Un monde sans pitié

« La loi du marché » de Stéphane Brizé : comment un homme perd pied dans un monde rongé par la pression des impératifs de profit… Où le décor inscrit la fiction dans le réel.

loimarche

Nous sommes dans un bureau. La tête haute, un homme disert proteste ; « Pourquoi lui fait-on faire un stage dans un secteur où il n’y a pas de travail ? ». En face de lui l’employé du Pôle Emploi est mal à l’aise. L’homme (Vincent Lindon) se révolte et termine en disant : « les gens, on les traite bien ! ».

Filmer le chômage

Il rencontre ses anciens collègues. Eux veulent se battre contre l’entreprise qui les a licencié alors qu’elle fait des bénéfices substantiels : «faire condamner les bourreaux qui nous ont mis dans cette situation ». Lui ne veut plus se battre. Il veut tourner la page. Il en a assez. Quand on est acculé, la solidarité battue en brèche disparaît aussi.

On le retrouve lors d’un entretien filmé avec un employeur. On ne reçoit plus les demandeurs d’emploi. On les regarde sur Skype, ici dans un long entretien avec des questions du style : « Accepteriez-vous une fonction avec un salaire moins élevé et un travail en dessous de celui que vous aviez avant ? ». Oui il accepterait. Quelques questions encore. « On vous enverra un mail » lui dit le patron. Et avant de terminer l’entretien ce dernier ajoute : « votre CV n’est pas correct, il n’est pas clair ». L’homme bafouille. Ce qu’il avait mis en place pour donner une bonne image de lui et obtenir un emploi se fissure. La réponse tombe comme un couperet : « Pour être honnête avec vous, il y a peu de chance que vous soyez pris ».

Le soir il apprend à danser avec sa femme. Il baisse la tête, ne la regarde pas.

Quelques plans plus tard il est à la banque. On lui propose de vendre son appartement (quitte à en acheter un autre quand ça ira mieux). Il refuse : « C’est comme si tout ce qu’on avait fait n’avait servi à rien ». La banquière lui propose alors de mettre en place un capital décès pour envisager sereinement le futur : « Vous pourrez assurer l’avenir de ceux que vous aimez ».

L’homme prend la route pour mettre en vente son mobil-home. L’acquéreur pressent qu’il a besoin d’argent et négocie dur. L’homme résiste et refuse de brader ce qu’il a. Il a encore du ressort.

Une évaluation sur vidéo. Les candidats à l’emploi sont filmés et critiqués ensuite par les autres. La logique du monde du travail et de l’image aujourd’hui bien imbriqués. L’homme sourit vaguement pour sauver la face. Que faire d’autre ? Il encaisse les coups.

Filmer le travail

Enfin il trouve un travail de vigile dans une grande surface. Il doit repérer les fraudeurs. Surveiller n’est pas son truc. Il s'écrase, parle machinalement au vieil homme qui fauche deux barquettes de viande et qui n’a pas un sou sur lui et pas plus chez lui, à la caissière qui se débrouille comme elle peut en récupérant les bons de réduction, à celle qui passe sa carte de fidélité à la place de celle de la cliente pour récupérer quelques points… Et puis il se tait. Il n’y a plus rien à dire. Il est devenu un petit flic au service du capital. Acceptera-t-il aujourd’hui de sauver sa peau au détriment des autres ? Acceptera-t-il d’humilier les autres, lui qui a subi toutes les humiliations ? La fin du film le dira.

Entre la première et la dernière séquence, on voit comment la société néo-liberale s’y prend pour humilier un homme. Depuis la première image où il parle et la dernière où il se tait, on voit comment la loi du marché noyaute l’intime. De situations en situations, le film distille le malaise, révèle les mécanismes utilisés dans une société où le chômage de masse est devenu une aubaine pour les employeurs : entretiens d’embauches humiliants, dépréciation, évaluations insupportables, déshumanisation… 

Tout se fait de manière insidieuse à l’instar de cette séquence où le patron du supermarché dit d’une voix calme que pour booster le profit et satisfaire les actionnaires, il faut licencier et dénoncer la caissière qui commettrait la moindre erreur.

Un monde sans pitié

Au cœur du film, Stéphane Brizé souligne comment l’enfant du couple, handicapé moteur subit lui aussi les pressions de la société incarnées par le discours du proviseur.

On peut penser à « Deux jours, une nuit » des frères Dardenne, à la différence près que dans « La Loi du marché », il n’y a plus de collectif possible, seulement un monde où se déploie des dispositifs visuels de déshumanisation (entretien par Skype) ou de dénonciation (surveillance de ses propres collègues). Le regard de Vincent Lindon en dit long sur ce qui se déroule sous nos yeux notamment lors de la séquence de départ à la retraite (la moins réussie à mon sens) où le point de vue adopté est celui de son regard.

A l’exception de Vincent Lindon (Prix du Meilleur acteur masculin à Cannes), Stéphane Brizé travaille avec des non professionnels. Ce qui donne à cette fiction la texture du documentaire et permet aux spectateurs de s’identifier aux personnages sans trouver d’échappatoire. D’être au cœur de la tourmente. Et le décor, à l’instar de l’hallucinant supermarché quadrillé par des caméras de surveillance, inscrit cette fiction dans le réel. Notre réel. Notre monde comme un miroir offert à notre regard et auquel nous aimerions échapper.

 

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