Une journée à Paris avec les MBF de Saint-Claude

Après une journée d’action le 6 avril devant le siège social de Stellantis (ex-PSA) à Sochaux, une centaine de salariés de la fonderie MBF, en grève depuis le 31 mars, est montée à la capitale ce jeudi afin de se faire entendre. Au programme : mobilisation devant le siège social de Renault, accusé avec PSA de ne pas respecter ses engagements de commandes, rendez-vous à l’Assemblée nationale puis au ministère de l’Économie à Bercy. Récit d’une journée de lutte, d’attente et d’espoir alors que 220 emplois sont menacés par une potentielle fermeture du site.

3 h 17

« Les bus ont décollé de Saint-Claude »

Devant ma tasse de café, je lis le message de Nail Yalcin, délégué CGT de MBF. Le café transvasé dans un thermos, je me mets en route, direction le péage de Bersaillin.

4 h 30

Deux bus s’arrêtent au péage jurassien. Je descends de ma voiture, traverse une pelouse givrée, et me présente aux chauffeurs. « Vous êtes la journaliste ? Montez dans le bus derrière, il y a un peu moins de monde, » me propose l’un d’eux. Je monte dans un car de salariés endormis, à la recherche d’une place. J’en trouve une tout au fond, murmure quelques salutations, et tâche de me rendormir.

6 h 20

Dans le bus, on dort, on regarde des courses de F1, on écoute de la musique ou on débat sur la pertinence de la climatisation. La plupart des salariés sont en bleus de travail floqués « MBF » ou portent une veste jaune ou orange fluo. Un arrêt à une aire d’autoroute me permet de rencontrer l’autre moitié des manifestants et d’avoir une vue d’ensemble. La majeure partie de la centaine de salariés présente est masculine. Je compte toutefois une dizaine de femmes. Je remarque, étonnée, plusieurs adolescents. Xavier, technicien de maintenance, m’explique : « Ce sont les enfants des ouvriers, ils sont venus en soutien. »

8 h 15

Le bus se réveille lentement, bientôt envahi par une odeur de café sorti des thermos. Mon voisin de siège me tend des dattes. Le jour se lève tout à fait alors que nous traversons les champs de colza du Loiret. Les exclamations de quelques Jurassiens devant les nombreux chevreuils et lapins aperçus achèvent d’ouvrir les yeux des quelques derniers endormis.

J’en profite pour échanger avec mes voisins. Celui qui m’a offert des dattes s’appelle Saïd et a 52 ans. Embauché à MBF en 2003, il est cariste flux, « Je ravitaille les chaînes de production » m’explique-t-il. Il rectifie, « En fait, j’ai même commencé beaucoup plus tôt, en 1987. Mais je suis vite parti parce que je ne voulais pas faire comme mes parents, qui travaillaient à MBF aussi. Mais finalement, j’y suis revenu. » Saïd encourage son fils à ne pas faire comme lui : « Il fait des études à Besançon et je suis content, il ne faut pas qu’il reste à Saint-Claude, il n’y a pas d’avenir ici, » assène-t-il, sous l’oreille attentive de trois jeunes ouvriers assis sur la banquette derrière lui.

Et il y en aura encore moins, selon lui, si MBF ferme ses portes. « Ça serait une sacrée claque pour l’économie du Jura. Pas seulement pour nous, mais aussi pour tous les emplois indirects autour. »

Le processus de désindustrialisation est en cours depuis de longues années dans le bassin jurassien. Au fil des années, MBF a déjà supprimé des centaines d’emplois. « Quand je suis arrivé, on était plus de 1 000 ! Les robots remplacent les humains, » constate Saïd. Selon lui, les prétextes à la réduction des commandes des constructeurs automobiles ne tiennent pas : « Il a bon dos l’électrique, on fabrique toujours des voitures diesel et essence. C’est une histoire d’argent, d’actionnaires », dénonce-t-il.

La fonderie sanclaudienne, en redressement judiciaire depuis novembre 2020, a jusqu’au 27 avril pour trouver un repreneur solide, sans quoi, la liquidation judiciaire sera prononcée. Les repreneurs ne manquent pas, mais le plan qui a été présenté devant le tribunal de commerce n’a pas été jugé assez solide. Tant que les constructeurs automobiles PSA et Renault, principaux donneurs d’ordre, ne s’engagent pas, aucune pérennité ne sera envisagée pour l’usine. C’est pourquoi les salariés, en grève depuis le 31 mars, ont décidé de s’adresser directement aux donneurs d’ordre et à l’État.

En effet, difficile de rester compétitif avec d’autres fonderies à l’étranger, où la main d’œuvre est bien moins chère. Il se demande, alors que nous traversons Fontainebleau, « il y a des aides très importantes de l’État pour le secteur automobile qui sont versées aux constructeurs, où sont-elles ? Pourquoi les fonderies ferment alors ? ». Il m’apprend que le plan de reprise proposé ces dernières semaines émanait du patron actuel, Gianperro Colla, et comprenait le licenciement d’une cinquantaine de salariés. Mais pour le tribunal de commerce de Dijon, le plan n’était pas assez solide. « Il y a des repreneurs, mais pas de volumes assez importants à long terme. » note Saïd. Au final, ce ne sont donc plus cinquante emplois qui sont menacés, mais deux cent quatre-vingts : la fonderie au complet.

10 h

Après des conversations à bâtons rompus au fil de la forêt, nous voilà subitement à Boulogne Billancourt, devant le siège social de Renault, avec une bonne heure d’avance. Un salarié remarque, hilare, le panneau Pôle Emploi à côté des grilles du siège, « voilà ce qui nous attend ! ». Un autre se réjouit : « il y a nos camarades qui sont là ! ». En effet, il y a déjà du monde devant le siège. Les drapeaux CGT Métallurgie côtoient les gilets Sud Renault Technocentre, et un parterre de journalistes est déjà sur place. La descente du bus est joyeuse, les MBF vont à la rencontre de leurs camarades métallurgistes. On se présente, on se raconte la nuit dans le bus. Des photographes bombardent les nouveaux venus. La presse francilienne et nationale s’interroge : « C’est quoi MBF ? ». La réponse se fait à coup de larges pancartes et banderoles aussitôt déployées, au rythme de timides « Tous ensemble, tous ensemble, ouais », les seuls chants militants qui seront entendus de la journée.

Les grilles du siège de Renault sont et resteront bien fermées. Je me demande si la manifestation, qui se déroule sur le trottoir, est visible, ou même audible, depuis la tour du siège. « Ils sont tous en télétravail de toute façon », me fait remarquer Fabienne.

La cinquantaine, Fabienne est ouvrière à l’usinage depuis 22 ans. Elle est venue avec Gaëlle, sa fille de 14 ans. Fabienne se rappelle de la mobilisation de 2011. « On avait un peu d’espoir, il y a 10 ans, » me raconte-t-elle amère. Les MBF, qui étaient à l’époque près de 500, avaient fait grève pendant un mois, afin de lutter contre la suppression annoncée de la moitié des postes.

Fabienne est mère célibataire, elle ne sait pas ce qu’elle fera si l’usine ferme. « À 50 ans, c’est une très bonne question, c’est pas évident, » me confie-t-elle, anxieuse. « J’essaie de ne pas trop y penser. »

Dans les conversations en petits groupes, l’inquiétude est palpable. « Cette fois-ci, tout le monde est touché » m’explique Thierry*1, à MBF depuis 32 ans, et en grève pour la première fois de sa vie. « Normalement, c’est l’atelier qui fait grève » me raconte celui qui est dans l’équipe technique, « dans les bureaux ». « Mais comme tout le monde est menacé et que l’issue est fatale, on doit être tous ensemble, et porter ça au niveau national », estime-t-il.

Jacqu'*2, elle, se sent trahie par les donneurs d’ordre, dont PSA et Renault. « On a un savoir-faire reconnu, on s’est toujours donnés à fond ! » s’emporte-t-elle. Elle et ses collègues s’inquiètent pour leurs emplois, mais aussi pour Saint-Claude, qui connaît un long processus de désindustrialisation et qui sera bientôt « une ville morte » selon Jacqu'. « Après, ça sera le tour de la plasturgie », prédit sombrement Halim, 47 ans.

11 h

La prise de parole commence. Les syndicats de Renault, puis du centre d’ingénierie Lardy en Bretagne et du centre d’essai technique d’Aubevoye s’expriment. « On veut une entreprise au service des besoins des Français et pas des actionnaires », clame le délégué syndical CGT Renault. Alain, adhérent à Sud Métallurgie travaille à Aubevoye, un site de Renault. Ce ne sont pas moins de 2 000 postes en ingénierie qui sont menacés d’être externalisés. « Ils veulent nous faire passer chez des sous-traitants, mais personne ne veut se barrer de chez Renault avec la crise du COVID ! Regardez comme ils traitent leurs sous-traitants ! » déclare-t-il. Dans la foule d’environ 200 personnes, un homme avec un masque CGT Monoprix prend des vidéos. Je lui demande pourquoi il est là. « Nos luttes doivent converger si on veut faire reculer le patronat », m’explique-t-il. Un discours pas très éloigné de celui de Clémentine Autain, députée LFI de Seine–Saint-Denis, qui prend la parole également, et appelle à faire évoluer le modèle industriel français pour des raisons écologiques, « sans délocalisations ni carnage social ». Quand vient le tour de Nail Yalcin, les salariés MBF font bloc derrière lui pour appuyer sa prise de parole, arguant les constructeurs et l’État français à prendre leurs responsabilités.

12 h 15

La prise de parole se termine. Le pique-nique est installé sur une bande de pelouse entre le bord du boulevard et la Seine. Loin des températures négatives du Jura de cette nuit, il commence à faire presque bon. Les manifestants des autres fonderies et du technocentre partagent un sandwich, souhaitent bonne chance aux Jurassiens et repartent.

13 h 15

Les ventres sont remplis, il est temps de se mettre en route à l’Assemblée nationale. Les trois représentants syndicaux doivent être reçus par des députés, tandis que les autres salariés comptent bien se faire entendre devant l’institution. Les salariés de MBF remontent dans les bus. Les blagues fusent, les barres chocolatées s’échangent, la bonne humeur règne. Mais bientôt, une rumeur circule. La préfecture de Paris interdirait aux bus de se rendre à l’Assemblée nationale.

13 h 30

Effectivement, des fourgons de police bloquent les bus, pour cause d’une autorisation non remise à temps à la préfecture. Quelques salariés s’insurgent et proposent de se rendre à pied à l’Assemblée nationale. La négociation se poursuit avec les policiers.

14 h

La situation se débloque enfin. Les trois représentants syndicaux partent en voiture à l’Assemblée nationale. Je monte avec eux. Les autres partent en bus direction Bercy, sans passer par l’Assemblée. Les véhicules partent sous bonne garde, escortés par deux fourgons de police.

14 h 10

Dans la circulation parisienne, Nail tempête. Il reçoit un coup de fil du député du Doubs Denis Sommer, à qui il explique son retard. Ils semblent bien se connaître, et pour cause, le député LREM est un ancien de la CGT de PSA Sochaux.

14 h 45

Impossible pour moi de rentrer à l’Assemblée nationale. Les policiers en faction devant le bâtiment me demandent de circuler. Je décide de rejoindre les salariés à Bercy.

16 h 10

La fatigue se fait sentir chez les salariés, qui passent le temps devant le ministère de l’Économie en faisant la sieste sur les pancartes, en écoutant de la musique et en buvant de l’eau pétillante au citron. Il faut dire que mardi, déjà, ils se sont levés tôt pour se rendre à Sochaux et ont tenu le piquet de grève devant PSA toute la journée, sous la neige puis sous la pluie. Au moins, cette fois, le beau temps est au rendez-vous. Seul regret : l’absence de merguez. « Ils ont pas voulu qu’on fasse un feu », plaisante un salarié en désignant le parvis du Ministère.

16 h 25

Les représentants syndicaux rentrent enfin de l’Assemblée nationale. L’ampli est branché, Nail prend le micro et explique aux salariés ce qu’il s’est passé. Ils ont rencontré deux députés du Doubs, Denis Sommer et Frédéric Barbier, et une députée du Jura, Danielle Brulebois. Les élus ont dit être inquiets pour MBF, pour le territoire impacté par la désindustrialisation de manière plus globale. D’après eux, « ils surveillent le dossier de près, ils essaient d’activer certains leviers ». À savoir, potentiellement, mobiliser la ministre déléguée auprès du ministre de l’Économie, Agnès Pannier-Runacher, chargée de l’Industrie, bien qu’elle soit déjà elle aussi au courant du dossier.

16 h 40

Après avoir fini son compte-rendu, Nail demande avec bonne humeur pourquoi il n’y a pas de musique. Le micro est débranché, une salariée branche son iPhone. Quelques Jurassiens se mettent à danser sur le parvis de Bercy, sur les paroles de DJ Hamida qui sonnent comme une promesse de vacances « J’suis avec mes gars, j’suis sous le soleil et j’me balade. ». Saverio Vadala, représentant syndical CFDT sourit : « Ça fait une semaine que c’est comme ça à l’atelier » me dit-il en désignant les danseurs. Lui n’a pas le temps de danser, il sera reçu dans quelques minutes par la directrice de cabinet de la ministre Agnès Pannier-Runacher.

18 h 15

Plus de musique, et la présence de la police qui vient avertir les Jurassiens : à 19 h, au couvre-feu, ils seront obligés d’être dans le bus. Les manifestants quittent la place ensoleillée, se rapprochent des bus ou vont s’y asseoir.

18 h 45

Les trois représentants syndicaux sortent enfin de leur audience. Les salariés les pressent : « Alors ? Alors ? » Nail prévient tout de suite, « C’est à l’image de ce qui s’est passé en rentrant de l’Assemblée nationale. » À savoir, une situation bien connue, des inquiétudes qui sont entendues. « On leur a dit qu’il fallait contraindre Renault et PSA, mais c’est de la redite » expose Nail. « Ils ne sont pas en capacité de dire que le 27 avril, on aura des repreneurs ou du volume en plus, » déplore-t-il. Le prochain rendez-vous sera le lendemain, vendredi 9 avril, en visioconférence avec PSA, Renault, et Bercy. « La tonalité sera peut-être différente grâce à la journée de mobilisation d’aujourd’hui », espère Nail. Il assure, devant les mines abattues des salariés : « S’ils cherchent la radicalisation, il va falloir y aller ! On n’en est pas là, le dialogue c’est important. Mais le dialogue, parfois, ne suffit pas. On fait le point demain et on regarde ce qu’on fait la semaine prochaine. ». Quelques applaudissements retentissent, et tout le monde se dépêche de remonter dans le bus avant que le couvre-feu ne tombe.

19 h

Une voiture de police, gyrophare allumé, escorte le bus jusqu’à ce qu’il s’engage sur l’autoroute, direction Saint-Claude. « On n’est vraiment pas les bienvenus à Paris », remarque une salariée. Lorsque la voiture disparaît dans la circulation, elle s’exclame « Allez, frein à main, demi-tour, on va voir Macron », « Comme les gilets jaunes ! » scande un autre. Après ces quelques blagues, l’ambiance retombe vite. Mon voisin me confie « C’était dur et puis on n’a pas vraiment eu de bonnes nouvelles. » Un salarié derrière moi ajoute « C’est peut-être la fatigue qui parle, on verra demain. Mais là je n’ai pas trop d’espoir pour la suite. »

20 h 40

La nuit tombe, beaucoup de Jurassiens dorment déjà. Quelques-uns font une revue de presse, à la recherche d’articles parlant de leur mobilisation. Demain, il faudra inventer de nouvelles manières d’être entendus. En « tapant à la porte » de la préfecture du Jura, en organisant une journée bassin d’emploi sanclaudien morte. Pascal, qui travaille à l’usinage, me l’a dit solennellement : « On nous condamne, et bien on va se battre jusqu’au bout. On ne va pas mourir en silence. »

1 Le prénom a été changé.

2 Idem.

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