« Un chamois, un chasseur, pendants l’un de l’autre »

Auteur montagnard, le prolixe Erri De Luca a écrit avec « Le poids du papillon » un curieux duel entre un homme et un chamois. La poésie et la nature, le questionnement sur la nature humaine et l'animalité n'ont pas échappé à Danièle Secrétant dont la chronique est un bel hommage.

chamois

Sa mère avait été abattue par un chasseur. Dans ses narines de petit animal se grava l’odeur de l’homme et de la poudre à fusil.
La première phrase de ce très court roman m’a immédiatement fait penser au dessin animé de Walt Disney, Bambi.
Puis le roman prend des allures de thriller. Il a pour cadre la montagne. L’intrigue se tisse dans une langue superbe, parfumée, portée par le vent, la neige, la cime des arbres, la foudre, le ciel et les étoiles.
C’est aussi une histoire entre un homme et une femme.

Mais une femme est ce fil d’araignée tendu dans un passage, qui se colle aux vêtements et se laisse porter. Elle avait mis sur lui ses pensées et il ne s’en débarrassait pas.
Les protagonistes principaux ? Un homme et un animal. Mais où est la différence ? Ils sont animés par les mêmes passions, ils font corps avec la même montagne.

Il avait suivi des cerfs, des chevreuils, des bouquetins, mais plus de chamois, ces bêtes qui courent à la perfection au dessus des précipices. Il reconnaissait une pointe d’envie dans cette préférence. Il avançait sur les parois à quatre pattes sans une once de leur grâce, sans l’insouciance du chamois qui laisse aller ses pieds, la tête haute. L’homme pouvait aussi faire des ascensions bien plus difficiles, monter tout droit là où eux devaient faire le tour, mais il était incapable de leur complicité avec la hauteur. Eux vivaient dans son intimité, lui n’était qu’un voleur de passage.
Un chamois, un chasseur, pendants l’un de l’autre.

Le papillon ? Avec sa grâce aérienne et diaphane, il volète dans ce récit empreint de poésie, mais aussi de sauvagerie.
Sur la corne ensanglantée du vainqueur se posèrent des papillons blancs. L’un d’eux y resta pour toujours, pour des générations de papillons, pétale battant au vent sur la tête du roi des chamois durant les saisons d’avril à novembre.
Le roi des chamois à quelques comptes à régler. Avec l’homme, un chasseur qui lui a pris sa mère. Il s’occupera de cela plus tard. Avant, il doit accomplir ce pour quoi il est fait : reproduire l’espèce. Lui seul a le droit de couvrir les femelles. Il assure sa suprématie sur les autres mâles lors de combats où le vaincu s’enfuit perdant ses viscères, pourchassé. Les ailes quittèrent le ciel pour descendre à terre les dévorer.
Les ailes ? Ce sont les aigles. Ils lui ont pris sa sœur. Elle les avait attirés vers elle afin que lui s’en sorte, après le meurtre de leur mère.
Un autre compte à régler.

Le troupeau médusé avait vu de loin leur roi foncer tête baissée sur l’aigle qui s’enfuyait et retombait. D’un coup de sa corne gauche, le roi l’avait transpercé en l’air au moment où il perdait de sa hauteur. Il avait sauté sur l’oiseau blessé et l’avait piétiné de ses sabots, le laissant mourant. On n’avait jamais vu ça au royaume des chamois.
Sur la montagne, passent les saisons.
Quand la tempête se calme, elle laisse la neige accroupie sur la cabane comme une poule qui couve. La pendule à la voix de coucou en bois frappe des coups de poussin dans son œuf. Le coucou en bois a la voix de mai, la voix dépaysée d’un prophète dans la ville qui fait la fête. 
L’hiver, l’homme doit seulement résister dans sa coquille.

Quant au chamois,
Sous le toit des branches, il levait son museau la nuit vers la voûte du ciel, un pierrier de cailloux lumineux. De ses grands yeux et le souffle fumant, il fixait les constellations, où les hommes voient des silhouettes d’animaux, l’aigle, l’ourse, le scorpion, le taureau.
Lui y voyait des brisures d’éclairs et les flocons de neige sur le pelage noir de sa mère, le jour où il avait fui loin d’elle avec sa sœur, loin de son corps abattu.
L’été, les étoiles tombaient comme des miettes, brûlaient en vol pour s’éteindre dans les champs. Alors, il s’approchait de celles qui étaient tombées près de lui pour les lécher.
Le roi goûtait le sel des étoiles.
L’animal et l’homme s’espionnent des années durant, se cherchent, se trouvent parfois. Au bout de cette longue traque, ils se connaissent parfaitement, comme ils connaissent le vent, les odeurs, la foudre, la neige, les arbres. Leur montagne.

L’animal sait que l’homme le traque. Il se joue de lui. Plusieurs fois, l’homme lève son fusil.
Un papillon blanc alla se poser dessus… Un papillon sur un fusil le tourne en dérision… Là où se pose le papillon, c’est le centre.
Puis vient le mois de novembre décisif. L’homme et l’animal sentent qu’ils arrivent au terme de leur vie.
C’était le dernier pas de l’automne, ensuite viendrait la neige et son silence magnifique. Aucun autre silence que celui de la neige sur le toit et sur la terre ne vaut ce nom-là.
L’homme le sait. Les dettes se paient à la fin, une fois pour toutes.
Il sait aussi qu’Un homme est ce qu’il a commis. S’il oublie, c’est un verre renversé, du vide enfermé.
Le chamois le sait. Le temps de sa suprématie sur les mâles de la harde est terminé. Il est temps d’en finir, de régler le dernier compte. En beauté.
Le roi des chamois sut brusquement que c’était le jour. Les animaux vivent dans le présent comme du vin en bouteille, prêts à sortir.
L’homme armé de son fusil est en dessous de lui.
Il agita sa corne en l’air pour libérer le papillon, il tapa sur le rocher de l’ongle de son sabot, un bruit pour que l’homme se retourne. Il ne le voulait pas de dos, mais de face.
Le chamois vole, effleure l’homme, l’épargne, continue sa course, s’arrête sur un rocher.

Et il resta là.

C’était un jour parfait, il ne se battrait plus contre aucun de ses fils et il ne devait pas attendre l’hiver pour mourir.

L’homme tire, le chamois tombe. Pendant que la harde vient rendre un dernier hommage à son roi, l’homme descend prendre possession de sa proie.
Il baissa son fusil. La bête l’avait épargné, lui non. Il n’avait rien compris de ce présent qui était déjà perdu.
L’homme refuse alors de laisser le roi mort au dépeçage des aigles. Il le prend sur son dos.
Le poids des années sauvages lui apporta sa note sur les ailes d’un papillon blanc… Ce fut la plume ajoutée au poids des ans, celle qui l’anéantit… Il s’effondra, le chamois sur le dos, face contre terre. 
Un bûcheron les trouva là au printemps… Ils étaient encastrés au point de ne pouvoir être séparés qu’à la hache… Sur la corne gauche du chamois, la glace avait laissé l’empreinte d’un papillon blanc.

  • 96 pages, Folio-Gallimard, 2012.


 

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