Annie Verdy, la résistance par les livres

Une douzaine d'anciens salariés de la Rhodiaceta ont assisté à la première projection publique de Tant que les murs tiennent... et participé au débat chaleureux qui a suivi. Parmi eux, la responsable de la bibliothèque héritière du comité d'entreprise qui militait pour l'éducation populaire. Factuel lui a rendu visite.

Annie Verdy, bibliothèque de la Rodiaceta à Besançon

Tant que les murs tiennent... Quel juste titre pour ce beau film présentant des regards croisés sur la Rhodiaceta. Ça aurait pu être Tant que les murs ne tombent pas, ne s'effritent pas. Le film suggère l'érosion en montrant la pluie dans les cours défoncées, des gouttes d'eau gonflant un instant au bas d'un morceau de polymère pendant d'un plafond avant de se détacher comme d'un stalactite. (A voir ici jusqu'au 4 mai)

Certains ont vu le cœur de l'usine comme une cathédrale. La caméra de Marc Perroud laisse le choix. On peut aussi la voir comme une grotte sauvage, soumise aux caprices du temps et de la géologie, explorée par les aventuriers que sont les graffeurs et les photographes inspirés par les ruines.

« Un lieu difficile pour les ouvriers »

« On n'a jamais appelée cathédrale », rappelle Annie Verdy, ancienne élue CFDT de La Rhodia, pendant le débat qui suit la première projection publique, mardi 5 avril au Kursaal de Besançon. Ce fut « un lieu difficile pour les ouvriers », dit un habitant du quartier des Prés-de-Vaux. Un lieu de souffrance, de bruit et de chaleur, aux horaires pénibles empêchant de « voir grandir les enfants », expliquent les personnages réels, hier devant la caméra du groupe Medvedkine, aujourd'hui devant celle de Marc Perroud. 

« Il y a quelque chose qu'on n'a pas trop dit : il a existé à la Rhodia une amitié que je n'ai jamais connue ailleurs. »

Ce fut un lieu de vie, rappelle après la projection l'ancien délégué du personnel Pierre Grandperrin : « Il y a quelque chose qu'on n'a pas trop dit : il a existé à la Rhodia une amitié que je n'ai jamais connue ailleurs ». Ce fut un lieu de conflits et des luttes ouvrières que rappellent les images d'À bientôt j'espère ou de Classe de lutte que Marc Perroud a insérées dans son film. « Mon projet était de faire se rencontrer deux mondes », dit-il. Pas facile avec les problèmes de sécurité, les entrées murées et grillagées, l'interdiction de filmer adressée par la ville en recommandé à la production...

Mais tout arrive. Le dialogue s'ébauche lors des projections, y compris entre graffeurs ne se connaissant pas. Y compris, pendant le tournage, avec un étudiant en architecture berlinois passant en vélo et s'arrêtant pour visiter le site. Y compris avec les élus qui ont bien compris l'importance du tournage pour ses dimensions patrimoniale et sociale, voire politique. Ils sont d'ailleurs quelques uns au générique !

Le réalisateur Marc Perroud (au micro) avec l'équipe et le producteur Dominique Garing.

Assistant à l'avant-première, vendredi 1er avril, le maire n'a pas caché son trouble et son intérêt. Ce propos d'un ancien ouvrier à la fin du film n'a pu lui échapper : « j'espère qu'ils laisseront un morceau de l'usine quand ils la démonteront pour rappeler que c'est là qu'a été lancée la soie artificielle... » Message entendu ? Anticipé ? La démolition des 60.000 m² qui doit démarrer au second semestre épargnera le château d'eau et l'entrée de l'usine des Soieries construite en 1891-92 puis agrandie en 1905 et 1920.

« Quand on est prolo, on n'a pas toujours les mots »

Restera-t-il quelque chose de ce qui réunit l'avant et l'après fermeture de la production textile en 1983 ? Ce qui, au-delà des conflits sur l'emploi, les conditions de travail ou les salaires, a donné de la fierté à ces femmes et hommes : la culture. « Quand on est prolo, on n'a pas toujours les mots », dit, lumineux dans l'objectif de Perroud, Henri Traforetti, ouvrier devenu peintre... Artiste peintre !

Tous citent Pol Cèbe, l'intellectuel devenu ouvrier, inlassable militant culturel, se battant pour que la bibliothèque du comité d'entreprise ouvre aussi pour les ouvriers de nuit. A cette époque, les CE de nombreuses entreprises de la ville vendent des spectacles de théâtre proposés par le CCPPO. Est-ce étonnant que mai 68 arrive un an plus tôt à la Rhodia ? « Il y avait un carcan terrible... On voulait vivre autrement que nos parents ».

Preuve de la vivacité de cet esprit, la bibliothèque du CE de la Rhodiaceta existe encore. Plus tout à fait au même endroit, sous une forme juridique différente, elle est une survivance de la bataille pour le maintien sur le site des quelque 200 emplois, une promesse arrachée par les salariés à Jean Gandois, le patron d'alors de Rhône Poulenc Textile. « On a lutté dur pour pérenniser ces emplois », dit Annie Verdy lors du débat suivant la projection. Cette bibliothèque, elle la fait vivre depuis 1989...

« Dans certaines hautes sphères,
on voulait que Besançon disparaisse... »

Le lendemain, mercredi, nous allions la voir. Dans un petit espace de 48 m², près de dix mille livres se serrent sur plusieurs rangées de rayonnages, classés comme il se doit. Comment a-t-elle survécu jusqu'à aujourd'hui ? « C'est compliqué... », répond Annie Verdy qui tient à refaire l'histoire. Écoutons la.

« L'arrêt du textile de la fin 1982 a été annoncé en 1978 et il a eu lieu sur six mois... Il y a eu des mesures d'âges et pendant un an certains ont pu partir à 50 ans car il y avait une pyramide des âges très écrasée. On avait beaucoup embauché des gens du même âge dans les années 50-60. Depuis 1974 les départs à la retraite n'étaient pas remplacés et les effectifs avaient rapidement baissé... Il y a eu des mutations dans le groupe pour les plus vieux, des aides à la création d'entreprise... Le CHU et la ville ont repris des gens. Et de nouvelles activités ont été montées avec la DATAR : Superfos-Emballage qui existe toujours sur la zone Lafayette, RX Ressort qui est aujourd'hui à Chemaudin... Il y a eu aussi pas mal de petits requins... qui ont laissé des gens sur le carreau ». Autrement dit, des chasseurs de prime...

« Et puis, il restait ceux qui avaient choisi de rester, près de 200 personnes, je suis de ceux-là. Ça a été toute une phase de lutte. Jean Gandois s'était engagé par écrit sur les 200 emplois et il a plutôt respecté sa parole, mais il n'a pas été suivi par son conseil d'administration. Enfin, c'est ma traduction : dans certaines hautes sphères, on voulait que Besançon disparaisse... » La grève de 1967, Lip, les comités de soldats étaient encore dans les mémoires...

Qu'est-ce qui sous-tendait la fermeture ?

« Il y avait une mutation technologique. On avait un procédé en hauteur, avec le fil qui descendait de l'étage, les nouvelles technologies et l'automation nécessitaient un développement en longueur : ce n'était pas possible sur ce site. Parallèlement, il y avait un conflit au sein de la direction entre les techniques et les financiers. On ne l'a pas souvent fait ressortir dans les entretiens qu'on a eus. Gandois parlait encore comme un industriel, les autres de rentabilité. On voyait bien cela dans les comités centraux d'entreprise... On en était conscient dans nos réflexions et nos analyses, mais les gens ne s'en rendaient pas compte... »

« Ils avaient les moyens,
ils avaient le fric,
mais il n'y avait pas encore
les structures au Panama... »

La financiarisation de l'économie était en route et la mondialisation était son horizon, son projet : « Ils avaient les moyens, ils avaient le fric, mais il n'y avait pas encore les structures au Panama... Ils ont désigné un directeur en lui donnant six mois pour fermer. Mais c'était un ingénieur de fabrication et il n'arrivait pas à comprendre qu'on fasse fermer l'usine où l'on avait le moins de déchet... Ils l'ont obligé à annoncer des licenciements secs. Il est venu au CE extraordinaire auquel assistaient peut-être 70 salariés sur un peu moins de 200. Il avait la liste des licenciés, il la passe au secrétaire du CE, c'était une liasse épaisse comme ça [dix à quinze centimètres], et là, je me suis couchée sur la liste et j'ai dit : il n'y aura pas de licenciements... Je vous jure que personne n'a vu les noms... On a reconduit le directeur à la gare et on a été six mois sans direction locale. On s'est réapproprié l'usine... »

« On faisait des AG tous les matins, tous les services fonctionnaient... On essayait d'empêcher les ferrailleurs de venir casser à la masse les machines qui leur avaient été vendues au prix de la ferraille... Un jour, l'usine pilote d'Arras s'est retrouvée en panne et on l'a dépannée. D'autres usines du groupe nous ont demandé de l'aide. Alors on démontait des machines, ça occupait les gens. On a tenu sept mois comme ça... Un beau jour, ils ont vendu les étireuses aux Chinois qui sont venus les démonter délicatement, poser les pièces dans du papier, alors que quelques temps plus tôt ces machines étaient attaquées à la masse... »

« Il y a eu la création de Rhodiaval pour fabriquer des pipettes de laboratoire à usage unique. C'était un os à ronger, aujourd'hui, l'entreprise est à Marnay... Mais c'était en même temps que le début du sida et du plan Barzach. On avait parmi nous un étireur, Denis Gauthier, passionné de mécanique, qui a mis au point une machine pour fabriquer ces pipettes. A ce moment, je suis passé du nettoyage à la formation ! J'étais responsable CFDT dans une commission paritaire départementale et régionale pour la formation. J'ai envoyé presque tout le monde en stage au lycée professionnel de la plasturgie d'Oyonnax... » Et les pipettes se sont bien vendues...

« Ça a été notre trésor de guerre »

« En 1984, un soir, on voit arriver un camion dont le chauffeur nous dit qu'ils seront six le lendemain pour venir chercher des caisses de machines pour la Thaïlande... Il voulait un endroit pour dormir, je l'ai envoyé de l'autre côté de l'usine. Et on a pris la décision à quelques uns de souder les portes. Ça a été notre trésor de guerre : c'est grâce à ça qu'on a obtenu les reconversions... C'était aussi important que la grève de 1967. »

Quelle est l'histoire de la bibliothèque ?

« Celle d'aujourd'hui est la suite de la bibliothèque créée dans la mouvance de Pol Cèbe. J'essaie de garder le même esprit. J'ai la même démarche par rapport à la culture : c'est plus important que les étiquettes, comme dit Trafo. C'est à travers la culture, la lecture, que j'ai acquis des connaissances. Cette bibliothèque, c'est mon éducation populaire. J'avais vécu le conflit de 67 de l'extérieur, je ne suis venue à la Rhodia qu'après mai 68... »

Depuis quand vous en occupez-vous ?

« Depuis 1989. Elle était restée cinq ans sans fonctionner, les livres mouraient... J'ai proposé de la rouvrir et Zedet, de la CGT, a dit que c'est moi qui le ferait le mieux... »

Quel est son statut juridique ?

« C'est une dévolution des biens sociaux du comité d'entreprise de la Rhodia. On a constitué un comité de gestion des anciens CE RPTRhône Poulenc Textile et fibre avec quatre CFDT et quatre CGT. On a négocié à partir des détachés de Rhodiaval, des gens restant à charge, des veuves avec des prestations sociales, de la mutuelle des Soieries créée en 1904 - une des premières ! - et ils nous ont donné dix ans de fonctionnement du CE. On les a placés, on a géré... Mais aujourd'hui, il n'y a plus de fric. Depuis huit ans, il n'y a plus d'achat de livres. Les nouveautés sont des dons... Regardez, il y a plusieurs pages de ce cahier pour 2014, pour 2015... Et puis, on a un problème d'espace. Et je ne sais pas désherber, mais je vais être obligée de le faire... »

Quel est l'avenir de cette bibliothèque ?

« Dans le projet de réhabilitation, ils doivent garder deux ou trois parties. Au début, on devait avoir 120 m², mais on n'est pas sur les plans... J'aurais bien voulu être dans ce qui est devenu la friche, avoir 150 m², mais on n'a que 48 m² sans chauffage... On a fait des lectures avec le CDN, des portes ouvertes à thème... J'essaie de le rendre sympathique... »

Essai réussi. Pendant l'entretien, plusieurs personnes sont passées. Des anciennes de la Rhodia, contentes de se voir, de prendre des livres, d'en parler. Une jeune femme est là aussi : « Mon grand est à l'Amicale cycliste juste à côté, je suis venue à la bibliothèque par hasard ». Ce hasard fait bien les choses : son petit de 6 ans rapporte plusieurs livres et en prend de nouveaux ! Un gourmand de lecture... La relève ?

Devenue bénévole à la retraite, Annie Verdy sait bien qu'il faudra évoluer, sans doute sous forme associative.

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