Lactalis plus respectueux du comté que de la cancoillotte

Lactalis est présent en Franche-Comté dans quatre filières. Il domine la fabrication de cancoillotte dont il paie le lait 15% de moins que ses concurrents. Il respecte le cahier des charges du comté dont il produit 4% des 60.000 tonnes, tout en poussant à l'augmentation de la production. Il fait aussi du fromage fondu et collecte du lait bio.

fromages-lactalis

« Si avec Charlotte tu vas plus loin
Mets de la cancoillotte sur le traversin
Je te jure mon pote ce truc c'est dingue
Ça t'fout le vertige pour le bastringue
Mais va pas le dire aux estrangers
Sinon ils viendraient nous la piquer
Alors fini la cancoillotte
On ne la trouverait que dans les sex-shops... »

Vous aurez reconnu, sinon découvert, La Cancoillotte, fameuse chanson d'Hubert-Félix Thiéfaine datant de 1978. Ce qui a changé depuis, c'est que « les estrangers » ont fait main basse sur trois fabricants majeurs de la cancoillotte. A Loulans-les-Forges, Landel a été racheté par le Vosgien Marcillat lui-même tombé en 1996 dans le giron de Lactalis qui s'appelait encore Besnier. Ce dernier achetait en 1999 Raguin de Baume-les-Dames dont il a depuis transféré la production de cancoillotte à Vercel sur le site de l'ancienne fromagerie Philippona qu'il avait reprise en 1992. Poitrey, à Franois, près de Besançon, était enfin racheté plus de 20 millions d'euros par le géant mayennais en 2007...

Trois fabricants de cancoillotte sur cinq sont Lactalis

Le Francomtois de la fromagerie Milleret de Charcenne, et la fromagerie Lehmann de Grand-Charmont, sauvent l'honneur de la cancoillotte régionale. En fait, davantage que d'honneur, c'est l'indépendance économique d'une petite filière qui a été perdue. La perspective d'une appellation d'origine pour la cancoillotte s'est envolée avec l'arrivée de Lactalis, désormais en situation dominante sur ce petit marché. Il n'est plus « bien franc-comtois », comme disait aussi Thiéfaine, et le lien terroir-produit, qui a notamment comme vertu de retenir localement la valeur ajoutée, s'est distendu. « On n'a pas été bon à l'époque, il n'y a pas eu de stratégie de regroupement des producteurs, pas de projet », reconnaît Daniel Prieur, président de la chambre d'agriculture du Doubs-Territoire-de-Belfort et secrétaire général adjoint de la FNSEA.

Quelques heures avant l'accord signé par Lactalis, mardi 30 août, au lendemain d'un blocage de la laiterie de Loulans-les-Forges par une trentaine de producteurs de lait qui ont déversé du fumier, Sylvain Crucerey, président de la FDSEA de Haute-Saône, constatait amèrement : « il y a une organisation de producteurs de Haute-Saône, elle travaille avec l'ensemble des OP des autres départements au sein de l'UNELL, l'union nationale des éleveurs-livreurs Lactalis, mais depuis juin il n'y avait plus de discussion avec les OP et l'UNELL car la porte était fermée. Lactalis applique un prix de base de 253 euros la tonne, plus des primes selon la qualité bactériologique et fromagère, soit un total pouvant aller de 280 à 285 euros alors que le coût de production est de 340 euros... C'est environ 40 euros de moins que ce que paient l'Ermitage ou Milleret ».

« La crise n'est pas terminée »

L'accord de mardi s'est fait sur un tarif de 290 euros sur les cinq derniers mois de l'année, 275 euros en moyenne sur 2016. « On a senti l'opinion publique derrière les paysans », dit Daniel Prieur. Il était cependant urgent que cet accord advienne quand on écoute Sylvain Crucerey : « je suis inquiet car des éleveurs disent qu'ils n'ont plus rien à perdre, je crains des actes dramatiques. L'un m'a dit au téléphone : Lactalis m'a tout pris, avant que je parte, je ferai péter le camion... ». C'est dire si le problème de fond n'est pas véritablement réglé par cet accord qui maintient juste hors de l'eau la tête de certains.

C'est ce qu'explique la Confédération paysanne, qui, douze jours après avoir dénoncé « l'engagement d'un plan massif de licenciement des éleveurs laitiers », estimait mardi que « la crise n'est pas terminée » malgré l'accord de Laval. En cause, il y a certes la stratégie de Lactalis, mais l'attitude du numéro un mondial du lait est bien pratique pour masquer les responsabilités de l'Union européenne qui, après avoir démantelé l'instrument de régulation des quotas, n'arrive pas à faire face à une surproduction, conséquence d'une véritable guerre économique dont les premières victimes sont les paysans.

« L'avenir, c'est remettre en place des coopératives avec des éleveurs »

Illustration par Sylvain Crucerey (FDSEA-70) qui opine au terme de guerre économique : « Jusqu'en 2013, la Chine achetait de grandes quantités de poudre de lait. On nous disait : il faut produire. Les Bretons [le groupe coopératif Sodiaal] ont même construit une usine avec le chinois Synutra. Et lorsqu'on s'est aperçu en 2015 que la Chine écoulait ses stocks de poudre, les prix ont chuté ». Et cela d'autant plus que les productions de lait ont, depuis la fin des quotas, augmenté dans le Grand ouest, voire explosé en Irlande ou aux Pays-Bas. Cela a aidé les investisseurs chinois à investir à moindre coût, et même « acheter 1700 hectares de surfaces céréalières dans l'ouest ». Mais a aussi conduit la Nouvelle Zélande qui ne pouvait plus vendre son lait à abattre ses troupeaux...

En fait, ce sont de véritables mesures de régulation, conjoncturelles mais aussi structurelles, qui seraient nécessaires. L'Union européenne peut décider, en cas de crise, de réduire la production pendant un an. Un autre levier est entre les mains des producteurs eux-mêmes : « L'avenir, c'est remettre en place des coopératives avec des éleveurs pour commercialiser nos produits. Il faut qu'on garde la main mise sur nos fermes », dit Sylvain Crucerey. S'agirait-il d'en finir avec les contrats laitiers en les transférant à une coopérative ? « Oui ».

Cela fait sourire Daniel Prieur : « Il n'est jamais trop tard pour bien faire, mais le fond culturel coopératif haut-saônois s'est effrité », constate-t-il en positivant aussitôt : « Depuis que la Haute-Saône a une IGP gruyère, les relations régionales sont plus faciles. L'IGP fait qu'ils sont davantage attachés à un produit... »

Lactalis dans le comté depuis 1992

Quand Lactalis arriva dans la filière comté, en reprenant la fromagerie Philippona de Vercel en 1992, ce fut un véritable branle-bas-de combat. Le CIGC adopta en vitesse quelques mesures renforçant son cahier des charges, dont la fameuse limite de la collecte de lait à l'intérieur d'un cercle de 25 km de diamètre où doit se situer l'atelier de fabrication, ou encore les délais d'emprésurage. « Le but était d'éviter qu'on fasse une centrale laitière unique à Vercel », souligne Daniel Prieur. Michel Besnier, le père de l'actuel PDG de Lactalis Emmanuel Besnier, avait à l'époque rendu visite à Yves Goguely, alors président du CIGC, pour tenter de le faire revenir sur les 25 km. « Mais Yves était un incorruptible », dit un acteur de la filière.

Quinze ans plus tard, Lactalis s'est adapté à la culture collégiale de gestion du comté. « Nous sommes favorables à toute initiative qui permet de renforcer le cahier des charges et la crédibilité du produit. Mais aussi il faut pouvoir répercuter les surcoûts induits par les contraintes du cahier des charges dans le prix consommateur, ce qui n’est pas évident car si le Comté est un produit haut de gamme, il n’est pas vendu très cher. Je vois aussi une deuxième limite, celle de l’agrandissement des exploitations, qui risque de nécessiter un tissu de contraintes moins important », soulignait en 2007 Yann Viallet, un ancien directeur de la laiterie de Vercel, dans un entretien au CIGC (voir ici, 5e interview).

La main sur plusieurs appellations d'origine

D'ailleurs, Lactalis n'est pas ostracisé par la filière et son directeur de la communication, Michel Nalet, siège même au conseil d'administration comme l'un des quatre représentants du troisième collège, celui des premiers et seconds transformateurs : les fromagers autres que les coopératives. Il n'y vient pas à chaque fois, mais « il est là aux moments stratégiques », souligne Claude Vermot-Desroches, le président du CIGC.

Le premier groupe laitier mondial faisait peur parce qu'il a mené aussi une offensive contre les fromages au lait cru, allant jusqu'à renoncer à l'AOC camembert basé justement sur le lait cru. Il travaille à l'usure, et a récemment mis la main sur Grain d'Orge, justement spécialisé dans le camembert AOP, donc au lait cru, le livarot et le pont l'évêque. L'affaire a choqué car « les 116 producteurs de Grain d'orge n'étaient pas au courant », souligne Sylvain Crucerey.

Cette attitude inquiète toujours. Elle s'accompagne d'un mouvement d'intégration : les techniciens Lactalis proposent aux éleveurs des engrais, des produits phyto, des outils de stockage quand la production augmente... et les soustraient de la paie de lait dont le montant est décidé unilatéralement. Le roquefort Société est passé sous sa coupe. Bref, le groupe vise les AOC-AOP, et une fois qu'il y est en position de force, dicte sa loi. C'est justement ce qu'il n'est pas parvenu à faire dans le comté où, avec une production de l'ordre de 2500 tonnes, il représente environ 4% du volume total.  

« Des discussions saines car on sait ce qu'ils pensent
et ils savent ce qu'on pense »

Au sein du CICG, quand vient sur la table la discussion du plan de campagne sur le nombre de plaques vertes, autrement dit les volumes de fromage que la filière décide de produire, Lactalis fait partie de ceux qui veulent une augmentation sensible de la production. « Quand on souhaite le maintien ou plus 0,5%, ils demandent 5 ou 10% de plus. S'ils veulent 10%, ils obtiennent 2%, mais s'ils trouvaient des alliés, ils pourraient avoir 7%... Ce sont des discussions saines car on sait ce qu'ils pensent et ils savent ce qu'on pense », explique Gérard Coquard, administrateur du CIGC, militant de la Confédération paysanne. 

Si le représentant de Lactalis « n'est pas aussi assidu aux travaux du CIGC que les affineurs régionaux, il est là aux moments stratégiques, sollicite des demandes d'ouverture la plus grande possible, mais il n'est pas le seul.  Ce n'est pas une opposition très forte, il amène surtout une stratégie de communication », souligne Claude Vermot-Desroches. « Avec la marque Président, Lactalis a démocratisé le comté », dit Nicolas Perrin, ancien producteur livrant à Vercel.

Respectant les règles de rémunération de la filière comté, le groupe mayennais paraît surtout en position d'observation. Attend-il son heure ? Une opportunité ? Il y a une quinzaine d'années, il était sur les rangs pour reprendre l'UAC, à Clerval, qui a finalement été repris par l'Ermitage. Pour plusieurs acteurs de la filière, Lactalis cherche plutôt à acheter du lait qu'à développer sa position dans le comté, par exemple en se rapprochant d'un affineur. Quand le besoin s'en fait sentir, il achète aussi des fromages aux affineurs...

 

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