Le document d'une trentaine de pages s'intitule Pour un comté soutenable en équilibre avec son territoire et ses hommes. Il présente par le menu douze mesures destinées selon ses auteurs à permettre au roi des fromages du massif jurassien de s'inscrire dans le plus ambitieux des cinq scénarios potentiels décrits par une étude de la DRAAF qui fait plancher un groupe de travail composite sur les perspectives de la filière à l'horizon 2030, celui de « l'excellence environnementale ».
Aux yeux de Marc Goux, qui anime SOS-Loue et rivières comtoises (SOS-LRC); c'est le seul scénario raisonnable au regard des menaces que font peser la pollution des rivières et le réchauffement climatique. Il rappelle que la première mesure, le retour à l'autonomie alimentaire du bétail, est déjà un objectif « annoncé par le CIGC dès 2014, concrétisé par la création des prix de la vache meilleure fourragère et de l'autonomie alimentaire des troupeaux ». L'ennui, c'est qu'il n'est pas encore traduit par des dispositions dans le futur cahier des charges en cours d'élaboration.
SOS-LRC propose donc de faire passer de 70% à 95% la part minimale des aliments produits sur la ferme ou dans l'aire de la fruitière, soit un cercle de 25 km de diamètre. Pour ce faire, le collectif suggère notamment de davantage cultiver de protéagineux et de légumineuses, d'arrêter d'importer du soja, d'adopter un outil de pilotage individuel des fermes créé par l'INRA de Rennes : Bilagreau. « Je l'ai proposé il y a cinq ans aux chambres d'agriculture de la zone comté, j'apprends qu'il y aura bientôt une conférence téléphonique sur le sujet entre les chambres, l'Etat et Richard Giovanni qui l'a mis au point », se réjouit Marc Goux qui craint comme la peste de trop prendre de front les milieux agricoles.
Il les met cependant devant leurs responsabilités avec la seconde mesure : la reconquête de la biodiversité florale et animale des prairies naturelles. Le document souligne que « le slogan le comté, fromage aux 572 fleurs est discrètement oublié… » Pour y revenir, il faudra passer par la « restauration des zones herbagères », l'accélération de la recherche de variétés résistantes à la sécheresse, la création d'une « banque de semences locales et rustiques », le développement de l'agro-foresterie ou encore la reconstruction des paysages de bocages… Et bien sûr, la baisse drastique, voire la suppression, des apports d'azote.
« Les volumes de lait AOP ont progressé de 24% depuis 2009… »
Outre des vaches montbéliardes « réellement rustiques grâce à une sélection utilisant la race simmental », SOS-LRC entend que l'AOP comté adopte dans son règlement la Stratégie nationale bas carbone. Le document regrette qu'au contraire, le futur cahier des charges « ouvre la porte à plus d'intensification » alors que les « volumes de lait AOP ont progressé de 24% depuis 2009 et progressent de 2% par an… » Du coup, ce sont les exportations qui causent soucis, ne serait-ce parce qu'elles contribuent à l'augmentation des gaz à effet de serre… SOS-LRC propose ainsi à la filière de passer de l'autonomie énergétique à l'énergie positive en 2025 afin d'avoir réduit ses émissions de gaz à effet de serre de 58% à l'horizon 2030.
Pour que les fermes en AOP s'adaptent au réchauffement climatique, SOS-LRC en appelle aux chambres d'agriculture de la zone (Ain, Jura, Doubs) pour cartographier finement les terres afin de « contribuer aux épandages de précision ». Autrement dit, tenir compte de l'épaisseur des sols avant d'y épandre quelque chose. Il s'agit aussi de préserver et/ou replanter des haies, de bannir les sols nus et les désherbages chimiques…
La suite est logiquement le passage du comté en bio, histoire de bannir des produits toxiques dans les bâtiments d'élevage : « les néonicotinoïdes et pyréthrinoïdes ne détruisent pas seulement les insectes aquatiques, ils sont conçus pour détruire les insectes terrestres, or 80% ont disparu en 30 ans en Europe dont des très nombreux pollinisateurs auxiliaires… »
Obligation de diversification parallèle au passage en bio
Passer en bio suppose de « maîtriser rapidement l'arrêt des pesticides sur les sols, les animaux et les bâtiments de ferme ». D'où des problématiques importantes de formation et pas seulement des jeunes. Pour les consommateurs, il s'agira ni plus ni moins que de manger du fromage « respectueux de son environnement ».
La limitation de la taille des fermes a d'ores et déjà été actée par l'assemblée générale du CIGC, mais à un niveau (1,2 million de litres de lait par an) qui paraît très insuffisant pour les ONG environnementales et les pêcheurs. Elles proposent même d'aller plus loin que les 820.000 litres envisagés par la Confédération paysanne et plafonnant la production à 100 vaches laitières et 640.000 litres. Elles assortissent la mesure d'une obligation de diversification parallèle au passage en bio.
SOS-LRC veut aussi inverser la tendance à la baisse du nombre de fermes dans la filière, 600 ayant disparu ces vingt dernières années, souvent de petite taille. L'installation de jeunes sur ces petites fermes « doit être une priorité, au même titre que stopper l'agrandissement ». Défendant un objectif d'une installation pour un départ, le collectif propose pour ce faire la création d'une « banque du foncier » à mettre en place avec la SAFER et les établissements publics locaux.
La « catastrophe » du passage au lisier dans les années 1990
Le « respect des plafonds techniques » est un gros morceau du document. Il s'agit d'un ensemble de curseurs et de paramètres permettant de mesurer le degré d'intensification des élevages. On y trouve le taux de chargement, c'est à dire le nombre d'animaux à l'hectare, mais aussi la production par vache, par hectare, les quantités de fertilisants, azote et phosphore, donc les épandages de lisier et/ou de fumier.
Marc Goux parle ainsi de la « catastrophe » qu'a constitué dans les années 1990 le passage au lisier. C'est l'une des « grandes raisons des déséquilibres de l'agriculture en milieu karstique », tout comme les remembrements des années 1970 destructeurs de haies ou la hausse de la production accompagnant la fin des quotas laitiers décidée par l'Union européenne. Le changement climatique vient tout aggraver…
SOS-LRC veut donc limiter les concentrés alimentaires protéinés distribués aux vaches. Aujourd'hui plafonnés à 1800 kg par animal et par an, il s'agirait de les limiter à 150 à 180 g par litre de lait pour des vaches produisant entre 5000 et 6400 litres. Il donc aussi question de limiter la productivité des vaches à 6000-6400 litres… De faire remonter le nombre de veaux par vache de 2,7 à 4 ou 5, histoire notamment de limiter la vente de génisses…
Un cinquième collège au sein du CIGC ?
Bref, c'est une tout autre économie qui est proposée aux fermes les plus intensives. Il s'agit aussi de les encourager à se diversifier, par exemple dans l'élevage caprin sur certaines parcelles. Quand on sait le poids des comices, de la génétique, des performances, on mesure que ce ne sera pas facile à faire accepter. Pas plus que ne sera facile à faire admettre la revendication d'un cinquième collège au sein du CIGC. Aux professionnels (producteurs, transformateurs, affineurs, vendeurs), SOS-LRC propose qu'il ait pour tâche « d'intégrer les équilibres agro-écologiques des zones de production fromagères… »
Pour l'heure, le monde agricole a fait un geste : « on est associé à la chambre d'agriculture qui nous a demandé de venir », témoigne Gégard Mougin, le président de la fédération de pêche du Doubs dans les locaux de laquelle s'est tenue la présentation du document Pour un comté soutenable. Sa douzième et dernière mesure consiste à « limiter l'influence des multinationales du lait ». Quand on sait la place importante que détiennent Lactalis et Sodiaal au sein du CIGC, on conçoit qu'on puisse envisager de « plafonner la part industrielle au niveau actuel et créer des verrous, tant dans la transformation que pour le foncier qui garantissent l'avenir de l'AOP par son caractère artisanal ».
Il est donc question de créer un fonds de réserve financière pour « pallier aux risques d'entrisme ». Le précédent de Coop-Invest doit cependant être dans les mémoires : basé sur une cotisation des fruitières afin de conserver au moins une part de maîtrise capitalistique régionale des outils, il n'a pu qu'avoir un strapontin au côté du géant Sodiaal quand ce dernier a repris la branche comté d'Entremont. Marc Goux souligne cependant que c'est « un représentant du Crédit agricole [qui] propose un fonds ».
Et d'ajouter : « il faut renforcer les solidarités au sein de la filière comté ». En cela, il est proche des messages qu'on entend depuis des années dans la bouche des animateurs de la filière, que ce soit le CIGC, la fédération des coopératives laitières ou le syndicalisme agricole : la Confédération paysanne y est acquise, mais aussi nombre d'adhérents des FDSEA locales qui restent traversées par des courants divergents sur le sujet.
Et la pollution d'origine urbaine ?
Celles-ci sont souvent sur la défensive quand on aborde les questions environnementales. Elles vont jusqu'à parler d'agri-bashing, convainquant des responsables politiques de les soutenir dans leur résistance à la transition écologique. C'est pourquoi Marc Goux se garde bien de leur voler dans les plumes. Le militant environnementaliste trouve d'ailleurs de vrais atouts aux instances gérant la filière : « le CIGC a impliqué 600 personnes dans la révision du cahier des charges. C'est un processus remarquable, mais son fonctionnement au consensus fait qu'un seul y a un pouvoir de blocage… »
En rendant publiques ses propositions, SOS-LRC emboîte le pas de la Confédération paysanne qui avait fait de même avec les siennes en décembre 2017 (voir ici) : « dès lors, il n'y avait plus de raison d'accepter la confidentialité demandée par le CIGC. Il faut que la société civile puisse s'exprimer sur le cahier des charges ». C'est ce que fait FNE-BFC par la voix de son président Hervé Bellimaz, présent à la présentation : « on montre ainsi qu'on s'intéresse de près à l'agriculture, à la qualité de ses productions et de ses filières… »
Il n'y a pas non plus de dénigrement du monde paysan quand on entend Christian Triboulet, vice-président de la fédération de pêche, évoquer le rôle des stations d'épuration urbaines dans la pollution des rivières : « le Doubs est infect en sortir de Morteau qui n'a pas de bassin d'orage. A Pontarlier, on axe plutôt sur le traitement des micro-polluants. Une étude suisse en a dénombré 800… La Chaux-de-Fonds va justement mettre en place pour 2020 la dépollution aux micro-polluants sur sa station d'épuration actuelle, mais ils ont encore des bassins d'orages trop petits et pas de réseau d'assainissement en séparatif, mais c'est en cours. Quant aux Brenets, ils auront une nouvelle station d'épuration en 2022… »
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