Guillaume Gourgues : « j’ai du mal à voir le mouvement actuel empêcher la loi travail »

Sociologue, enseignant les sciences politiques à la faculté de droit de Besançon Guillaume Gourgues, répond aux questions de Factuel.info sur le phénomène Nuit debout et ses articulations, notamment avec les quartiers populaires et les syndicats. Il estime qu'une limite du mouvement est d'être dans la parole plus que l'action, à l'inverse des Indignés espagnols ou d'Occupy Wall Street...

Nuit debout est-il un phénomène politique comparable à d'autres ?

Le point de départ est le mouvement du 15 mai [2011] en Espagne, le fait d'occuper des places publiques ou privées dont se sont emparés des mouvements ayant peu de ressources. C'est difficile de dire dans l'instant si Nuit debout est un phénomène politique. Mais ces mouvements essayent de s'inscrire dans l'international. La trajectoire de Bernie Sanders est par exemple liée à Occupy Wall Street. La petite bourgeoisie intellectuelle est en train de vivre un déclassement, de comprendre que le système ne fonctionne plus pour elle. Il en résulte une critique fondamentale qui essaie de construire un discours cohérent sur un certain nombre de réformes à faire. Cela fait une dizaine d'années que Frédéric Lordon irrigue ces milieux d'intellectuels déclassés à fort niveau de diplôme et salaires faibles. C'est un mouvement qui rend visible quelque chose qui se passe depuis plusieurs années. Il y avait les mêmes dynamiques dans la critique du TCEle traité constitutionnel européen, repoussé par référendum en 2005 : une critique du capitalisme tel qu'il fonctionne plutôt que le positionnement droite-gauche. Cela se plaçait dans la queue de comète du mouvement altermondialiste. Le refus du clivage droite-gauche est en façade, le vrai clivage étant autour du libéralisme.

A vous suivre, on comprend mieux pourquoi Nuit debout ne peut pas aller dans les quartiers populaires...

On prend en pleine gueule la réalité de la ségrégation sociale telle qu'elle existe dans les villes. On ne se défera pas de ça. Nuit debout s'encastre dans cette réalité des centres-villes qui votent à gauche et tiennent des discours radicaux alors que les quartiers populaires ne suivent pas. La grande différence avec les Indignés, c'est que Nuit debout est un mouvement qui parle, il est compliqué pour des gens ayant des problèmes avec la parole. Les Indignés sont un mouvement avec de l'aide concrète...

On a quand même vu, à Nuit debout à Lons-le-Saunier, une zone de gratuité de denrées alimentaires, à Besançon une réminiscence du resto-trottoir... C'est concret, non ?

Que les réseaux anars animent le resto-trottoir et le recyclent, c'est très bien. En 2011, les Indignés d'Espagne étaient des gens ayant perdu leur salaire, leur maison. il y avait une urgence sociale, d'où l'alliance entre cette petite bourgeoisie déclassée et des petits retraités sans rien. Cela tient aussi à la réalité des villes espagnoles, par exemple à Cadix. Une des limites de Nuit debout est qu'il sera très difficile de le décloisonner et le faire arriver dans les quartiers où le travail d'éducation populaire, d'émancipation, est tenu par les travailleurs sociaux dans le cadre de la politique de la ville. Ça se fait parfois sur un mode descendant, et c'est là qu'on se rend compte que les réseaux associatifs ont morflé. Voyez le collectif Pas sans nous, il est juxtaposé avec Nuit debout, mais ils ne dialoguent pas. Les revendications immédiates et concrètes de Pas sans nous ne sont pas relayées par Nuit debout. Ce qui m'effraie, c'est que les gens de Nuit debout nourrissent un complexe par rapport à ça. J'espère qu'ils sont lucides sociologiquement.

Les habitants des quartiers peuvent reprocher aux gens de Nuit debout, et à d'autres, de ne pas avoir été là quand ils ont eu besoin de leur soutien...

Et ils ont raison ! Je travaille beaucoup avec des travailleurs sociaux qui essaient de créer une dynamique, des réseaux, et ont du mal à y arriver. Les gens de Nuit debout ne connaissent pas ces questions. Ils produisent le même effet que les partis pendant une campagne électorale ! Mais Nuit debout n'est pas le premier à être exclu des quartiers. Personnellement, le suis fatigué de Nuit debout car on y ressort les vieilles sauces, comme blablater trois heures sur la démocratie participative qu'on expliquait il y a quinze après Porto Allegre... Un travers du mouvement est de trop parler, alors que les Indignés ou Occupy Wall Street ont fait des choses. Heureusement que les anars sont là...

Le syndicalisme ne semble pas très à l'aise avec Nuit debout...

Le syndicalisme n'a jamais été très à l'aise avec les mouvements sociaux. Ils ont flingué la dynamique autour du forum social, ont siégé dans les institutions, ont des travers d'organisations... La CGT, que je connais bien pour avoir un projet de recherche avec elle, se pose la question de son utilité politique globale. Elle essaie de davantage coller à ses mouvements, ce qui revient à revaloriser ce qu'ils portent. Ça signifie qu'elle se replace sur le chemin de la contestation sociale. Les syndicalistes sont mal à l'aise tout le temps. ils ont du mal à exister hors de l'entreprise. C'est pour ça que SUD détonne, car il se sert des négociations d'entreprises pour mettre en pratique des idées qu'il va trouver ailleurs. En tout cas, si ce mouvement peut servir à clarifier le jeu entre les syndicats, et notamment avec la CFDT, il aura servi...

Là, vous parlez du mouvement contre la loi travail...

Les petits bourgeois intellectuels s'en foutent de la loi travail. Elle existe déjà dans la législation européenne... Bien sûr, j'irai manifester contre, mais la trame à tirer est vraiment sur l'altermondialisme, Panama papers, le Tafta... La loi travail est un prétexte. On verra si Nuit debout tient longtemps après que la loi sera passée...

Vous raisonnez comme si elle allait passer.

Elle passera, avec ce qui aura été raboté. Le plus grave, c'est le référendum d'entreprise qui met le contrat au-dessus de la loi, et ce n'est pas ça qui retient l'attention. Et la CFDT est pour, les gros malins... J'ai du mal à voir le mouvement actuel empêcher la loi travail. Quand, par exemple, la SNCF fait grève le mardi et qu'on manifeste contre la loi travail le jeudi ! Je vois bien ce qui se passe dans les syndicats : on ne mélange pas les torchons et les serviettes, pas les cheminots et les autres...

Ils ne sont pas seuls, les enseignants font souvent grève à contre-temps...

Nuit debout rappelle aux organisations syndicales l'impératif de la convergence des luttes. Les syndicats sont trop sectoriels. C'est d'ailleurs pareil au Medef. Heureusement, sinon on serait déjà mort...

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