Haut-Doubs : des défrichements qui ne passent pas

L'ouverture d'espaces embroussaillés pour les réaffecter à l'agriculture de montagne est un objectif partagé dans un contexte de pression foncière. Mais une vidéo de promotion d'une entreprise de travaux forestiers, montrant une intervention en site Natura2000, a mis le feu à la planète écolo où l'on dénonce arasements de haies et d''affleurements rocheux, destruction de murgers, perte de biodiversité. Le préfet et la présidente de région ont été saisis.

casse-caillou

Pour les uns, il s'agit de défricher des prés-boisles Suisses disent « pâturages boisés » et autres prairies proches des forêts envahis par les arbustes sur les plateaux supérieurs et la haute chaîne du massif jurassien. Ils se ferment progressivement, rendant moins rentable la mise en pâture, compliquant, voire empêchant, l'accès du matériel de fenaison. Le terme officiel est la réouverture des espaces, encouragée par les pouvoirs publics.

Depuis plusieurs décennies, lentement mais sûrement, les prairies d'altitude, de moins en moins fréquentées par les animaux les broutant, sont peu à peu reprises par la forêt. La pression immobilière et commerciale sur les espaces agricoles proches des villes et villages, combinée à l'accroissement de la production de comté, pousse des paysans à réinvestir ces espaces afin de trouver un surcroît de fourrage.

Pour les autres, les moyens techniques mis en œuvre sont disproportionnés et l'exagération est devenue systématique depuis deux à trois ans. Ils évoquent des destructions de paysages et dénoncent l'arasement de haies, d'affleurement rocheux, de murgers, ces murs de pierres sèches qui délimitent des parcelles et des alpages depuis des décennies, voire plus d'un siècle. En Suisse, ils sont entretenus avec soin. Côté français, ils sont souvent négligés, nonobstant l'action remarquable de l'association Murs et Murgers.

« Dérocher puis scalper le sol »

Une vidéo de promotion de l'entreprise Longchampt-Broyage publiée sur YouTube a mis le feu aux poudres. On y voit d'énormes engins américains très puissants littéralement « dérocher puis scalper le sol », pour reprendre une expression du géologue Vincent Bichet, maître de conférences à l'Université de Franche-Comté. Accompagnée d'une musique de film d'aventure, la vidéo magnifie la lutte de la machine avec la nature qu'elle sculpte à l'image supposée que la civilisation mécanique se fait d'elle.

L'ennui, c'est que le lieu du tournage correspond à des travaux effectués sur 4,2 hectares dont un bon tiers est situé en plein site Natura 2000. « On a été mandaté. Au départ, c'était le PNRParc naturel régional du Haut-Jura qui devait intervenir, mais il n'avait plus de sous, alors on l'a fait », explique Jean-Pierre Longchampt, ancien bûcheron-débardeur devenu patron d'une petite entreprise de « défrichage, terrassement, broyage de pierres et broyage forestier, travaux forestiers ». Le site internet de cette SARL ayant réalisé 544.000 euros de chiffre d'affaires en 2014, précise qu'elle peut faire du « broyage de tête de rocher en profondeur » et du « défrichage de A à Z ».

N'y est-elle pas allée un peu fort en intervenant dans la zone Natura 2000 des vallons de la Drésine et de la Bonnavette, des cours d'eau émissaires du lac de Remoray, centre d'une éminente réserve naturelle ? « On ne peut plus rien faire, alors », rétorque Jean-Pierre Longchampt. « On défriche ! Je ne veux pas polémiquer. Voyez avec l'agriculteur... » Aussitôt suggéré, aussitôt fait. Peu avant l'heure de la traite, nous laissons un message explicite à Eric Vuez, du Brey-Maisons-du-Bois, commune limitrophe de Remoray-Bonjeons. Nous publierons sa réponse dès qu'elle nous parviendra.

Le maire de Remoray-Boujeons « abasourdi »

Jean-Pierre Longchampt assure que son entreprise n'a pas rasé de rochers, ni de murgers : « Il n'y a pas de murgers à cet endroit. Et on arase le dessus des rochers dans les champs de fauche ». Dans ce dernier cas, l'objectif est d'éviter la casse du matériel de fenaison, mais aussi d'augmenter les surfaces fauchées. La vue aérienne que nous publions montre que le défrichement est allé jusqu'à un certain degré de déboisement... Selon nos informations, ce n'était initialement pas prévu avec la commune d'aller aussi loin, un riverain nous expliquant benoîtement que la limite de la zone Natura2000 « n'était pas connue » de l'agriculteur et de l'entreprise.

Pour sa part, le maire Jean-Paul Vuillaume n'est pas content du tout : « Je suis responsable Natura 2000 pour la commune, et ils ont tapé dedans, je suis abasourdi. C'est peut-être plus facile à travailler, mais ce n'est pas l'image qu'on souhaite... » Le son de cloche est différent chez Jean-Marie Pourcelot, le premier-adjoint qui a géré l'affaire. Pour lui, il s'agit de « la remise en état d'un pâturage où rien n'avait été fait pendant 40 ans, il n'y avait que des buissons et des noisetiers... » Y a-t-il eu une étude agronomique préalable aux travaux ? « Pas à ma connaissance ». Quant au dépassement des limites, il est fataliste : « maintenant que c'est fait, passons à autre chose, on prendra des précautions la prochaine fois... »

Plusieurs dizaines d'hectares concernés, voire des centaines...

Le problème, c'est que de telles interventions musclées sur les sols ont lieu en bien d'autres endroits. Anne-Sophie Vincent, directrice-adjointe du PNR où elle est en charge du pôle environnement, estime que « plusieurs dizaines d'hectares » sont concernés à l'intérieur du périmètre du parc, nettement plus dans le Doubs que dans le Jura où elle n'a connaissance que d'un seul site alors que le département concentre plus de la moitié du territoire du parc. L'Ain, un petit quart de la superficie du PNR, n'est pas concerné. Si l'on sort des limites du parc, plusieurs centaines d'hectares sont concernés, selon Vincent Bichet.

Dans le Haut-Doubs on en a notamment constaté aux Granges-Dessus (commune des Granges-Narboz), aux Fourgs, aux Villedieu, à Chapelle d'Huin, de part et d'autre de la route Pontarlier-Besançon... La liste n'est pas exhaustive. Aux Fourgs, hors du périmètre du PNR, un agriculteur a fait enlever des haies. « On lui a fait des observations. Notre PLUPlan local d'urbanisme, approuvé le 26 mai dernier, protège les haies. Il a répondu qu'il ne continuait pas, qu'il ne recommencera pas », explique Claudine Bulle-Lescoffit, maire du village le plus haut du Doubs.

Les problèmes posés par cette reconquête brutale des espaces fermés sont de plusieurs ordres. Le géologue Vincent Bichet cite les dimensions esthétique et patrimoniale. Il insiste sur la perte de biodiversité : « on ruine les équilibres pédologiques pour faire des sols artificiels : c'est l'opposé de ce qu'il faudrait pour entretenir cette biodiversité ! » Il ne croit pas que le gain de fourrage soit important. Notamment quand les roches affleurantes ont été cassées puis étalées avec un peu de terre... Car ce sont les sols épais qui sont les plus productifs. Comme à Houtaud ou Pontarlier, dans la basse vallée du Drugeon où les aménagements vont bon train, ce qui indigne Jean-Marie Pourcelot.

Contrôler l'éco-conditionnalité des mesures agro-environnementales

EELV-Franche-Comté a également réagi dans un communiqué indigné : « Démolir définitivement des sols qui sont fragiles en milieu karstique et qui avaient mis des millénaires à se constituer, effacer les constructions de pierre sèche ou même les affleurements naturels de calcaire qui accueillent une faune et flore spécifiques dont les bénéfices sont essentiels pour l'agriculture elle-même, modifier les capacités de résister à la sécheresse chronique... c'est ce qui est en train de se dérouler dans le Haut Doubs. Pire encore, nous sommes en pleine période de sécheresse, sur les secteurs les plus vulnérables des zones d'impluvium (de recharge des réserves en eau), en pleine période de reproduction de la faune, de développement de la flore... »

Il y a enfin ce qui paraît à beaucoup comme une impasse juridique à la protection contre des interventions intempestives. D'une manière générale, « rien n'interdit d'enlever des bosquets sauf s'il y a un arrêté de biotope ou qu'un contrat Natura2000 dit qu'il faut les conserver », explique un technicien de collectivité. Ces contrats avec les utilisateurs peuvent reposer sur des mesures agro-environnementales, autrement dit des aides pour les paysans s'engageant, par exemple, à ne pas ou peu fertiliser, conserver des haies... C'est l'éco-conditionnalité des aides qu'il revient à l'Etat, par le biais de la DDTDirection départementale des territoires, de vérifier, mais ses contrôles sont trop lâches, estiment les défenseurs de l'environnement.

Stéphane Woynaroski : « évaluer l'ampleur du phénomène »

C'est pourquoi le préfet du Doubs et la Région ont été saisis. Stéphane Woynaroski, conseiller régional délégué à la biodiversité, s'est même rendu sur place à l'invitation de Vincent Bichet. Elu de Côte d'Or, il a découvert une problématique typiquement jurassienne à laquelle il n'était « pas sensibilisé », et a alerté la présidente Marie-Guite Dufay. Pour l'heure, il estime nécessaire d'évaluer l'ampleur du phénomène, tant au niveau des surfaces, qu'en termes de « perte de biodiversité ».

Il a justement tenu une réunion récente sur le sujet avec le CIGC et la vice-présidente de la région à l'agriculture, Sophie Fonquernie, ancienne responsable syndicale agricole dans le Doubs. « J'ai posé la question du casse-caillouxl'engin de défrichement à la fin de l'entretien, mais je n'ai pas eu de réponse particulière... Cela nécessite qu'on se revoie et qu'on s'y penche avec sérieux, mais il ne faut pas jeter l'opprobre sur la filière comté ».

 

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