Lundi 6 septembre 2021, la chaîne Radio Canada a révélé qu’une école de la province de l’Ontario avait procédé à un autodafé. Cela s’est passé en 2019. Une cérémonie de purification par le feu1 a en effet alors été organisée par le conseil scolaire catholique Providence dans une de ses écoles... Il y avait urgence à brûler Tintin en Amérique qui stigmatise les Peaux-Rouges ; La Conquête de l’Ouest par l’ignoble Lucky Luke ; et Astérix et les Indiens, bien évidemment.
Livres d’histoire, manuels scolaires donnant des conseils pour confectionner des parures de plumes... c’est une trentaine d’ouvrages parmi les quelques 5.000 livres de jeunesse bannis des bibliothèques qui ont été ainsi livrés au feu purificateur, car jugés coupables de véhiculer des stéréotypes négatifs sur les habitants des Premières Nations du Canada. By the way, les cendres de cet autodafé ont ensuite servi d’engrais à la plantation d’un arbre (de la connaissance du bien et du mal ?)...
Un aspect « piquant » de cette histoire – là-bas, on dit le fun - est que la coprésidente de la Commission des Peuples Autochtones du parti libéral (parti du premier ministre Justin Trudeau), une certaine Suzy Kries, revendiquant être elle-même issue des Premières Nations, et qui avait déclaré à l’intention des enfants de ces pieuses écoles qu’à travers cette cérémonie de purification « nous enterrons les cendres du racisme, de la discrimination et des stéréotypes... », a été par la suite accusée par les Communautés autochtones canadiennes coupable d’appropriation culturelle, ayant en réalité menti sur ses origines, son arbre généalogique ne recelant aucune ascendance renvoyant aux Premières Nations. Finalement, Suzy, pauvre crêpe, a dû démissionner. Du coup, profitant du fait d’avoir été dupé, le conseil scolaire catholique Providence l’a joué « pédale douce » en suspendant son projet de mise au rebut des livres en question...
Cette anecdote constitue, il me semble, un beau pré-texte à développer quelques considérations sur les questions qui affleurent par les temps qui courent à propos de notions disparates et entremélimélo telles l’appropriation culturelle, la cancel culture ou le woke...
Comment le masque, essentiel dans la tragédie grecque, devient objet de litige...
Dans une veine analogue, on se souviendra de la représentation des « Suppliantes » d’Eschyle empêchée en 2019 à la Sorbonne. Une cinquantaine de militants de la Ligue de défense noire africaine (LDNA), de la Brigade anti-négrophobie et du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) ont alors décidé de bloquer l’entrée de l’université pour protester contre un spectacle qu’ils jugeaient racialiste. En cause : l’utilisation de maquillages sombres et de masques pour personnifier les Danaïdes, ce qu’ils apparentaient au « crime » de« blackface ».
Le masque, essentiel dans la tragédie grecque, avec ses traits expressifs grossis, destiné à être vu de loin, qui permettait au même acteur de jouer plusieurs personnages successivement, est ainsi devenu un objet de litige. Depuis quelques années, des communautés, en France, – ici des Noirs – adoptent une posture victimaire, estimant que l’Occident, qui serait par nature raciste, n’est pas légitime pour écrire leur histoire, passée et actuelle, et fustigent tout signe d’appropriation culturelle2, qu’elle soit vernaculaire ou venant d’artistes blancs et dominants.
C’est ainsi qu’en 2018, le metteur en scène canadien Robert Lepage a dû annuler en 2018 son spectacle Kanata à Montréal3, au motif que sa relecture de l’histoire de son pays n’avait pas été réalisée avec des Amérindiens. Interrogée à propos de la notion d’appropriation culturelle encore une fois convoquée, Ariane Mnouchkine dira simplement : « Ces termes (d’appropriation culturelle) n'évoquent rien pour moi car il ne peut y avoir appropriation de ce qui n'est pas et n'a jamais été une propriété physique ou intellectuelle. Les cultures ne sont les propriétés de personne. Aucune borne ne les limite, car, justement, elles n'ont pas de limites connues dans l'espace géographique, ni, surtout, dans le temps. Elles ne sont pas isolées, elles s’ensemencent depuis l'aube des civilisations... Aucun peuple, même le plus insulaire, ne peut prétendre à la pureté définitive de sa culture. Les histoires des groupes, des hordes, des clans, des tribus, des ethnies, des peuples, des nations enfin, ne peuvent être brevetées, comme le prétendent certains, car elles appartiennent toutes à la grande histoire de l'humanité. C'est cette grande histoire qui est le territoire des artistes ».
Dans la même veine que cet audodafé « Providentiel », de la mise au ban des Suppliantes d’Eschyle en Sorbonne, et du spectacle Kanata, on peut faire référence au Musée des Arts de Baltimore (BAM), dans le Maryland (Etats-Unis), qui s’est engagé à réduire la disproportion entre les œuvres d’artistes masculins et féminins, et de privilégier désormais résolument les œuvres d’artiste femmes, de noirs, d’autochtones, et de « régionaux ».
Faut-il remettre en cause l’enseignement du grec et du latin au motif que les Grecs et les Romains étaient des esclavagistes ?
Nous pourrions poursuivre dans cette voie et citer des dizaines d’exemples de ce type... Quels éléments de réflexion peut-on développer à ce sujet ?
Pour Robert Leroux, professeur de sociologie à l’université d’Ottawa « cette histoire (Tintin, Lucky Luke, Astérix) illustre le triomphe du mouvement “woke” au Canada ». Ce mouvement, né dans les campus américains, fait de la protection des minorités l’alpha et l’oméga de toutes les luttes. Et Leroux de souligner qu’à l’université de Princeton aux Etats-Unis (New Jersey), on est allé jusqu’à remettre en cause l’enseignement du grec et du latin au motif que les Grecs et les Romains étaient des esclavagistes. C’est ainsi que ces langues ont cessé d’être obligatoires pour les études de lettres classiques. Faut-il refuser aux auteurs de fiction noirs la « permission » de créer des personnages blancs ?
Avec le triomphe de la numérisation, l’explosion des réseaux sociaux et l’algorithmisation (my choice) de la vie sociale qui fait boucle, dessinant un cercle vicieux où la personne se mord en quelque sorte la tête... ont chamboulé l’écosystème de l’information qui s’en trouve transformé. Autant d’éléments venant corroder les solidarités traditionnelles et favorisant l’édification d’un individu éclaté, à l’identité incertaine, favorisant du même coup le repli identitaire et le communautarisme. Sommé d’être « performant » dans tous les domaines de la vie, fatigué de devoir être soi4, on cultive le ressentiment et l’on cherche le (ré)confort et la chaleur du groupe. Chacun dans sa bulle ; c’est l’avènement de ce que Pierre Legendre5 appelle le self-service normatif.
Mais en congédiant l’histoire, et en s’en prenant à la création artistique, à la créativité, les anti blackfaces et autres communautaristes risquent de s’embarquer pour le contresens. Pour l’illustrer on peut prendre l’exemple de l’écriture des Inuit.
La langue des inuit, l’inuktitut, langue traditionnellement orale présente cette particularité d’avoir été transcrite à partir du xixe siècle dans un système de notation syllabique, contrairement aux autres langues de tradition orales qui sont généralement transcrites en caractères alphabétiques. Ce sont des missionnaires qui incitèrent les peuples de l’Arctique à adopter un système d’écriture dans le but de les initier au christianisme et à la Bible. Les Inuits de l’Arctique canadien utilisent ainsi soit l’alphabet latin (qaliujaaqpait) soit les caractères syllabiques (qaniujaaqpait).
Le premier système d’écriture utilisé parmi les Inuits était l’alphabet latin, au Groenland, au cours des années 1760. Le système d’écriture de l’inuktitut en caractères syllabiques est une adaptation, dans les années 1880, de l’écriture mise au point pour les Indiens Cri par un missionnaire, le révérend Evans, vers la fin des années 1830. Inspiré de la sténographie, il développe un système syllabique où voyelles et consonnes sont représentées par neuf symboles écrits dans diverses positions. Ce système fut adapté à l’inuktitut puis graduellement introduit dans les territoires actuels du Nunavik. D’abord utilisé par les missionnaires à des fins d’évangélisation, il fût finalement adopté par les Inuit.
A tel point que ce syllabaire fait désormais partie intégrante de la culture inuit, qui y voit une marque de son identité. Les Inuits le considèrent comme un don de Dieu, par allusion au fait que c’est un missionnaire qui le leur a transmis. Ainsi, c’est un système d’écriture inventé par un missionnaire Blanc qui constitue l’un des marqueurs de l’identité des populations inuit.
ᐃᓚᖓ 1.
ᐃᓅᔪᓕᒫᑦ ᐊᓂᖅᑎᕆᔪᓕᒫᑦ ᐃᓅᓚᐅᕐᒪᑕ ᐃᓱᒪᕐᓱᕐᖢᑎᒃ ᐊᒻᒪᓗ ᐊᔾᔨᐅᖃᑎᒌᒃᖢᑎᒃ ᓂᕐᓱᐊᖑᓂᒃᑯᑦ ᐊᒻᒪᓗ ᐱᔪᓐᓇᐅᑎᑎᒍᑦ. ᐃᓱᖃᖅᑐᖁᑎᖃᕐᑎᑕᐅᕙᓕᕐᐳᑦ ᐱᔾᔪᑎᖃᕐᓂᒃᑯᑦ ᐊᒻᒪᓗ ᐃᓱᒪᒋᓯᒪᓂᒃᑯᑦ ᖃᓄᐃᓕᔾᔪᑎᖃᕆᐊᖃᓕᕐᑐᑦ ᐃᒻᒥᖕᓅᖃᑎᒌᒡᓗᑎᒃ ᐅᒃᐱᕐᓂᒃᑯᑦ ᖃᑕᖖᒍᑎᒌᑦᑎᐊᕆᐊᖃᕐᓂᒃᑯᓪᓗ.
Article premier de la Déclaration universelle des droits de l'homme en inuktitut du Nunavut
Où qu’elle est l’appropriation culturelle ?
La morale est l’épine dorsale des imbéciles6
(Francis Piccabia)
Finalement, tournons-nous vers les politiquement incorrects que furent, chacun à sa façon, Henry Miller et Jean Genêt.
Dans un petit-grand texte intitulé L’obscénité et la loi de réflexion7, Henry Miller expose joliment l’idée, somme toute banale, que chacun voit midi à sa porte. Citant Théodore Schroeder, il nous rappelle que : « l’obscénité n’existe dans aucun livre ou tableau, mais n’est qu’un mode de l’esprit de celui qui lit ou qui regarde ».8
Quant à Jean Genêt, grand défenseur de la cause noire – ou plutôt des Noirs (en réalité Genêt était amateur de jeunes garçons de toutes les couleurs, arc en ciel ?) -, il a écrit la pièce les Nègres9 en 1958. Y dénonçant le jeu de simulacre des identités attribuées, il veut montrer combien il est difficile d’échapper aux rôles que les autres veulent parfois vous assigner. De ce fait, il exigea pour jouer sa pièce des comédiens noirs pour s’adresser au public blanc. En exergue de la pièce il écrit : « Un soir un comédien me demanda d’écrire une pièce qui serait jouée par des Noirs. Mais, qu’est-ce donc un Noir ? Et d’abord, c’est de quelle couleur ? »
Amen
Notes
1 Comme au bon vieux temps, « on » brûlait les « sorcières »...
2 L'appropriation culturelle désigne à l'origine l'utilisation d'éléments matériels ou immatériels d'une culture par les membres d'une autre culture. Cette notion se réfère souvent aujourd'hui à l'idée que l'utilisation d'éléments d'une culture par les membres d'une culture « dominante » serait intrinsèquement irrespectueuse. Les partisans du concept d’appropriation culturelle affirment qu’il constituerait une forme d'oppression et de spoliation. Les critiques de cette notion voient dans l'utilisation polémique de ce concept un avatar du « politiquement correct » visant à entraver la liberté d'expression et de création.
3 Alors que le metteur en scène canadien Robert Lepage préparait son spectacle Kanata, une lettre, signée par 18 artistes et intellectuels autochtones et 12 de leurs alliés, non-autochtones, déclencha une vive polémique. Le spectacle, joué par les acteurs du Théâtre du Soleil, dirigé par Ariane Mnouchkine, abordait l’histoire du Canada en évoquant les oppressions subies par les autochtones. Face à l’absence sur scène d’acteurs issus de leurs communautés, certains représentants de ces derniers ont dénoncé une appropriation culturelle. Dans la foulée, un coproducteur financier se retira du projet, poussant le metteur en scène à annuler la création de Kanata au Théâtre du Soleil à Paris.
4 Cf. Norbert Elias, La société des individus, Fayard, 1991. Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998. Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, Guérir du ressentiment, Gallimard 2020. Elizabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi, Seuil, 2021.
5 Pierre Legendre, De la société comme texte, linéaments pour une anthropologie dogmatique, Fayard, 2001 ; La 901è conclusion, étude sur le théâtre de la raison, Fayard, 1998 ; Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, 1999 ; Le dossier occidental de la parenté, Fayard, 1988 ; L’animal humain et les suites de sa blessure, Fayard, 2016.
6 Imbécile = faible ; du latin imbecillus (sans bâton, sans soutien) ; qui a besoin de béquilles...
7 Henry Miller, L’obscénité et la loi de réflexion, Gallimard, Eric Losfeld, 1971.
8 De façon triviale : celui qui a du caca dans la tête voit du caca partout...
9 Jean Genêt, Les nègres, Gallimard, 1958.