À bout, les intermittents occupent le CDN de Besançon et veulent amplifier leurs actions

Pour faire monter la pression et s’inscrire dans la lutte qui s’enracine dans toute la France, la Coordination des intermittents et précaires de Franche-Comté occupe depuis jeudi le Centre dramatique national de Besançon avec l’accord, fébrile, de sa direction. Un an après la mise sous cloche du monde de la culture, et face aux difficultés à venir, les intermittents du spectacle revendiquent la reconduction de « l’année blanche », qui leur assure une prolongation de leurs droits au chômage jusqu’au 31 août. Après cette date, beaucoup sombreront dans la grande précarité si rien n’est fait. Outre la réouverture des lieux culturels, ils demandent notamment aussi le retrait de la réforme de l’assurance chômage.

Le CIP FC avait mené la semaine passé une campagne d'affichage dans les rues de Besançon.

La chose était entendue et préparée, l’AG l’a formalisée : 96 pour et 8 abstentions ce jeudi matin devant la salle de concert de La Rodia à Besançon. Dans le sillage de l’occupation du théâtre de l’Odéon à Paris le 4 mars et de celles qui ont suivi dans d’autres lieux culturels en France, la Coordination des intermittents et précaires de Franche-Comté (CIP FC) décide d’investir le Centre dramatique national (CDN) de la ville « jusqu’à une réponse concrète de l’État ».

Très vite, la troupe s’élance et longe le Doubs, à pied ou à vélo, pour converger vers le lieu qui deviendra le symbole de leur lutte. Ils n’ont pas, ou presque pas, travaillé depuis un an. Chacun a une histoire différente à raconter selon son métier et sa situation. Mais tous partagent la même angoisse : un basculement rapide dans la précarité si « l’année blanche » n’est pas reconduite. Annoncée en mai 2020, elle prolonge les droits d’indemnisation jusqu’au 31 août 2021 pour les intermittents. Après, c’est l’inconnu.

Le statut particulier d’intermittent du spectacle permet à ces travailleurs, artistes ou techniciens aux employeurs multiples, de bénéficier d’une indemnisation par l’assurance chômage entre deux contrats s’ils déclarent au moins 507 heures sur une période d’un an. Avec la mise à l’arrêt du secteur de la culture et sans guère de perspective de travail pour la suite, beaucoup craignent donc la suspension prochaine de leurs allocations chômage. Ce sera le cas pour tous ceux qui n’auront pas pu effectuer le nombre d’heures requis sur les 12 mois précédant leur dernier contrat de travail au moment du recalcul le 1er septembre.

« Si l’année blanche n’est pas reconduite, je serai au RSA »

« On s’est rendu compte que les trois quarts des intermittents allaient se retrouver dans une situation très précaire d’après une étude que l’on a menée sur 300 personnes en Franche-Comté. Et plus le temps avance, plus on sera nombreux dans cette situation », indique Pedro, membre de la CIP FC. « Je n’ai pas pu faire mes heures, si l’année blanche n’est pas reconduite, je serai au RSA le 1er septembre », se désespère ainsi un technicien son qui n’aimerait qu’une seule chose, retourner bosser. Il ne comprend pas la logique mise en œuvre par le gouvernement pour lutter contre l’épidémie. « Il n’y a pas de raisons que l'on puisse aller dans les supermarchés, dans les transports en communs et pas dans les théâtres ou les festivals », enrage-t-il.

Emmanuel, comédien marionnettiste, compte sur l’extension du mouvement et des occupations pour que les revendications des intermittents résonnent fort, et jusqu’aux bonnes oreilles, pour enfin être entendues et prises en compte. « C’est compliqué pour tout le monde de faire ses heures », abonde-t-il. Lui est dans sa première année d’intermittence, ses droits auraient dû prendre fin le mois dernier et sont donc maintenu jusqu’au 31 août. Mais il craint de ne pas avoir de débouchés pour le spectacle qu’il a mis au point avec sa compagnie, une première création. « J’espère qu’ils prolongeront l'année blanche. Car même si les théâtres rouvrent en septembre, il y aura un impact sur le plus long terme, parce que des spectacles déprogrammés seront reprogrammés à ce moment-là ».

Des congés maternité non indemnisés

Amandine n’a plus travaillé depuis le 7 mars 2020. Elle est régisseuse générale et chapeaute la mise en place des dispositifs techniques, sons et lumières, de grands festivals ou lors de tournées. Son recalcul sera fait le 10 mai et elle aura ses heures pour conserver son statut après le mois d’août. « Mais mon taux va chuter, d’habitude je suis sur 900 heures, là ce sera 620. Mon cas n’est pas désespéré, mais je vais perdre 20% de revenu alors que j’ai acheté un appartement et que j’ai un prêt. Je me bats surtout pour les autres, ceux qui n’auront plus rien en septembre ». Elle pointe aussi la précarité qui frappe encore plus durement les femmes enceintes en louant l’action et le travail d’accompagnement des « matermittantes ». Faute d’activités suffisantes, les cas de congés maternité non indemnisés se multiplient et le phénomène ira en s’accentuant.

Devant le théâtre du CDN, des intervenants expliquent les modalités de l’occupation, qui se déroule avec l’accord fébrile de la direction. « Le lieu nous accueille, et il y a sur le plateau des artistes qui ont la chance de travailler. Il faut les laisser travailler », glisse Lionel, musicien, membre du CIP FC au micro. Il poursuit, explique que le théâtre sera occupé par roulement la nuit par un nombre limité de personnes, dans le respect du lieu et des gestes barrières, que des rendez-vous seront donnés tous les jours, qu’une agora sera installée à l’extérieur, que des groupes de formations seront mis en place sur l’intermittence, etc. « Ne m’applaudissez pas à chaque fois, je vais prendre l’habitude. Ça fait un an que je n’ai pas fait de concerts… », sourit-il.

Un grand étendard est déployé depuis le toit du bâtiment et vient se poser au-dessus de l’entrée principale. Il porte l’inscription « lieu occupé ». Se succèdent au micro une intermittente, qui rappelle la création du ministère de la Culture après-guerre, « on était reconnu comme essentiel pour sauver la démocratie, aujourd’hui nous sommes en danger », des représentantes du la FNSAC-CGT, la branche spectacle du syndicat, qui proclament leur soutien à la lutte, des étudiantes en graphisme à l’ISBA, l'école d'art de Besançon, venues voir comment elles pouvaient aider, « avec des banderoles ou autres », en DEUST théâtre à l’université, qui viendront avec leur prof le lendemain faire une prestation devant le théâtre, etc.

« On est passé d’une défense des intermittents du spectacle aux intermittents de l’emploi »

S’il arrive à faire 800 heures en moyenne depuis 35 ans, Christophe n’en compte que 50 cette année. « L’audiovisuel travaille, mais le spectacle vivant est en panne. Ils vont faire une simulation de concerts assis avec 1000 personnes à Paris et Marseille, mais comment prendre au sérieux deux concerts expérimentaux ? On s’en fiche, nous au mois de septembre on crève de faim ». Il ne croit pas que les grosses structures vont pouvoir assurer des festivals ou des concerts avec une jauge limitée. De toute façon, il n’est pas là pour savoir comment les organisateurs vont se débrouiller, ou non, dans le flou qui demeure total. « Moi je suis salarié, ce qu’on demande, c’est une reconduction de l’année blanche pour ne pas dépendre de ça ». Il prend aussi la défense des autres précaires, que ce soit dans l’événementiel, les extras en hôtellerie, de la restauration, les guides conférenciers, les saisonniers… « Tous ces gens sont dans la merde, on est passé d’une défense des intermittents du spectacle aux intermittents de l’emploi », expose-t-il, fier de la formule. Le CIP FC, comme toutes les autres coordinations, porte aussi une revendication forte et plus générale : le retrait de la réforme de l’assurance chômage. « Ils vont essayer de baisser les allocations pour tous les chômeurs de France, c’est bien une augmentation de la précarité », se lamente Christophe.

Renaud, technicien « backliner », qui assure la mise en place et les bons réglages aux instruments des musiciens sur scène a bien conscience de ne pas faire partie des moins bien lotis, ceux qui ne bénéficient pas du régime de l’intermittence. « Ce n’est pas parce qu’à côté ça souffre plus qu’on ne doit rien dire. Si on est un peu organisés et que cela permet d'avoir des réponses pour tous, tant mieux », espère-t-il « À la base on est sur le sujet de l’intermittence, entre nous, mais on pense aussi à tous les intermittents de l’emploi, pas forcément du spectacle », s'enthousiasme-t-il en utilisant la même formule. Et lui aussi s’interroge sur les choix politiques mis en œuvre. « Pendant le premier confinement, tout le monde était à l’arrêt, mais après les choses ont rouvert et les gens se retrouvent dans des lieux où il y a plus de monde que dans un ciné. Cela veut dire que ça peut être faisable, alors on ne comprend plus trop ».

« Pour beaucoup, nous avons perdu notre moteur de vie »

Si on rajoute à la précarité l’incertitude sur le futur, ça fait beaucoup. « Nous sommes maintenus dans une situation déprimante, sans la possibilité de travailler et de s’ouvrir aux autres. Notre milieu est extrêmement social et on travaillait à créer une situation de contact avec les gens. C’est un déchirement de les voir rester chez eux et nous chez nous. Pour beaucoup, nous avons perdu notre moteur de vie. On ne sait pas où on va, et on ne sait pas où va la société », se désespère Elias, éclairagiste en théâtre. Il a pu travailler un peu sur de la préparation, mais rien qui n’ai été présenté. « Ce sont certainement des créations qui ne trouveront jamais le regard du public et qui n’existeront donc pas ».

Dehors, sous le barnum installé l’après-midi devant le théâtre qui abrite de la pluie les fumeurs et ceux qui passent voir ce qu’il se passe, les discussions s’enchainent.
- On est patient quand même, on nous annonce plusieurs fois une possible réouverture et maintenant plus rien.
- L’annonce de l’année blanche nous a bien fait fermer notre gueule quand même. C’est une idée qui sort de nulle part au bout de trois mois de confinement. Là, au bout d’un an, on n’aura bientôt plus rien alors qu’on est plus en galère.
- Il y a la partie visible qui travaille avec les institutions, mais il ne faut pas oublier le monde de la nuit, les boites, qui représentent un phénomène culturel beaucoup plus important. C’est le moment de se bouger, parce que la culture institutionnelle ou de rue tourne en rond pour un petit monde et un petit public.
- Je ne suis pas forcément d’accord, nous on travaille avec de petites structures, on amène la culture dans les campagnes avec des projets accessibles à tous. On peut sortir des grosses boutiques.

Une occupation acceptée par la direction, mais non sans réserves

L’adjointe à la culture de la ville de Besançon, Aline Chassagne, est passée au CDN le premier jour de l’occupation, « une visite de politesse » d’après un occupant. Elle a pu écouter les revendications, tout comme l'ont fait les représentants de la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) lors d'une réunion en visio le lendemain menée depuis le théâtre occupé. Les messages sont passés et semblent avoir été entendus. Mais tous attendent maintenant des actes.

La DRAC fait remonter au ministère de la Culture et la municipalité n’a guère de marge de manœuvre, si ce n’est de donner l’autorisation d’accrocher des banderoles dans les lieux culturels qu’elle gère. Et si Anne Vignot, la maire, soutient les revendications des intermittents, à commencer par la réouverture rapide des lieux de culture, elle est beaucoup plus réservée sur la forme que prend la lutte. Pour elle, l’occupation n’est guère appropriée dans le contexte sanitaire actuel et alors que des classes ferment dans la ville en raison du Covid.

Du côté du CDN, on est un peu sur la même ligne. La direction est ok pour accueillir l’installation des intermittents, mais elle n’est toutefois pas très à l’aise et un peu sur les nerfs. Quelques petites tensions ont d’ailleurs éclaté ce vendredi, au deuxième jour, quand les intermittents ont souhaité se rendre dans la salle de spectacle pour faire une photo en posant sur les sièges des spectateurs.

« On peut de toute façon difficilement faire autrement qu'accepter », indique un salarié qui précise bien que, si l’accord avait été donné en amont du vote de l’AG et sous certaines conditions, il s’agit bien d’une occupation. Il conserve un regard bienveillant, mais souhaite toutefois qu’elle soit la plus courte possible et que donc, les revendications portées par les intermittents, qu’il partage par ailleurs, soient vite satisfaites. « Il y a des points qui sont urgents, il est tant de mettre la pression ». Comme les autres, il restera suspendu aux décisions qui pourraient être prises lundi lors d’une réunion en haut lieu du Conseil national des professions du spectacle (CNPS).

En attendant, l’occupation reste peut-être la meilleure arme des intermittents pour braquer les projecteurs sur la condition dramatique des acteurs culturels et de la culture elle-même.

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