« Peut-on vivre autrement qu’en étant des machines ? »

14.000 personnes ont défilé en Franche-Comté selon la CGT. A la fin de la manifestation bisontine qui a rassemblé entre 3000 et 5000 participants, des étudiants et des militants chevronnés ont entamé une assemblée générale en public : la parole se lâche et on l'écoute.

31mars9

L'esplanade des Droits de l'homme est pleine quand le cortège bisontin s'ébranle doucement derrière une banderole intersyndicale et intergénérationnelle affichant le programme : « Pour le progrès social, retrait du projet de loi El Khomri ». Les étudiants suivent en rangs serrés avec quelques lycéens, puis les salariés sous des drapeaux syndicaux. On remarque les gros bataillons CGT, FO et Solidaires, des badges de la FSU, plusieurs fédérations CFDT : « on n'est pas des moutons », dit Vincent Maubert, délégué au CHU. « Il faut retirer cette loi et la réécrire, commencer par le dialogue social. Le plus gros point noir, c'est le renversement de la hiérarchie des normes », dit Christelle Tisserand, secrétaire de la CFDT-Santé-Sociaux du Doubs.

De nombreuses entreprises privées sont représentées : Alstom et Rivex à Ornans, Augé, Carrefour, Camelin, Bourbon, Genet... « Depuis deux ans, on n'a plus de commandes ferroviaires et la charge de travail va baisser d'un quart après les vacances », dit Philippe Pillot, délégué FO d'Amstom qui constate de nombreuses ruptures conventionnelles, l'augmentation des détachements sur d'autres sites. Comment les salariés prennent-ils la loi El Khomri ? « Ils ont du mal à comprendre... »

Une banderole intersyndicale et intergénérationnelle.

De nombreux secteurs sont là : métallurgie, commerce, transports, santé, travail social, cheminots, territoriaux, enseignants, médias... « Il y a davantage de monteurs et de scripts en grève que de journalistes », dit un confrère de France 3. Le SNJ de L'Est Républicain est de sortie, confronté à la dénonciation du contrat d'entreprise et de l'accord mobilité. Quelques signes politiques se montrent plus ou moins discrètement : badges PCF, EELV, FdG, drapeaux du NPA et de la Fédération anarchiste.

Les stores baissés du siège du PS gardé par des policiers

Le défilé passe devant l'ancien hôpital Saint-Jacques et s'engage avenue de la Gare d'eau où les stores du siège du PS, gardé par quelques policiers, sont baissés. Place Victor-Hugo, le local des Républicains est lui aussi sous bonne garde. Un syndiqué CGT de Carrefour-Chalezeule explique qu'il y a plusieurs dizaines d'employés du magasin dans la manifestation : « des CGT et des FO... » A l'entendre, le personnel appréhende la loi travail : « on est mis sous tension par nos patrons qui disent que le magasin va mal, ils font du chantage à l'emploi alors que la loi n'est pas passée... »

Animateur régional de la CGT métallurgie, Jacques Bauquier positive, comme les dirigeants nationaux de la centrale : « c'est plus fort que je ne pensais, on est 6000 ou 7000... » Le communiqué régional de la CGT annoncera finalement 5000. La police bisontine 3000. Selon notre comptage, c'est entre 3500 et 4000. Dans la sono de Solidaires, un militant explique que « ça ne suffira pas, il faut que les salariés poussent leurs syndicats ». Jacques Bauquier est dans la suite, les journées des 5 et 9 avril : « le 9, ce sera un samedi pour élargir aux petites boîtes, on est dans un processus qui va crescendo, il y a longtemps qu'il n'y a pas autant eu de travail intersyndical... »

Controverse sur le blocage de la fac de lettres

Le temps est doux, la marche est plus longue que d'habitude, le circuit n'est pas ordinaire. Il se termine place de la Révolution vers 14 heures alors que nombreux sont ceux qui l'ont déjà quitté pour aller manger. Les plus militants entendent poursuivre à environ 300 jusqu'à la préfecture, puis une assemblée générale se tient place Granvelle.

Elle démarre sur une controverse entre partisans du blocage de la fac de lettres et ceux qui craignent pour leurs examens partiels. Des anciens sourient à voix basse : « décidément, les débats sont toujours les mêmes ». Prof à l'université et militant SUD-Éducation, Michel Savaric assure qu'on trouve toujours une solution pour valider le travail des étudiants qui bossent... Noëlle Ledeur, militante de Solidaires, se veut lucide : « ce n'est pas un ras-de-marée, le gouvernement ne va pas reculer ».

« Ne pas troller dans les AG avec ses angoisses »

José Avilès, secrétaire de l'UL CGT, est lyrique : « je vous vois debout quand d'autres sont à genoux ! Le 9 avril, tous dans la rue ! » Responsable local de Lutte ouvrière, François Fruitet prend du recul : « on est davantage que le 9 mars, si les manifestants sont plus nombreux, c'est bon signe. La lutte ne va pas se régler en deux jours ou deux semaines. En son temps, la loi Devaquet avait été votée, elle a été retirée dans la rue... »

Plusieurs prises de parole abordent ensuite le sens du travail : « il faut voir au-delà du retrait de la loi, réfléchir à ce qu'on veut de positif, à comment le construire, à savoir s'organiser, à ne pas troller dans les AG avec ses angoisses », dit une jeune femme. Tanguy, 18 ans, prend le micro : « je suis salarié depuis 15 ans. Cette sciure qu'on nous pond, c'est pour nous conforter dans notre état déplorable : ce n'est pas normal de passer davantage de temps avec ses collègues qu'avec ses enfants ».

« Je ne sais pas si on verra la retraite... »

Un jeune homme de 28 ans lui succède : « ça fait 10 ans que je travaille... Dans mon rayon de supermarché, on était trois et c'était dur. Maintenant, on est deux pour le même travail. Je suis tombé malade et j'ai eu un mi-temps thérapeutique. Ce n'est pas vivable... vous les étudiants, profitez de la fac, vous avez l'occasion de vous construire, politiquement, philosophiquement... Si on ne fait rien aujourd'hui, on est foutu, je ne sais pas si on verra la retraite. Peut-on vivre autrement qu'en étant des machines ? »

Arrive Jean-Luc, la cinquantaine, ouvrier viticole : « si personne ne s'était sacrifié avant, on ne pourrait pas parler sur cette place. On demande aux étudiants de reporter leurs partiels, mais c'est quoi par rapport à cette loi ? Là, on a des socialos-fachos : je n'ai jamais vu autant de flics ! » « La souffrance au travail nous bouffe, nous broie... Le privé est politique, parlez autour de vous, écoutez les chômeurs, les précaires, les souffrances », dit une jeune femme qui reprend le micro.
Membre du comité de mobilisation de l'université, Lucien lance une idée déjà évoquée en amphi : « une marche nationale sur Paris venant de plusieurs villes ». Une comédienne du Tartuffe en tournée arrive devant l'auditoire : « on ne joue pas ce soir au CDN, on a décidé la grève, mais on accueille les gens pour parler... »

Les musiciens reprennent place sur la camion de Solidaires, jouent un morceau, puis quittent lentement la place Granvelle. Ce ne sont pas les prémisses du mouvement de mai 68, mais un jeune homme veut en retenir un slogan : « l'imagination au pouvoir ». Pour l'heure, ça parle, ça échange, ça échafaude, ça discute, ça s'écoute... A Besançon comme ailleurs, une bonne partie du peuple de gauche et de la jeunesse tourne le dos aux socialistes au pouvoir. Enfin, pas tous. Dans le cortège, on en a vu quelques uns très à l'aise : la députée Barbara Romagnan, l'ancien vice-président du département Christian Bouday, la jeune conseillère régionale Elise Aebischer floquée d'un badge UNEF...

Un nouveau mouvement : le Plouf : parti légitime pour l'organisation urgente du futur...

 

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