qu’on leur confie à la cantine scolaire. « On ne fait pas de différence entre les jeunes que l'on accueille et les nôtres », assurent-ils à l’unisson.

L’après-midi, il faut assurer les réunions avec le service de l’aide sociale à l’enfance (ASE)1, les rendez-vous chez le kinésithérapeute, l’orthophoniste, ou encore amener les enfants aux différentes activités sportives. « Tous les jours il y a quelque chose ! ». Il faut aussi faire les devoirs. « Ah, l'école », lance Nathalie. « C'est tellement de temps que tu aurais pu en devenir folle », plaisante son mari. Il faut dire que pour elle qui a été obligée d'arrêter ses études en cours de route, la scolarité, c’est très important. Viennent ensuite les douches et les bains, pour les plus petits ou les enfants handicapés qui ont besoin d’aide, puis le repas.

À 20 h 30, extinction des feux, et sans discuter. « Je ne suis pas toujours facile, reconnaît Nathalie, mais j’estime qu’il faut un cadre pour les enfants ». Être famille d’accueil, « c’est très prenant, c’est 24 heures sur 24, et tous les jours, mais c'est impossible de faire autrement », insiste-t-elle. Les week-ends et les vacances, les Noëls et jours fériés, tous ces moments sont partagés avec les jeunes confiés. Et cela implique parfois de changer d'amis, car « quand on arrive chez quelqu’un avec des petits qui courent partout et qui crient, ce n’est plus pareil. Mais on en a trouvé d’autres, des copains », lance le mari, qui s’est impliqué à 100 % dans l’activité de son épouse.

Pour eux, tout cela est terminé. Il y a deux ans, celle que l’on appelle encore « Tata », a pris sa retraite, après 35 ans de services rendus au conseil départemental du Doubs. Ce métier fut, pour elle, son « salut ». Elle se rappelle de tous les enfants dont elle s'est occupée « du mieux qu'elle a pu », en leur apportant de l'affection, un cadre familial et tout son soutien. Elle les nomme, donne une anecdote pour chacun avec émotion. Mais c'est un travail « qui use », reconnaît le couple. « On a eu envie de se reposer, de prendre du temps pour nous ». Et elle le dit sans détour, aujourd’hui, si elle devait se relancer avec les conditions actuelles, elle hésiterait.

Quand il n’y a plus de place, « il faut pousser les murs »

Aujourd’hui, on compte 243 assistants familiaux dans le Doubs. Et 500 dans chacun des autres départements francs-comtois. Ces personnes travaillent pour des structures privées (essentiellement associatives), ou publiques (les conseils départementaux), et accueillent plus de 1 200 enfants sur un total de 3 200. Ceux qui ne sont pas en famille d'accueil sont principalement hébergés en foyers. D'autres sont en autonomie dans des appartements ou hôtels. Mais voilà, le recrutement des assistants familiaux est de plus en plus difficile, et malgré les campagnes de communication pour inciter les candidats à se manifester, les départs en retraites ne sont plus remplacés2. Le Doubs affiche ainsi une baisse de 14 % des effectifs entre 2014 et 2020.

Plus inquiétant, on constate depuis quelques mois « une vague de démission ». Le conseil départemental indique quatre départs, dont trois déménagements, les professionnels, beaucoup plus. Sur le terrain, on nous fait part de problème plus diffus, et de situations auxquelles les professionnels ne savent plus comment répondre. « Aujourd’hui, on se retrouve face à des familles d’accueil qui ne vont pas bien », explique Nadia*, qui a quitté ses fonctions à l’ASE, quand elle s’est rendu compte que le travail qu’on lui demandait n’était plus compatible avec ses principes. « Elles ne sont pas suffisamment épaulées, pas assez écoutées. On ne prend pas soin d’elles », continue la travailleuse sociale.

À travers ces mots, il faut comprendre, surtout, que faute de places suffisantes, ce sont les familles d’accueil qui sont mises à contribution. Le nombre d’enfants placés ne cesse d’augmenter, notamment du fait de l'arrivée importante de mineurs non accompagnés depuis 2015, et les lieux d’accueil, eux, se réduisent. Au Syndicat des assistants familiaux (SAF), on parle de « remplissage forcené », en Franche-Comté, certains professionnels ironisent, « pour ne pas en pleurer », sur un « accueil discount ».

Chaque assistant.e familial.e peut obtenir un agrément pour accueillir jusqu’à trois enfants. Ce chiffre dépend principalement de l’espace dont dispose la famille d’accueil à son domicile. Toutefois, il est fréquent qu’elles aient quatre ou cinq enfants confiés. Mais « il n’est pas possible de s’occuper correctement de tous ces jeunes qui arrivent de plus en plus abîmés », martèle Évelyne Arnaud, chargée de mission au SAF, qui pointe la récurrence de ces situations dans la grande majorité des départements. Cela n’est pas sans impact sur le parcours des enfants, dont « l’intérêt supérieur » a pourtant été réaffirmé par le Conseil constitutionnel le 21 mars 2019.

Un système sclérosé

Ce « défaut de bien traitance », comme le décrit une autre professionnelle du secteur, n’est pas réservé aux familles d’accueil. La pression est omniprésente et la fatigue se fait sentir chez les travailleurs sociaux de la protection de l’enfance. Les éducateurs spécialisés et les assistants sociaux doivent gérer une trentaine d'enfants, les psychologues suivent trop de jeunes pour accompagner correctement le placement familial, les familles d’accueil obtiennent difficilement des relais pour souffler3, etc. « Ce sont des appels toute la journée, cinquante mails par jour auxquels il faut répondre et trouver des solutions. C’est pressurisant au possible », détaille Nadia.

« Avec trente situations à accompagner, on a une charge mentale énorme. On court toute la journée, entre les visites, les rendez-vous avec les parents, les partenaires, l’institution, les rapports et les synthèses. Autant dire que dans la protection de l’enfance, on ne dort pas très bien », ajoute une éducatrice spécialisée franc-comtoise. Dans de telles conditions, il devient très difficile de bien faire et de produire un travail de qualité.

Cette réalité a été entérinée par la Cour des comptes, le 30 novembre 2020. Elle pointe « le pilotage défaillant » de la politique de protection de l’enfance, tant au niveau local, que national. La synthèse du rapport dresse le constat que « plus de dix ans après la publication de son rapport public thématique, près des trois-quarts des recommandations n’ont toujours pas été mises en œuvre, ou très partiellement ». Parmi les carences du système, la juridiction financière signale notamment que « la coordination entre le département et les services judiciaires est trop informelle, ce qui n’est pas sans conséquence sur la qualité de prise en charge des enfants ».

Il faut accélérer ce processus, car nous savons, désormais, que « certaines étapes du développement de l’enfant ne pourront jamais être rattrapées si une mesure de protection n’est pas mise en place à temps ». Sur le terrain, on ne dit pas autre chose. Certains placements d’urgence sont effectués rapidement, et même anticipés, affirme une cadre de l’ASE de Haute-Saône. Mais bien souvent, il faut attendre plusieurs mois pour qu’une alerte se transforme en mesure de placement. Puis attendre encore qu’une place se libère. Un laps de temps, long. Trop long.

Des jeunes de plus en plus « abîmés »

Chez les assistants familiaux, ce que l’on observe, c’est que les enfants confiés arrivent avec de plus en plus de troubles. « Il n’est pas rare d’avoir des enfants sous traitement anti-psychotique dès l’âge de 10 ans, s’alarme Évelyne Arnaud. Ce sont des enfants qui ont des troubles importants de la relation à l’autre, ce qui les met dans des états de souffrance, d’agressivité et de violence. Souvent ça en fait « des patates chaudes », des « incasables », continue la chargée de mission au SAF, en reprenant les termes qu’elle entend fréquemment. Olivier Tropet, délégué syndical Force ouvrière du Doubs à l'ADDSEA2, constate-lui aussi que le public du foyer où il travaille « est de plus en plus dur ». « Je n’ai jamais autant donné de cachets à des enfants que depuis ces dernières années », se désole-t-il.

Les raisons sont multiples, bien sûr, mais au SAF, on rappelle que « ces enfants n’arrivent pas d’une autre planète. Ce sont les nôtres et ils sont le miroir de nos propres difficultés, là où en est rendue notre société ». Evelyne Arnaud énumère « nos rapports à l’écran, à la sexualité, à l’autre, à l’autorité, à l’interdit, à la frustration », qu’elle voit comme autant de changements qui impactent « puissance dix », les enfants confiés à l’ASE.

Ce que dénoncent les professionnels, c’est aussi le manque de soins. Pour obtenir une première visite pour orienter un enfant dans un centre médico-psychologique, il faut compter un délai de six mois, indique une éducatrice spécialisée. Les troubles psychiques graves, Pascal Descamps, délégué syndical de la CGT du Doubs à l'ADDSEA, en voit lui aussi de plus en plus dans les services de la protection de l’enfance. « Il y a des tous petits, dès 2 ans, qui prennent des traitements lourds d’anti-dépresseurs ou d’anxiolytiques. En plus, dans la région, on a un déficit de la pédopsychiatrie, ajoute-t-il. À Montbéliard et Belfort, par exemple, il n’y a plus de spécialistes disponibles, à Pontarlier et Besançon, c’est difficile d’obtenir des rendez-vous avec des pédopsychiatres ».

L’état de santé dégradé des enfants confiés aux familles d’accueil se répercute sur le travail des assistants familiaux, qui se retrouvent bien souvent seuls, face à des situations très complexes. Leurs formations professionnelles, devenues obligatoires en 2005, n'abordent ces problématiques qu'en surface, et ne remplacent pas l’expertise et le travail d’un médecin spécialisé.

Des décisions qui vont « dans le bon sens »

Dans le Doubs, des discussions entre le conseil départemental et les assistants familiaux sont en cours. La parole des familles d’accueil semble être entendue pour le moment, mais il y a fort à faire pour que les difficultés soient surmontées. En Haute-Saône, le syndicat Force ouvrière a créé une commission dédiée à cette branche du travail social il y a deux ans, afin de faire remonter les revendications propres, et salue « une vraie mobilisation de la part du département ».

Certaines pratiques évoluent de manière positive. C’est le cas du « parcours unique de l’enfant », en Haute-Saône. « Il s’agit de limiter les changements d’éducateur référent lorsqu’un jeune change de service », explique une travailleuse sociale du département. Aujourd’hui, les ruptures et séparations sont nombreuses au cours du développement des enfants. Ces histoires chaotiques sont un obstacle supplémentaire à la stabilité du parcours des jeunes, qui en ont pourtant un grand besoin. « Cela va dans le bon sens », ajoute la professionnelle.

Dans le Doubs, comme partout, c’est le « projet pour l’enfant » qui est censé tenir lieu de feuille de route. Ce document, « vise à accompagner l’enfant tout au long de son parcours au titre de la protection de l’enfance et à garantir la cohérence des actions conduites auprès de l’enfant, de sa famille et de son environnement », rappelle le gouvernement. Cet écrit est obligatoire en France depuis 2007, mais il n’a jamais vraiment été mis en place. « C’est beaucoup de boulot, reconnaît une assistante sociale, il faut prendre du temps avec les parents, s’appuyer sur des évaluations des situations rigoureuses et minutieuses ». Les professionnels admettent que cela est une bonne chose, mais pour rédiger ce document, il leur faudra aussi trouver du temps dans leurs agendas déjà trop chargés.

Pour répondre au besoin d’accueil des enfants confiés, le conseil départemental du Doubs nous confirme la « création de 34 nouvelles places d’hébergement en protection de l’enfance, réparties en trois unités à taille humaine et 40 nouvelles places de soutien renforcé à domicile. Ce projet est en cours de déploiement et deux lieux sur trois sont déjà identifiés et ouvriront dès cette année, dans les mois qui viennent ».

Si Pascal Descamps voit là l'urgence « à proposer de nouvelles structures d’accueil », Évelyne Arnaud se veut plus optimiste pour la protection de l’enfance, en affirmant « qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que ça marche ». Mais la motivation de professionnels passionnés mus par l’envie de faire grandir les enfants avec lesquels ils travaillent au quotidien dans de bonnes conditions ne suffit pas. Car les enfants d'aujourd'hui, qui sont les adultes de demain, paient d'ores et déjà les conséquences des manquements du système.

*Le prénom a été modifié

[1] Dans le Doubs, l’ASE a été renommé Pole enfants confiés.

[2] En 2020, pour 8 départs en retraites, 17 embauches ont été effectuées, affirme le Conseil départemental.

[3] Il s’agit de trouver un autre lieu d’accueil pour un ou plusieurs jeunes accueillis dans une famille afin de permettre à celle-ci de se retrouver, de souffler, de prendre le temps, quelques heures ou quelques jours.[1] Il s’agit de trouver un autre lieu d’accueil pour un ou plusieurs jeunes accueillis dans une famille afin de permettre à celle-ci de se retrouver, de souffler, de prendre le temps, quelques heures ou quelques jours.

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