« Pendant qu’on maintient la chaîne du faste pour les vitrines des Champs Élysées, nos hôpitaux crèvent…. »

Employant près de 1400 personnes dans le monde dont un millier en Franche-Comté (Doubs et Haute-Saône), le groupe SIS, spécialisé dans la maroquinerie de luxe, a repris progressivement la production le 14 avril après l'avoir stoppée le 17 mars. En congés ou en chômage partiel, des salariés considèrent que les conditions du redémarrage ne sont pas à la hauteur.  

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La crise à touché durablement l’économie comtoise, en particulier les T.P.E. et P.M.E. Toutes ou presque on dû se mettre à l’arrêt ou en chômage partiel, renvoyant des salariés souvent inquiets chez eux pendant plusieurs semaines. Depuis peu, certaines entreprises reprennent au ralenti. Dans la maroquinerie du luxe, S.I.S. est l’une des premières de la région à avoir relancé ses lignes de production dès mardi 14 avril, une semaine cependant après la date prévue, les masques étant enfin arrivés de Chine, où le groupe a une filiale, avec un peu de retard.

Plus de mille salariés, dont une majorité de femmes, sont ainsi invités à reprendre graduellement la production, à commencer par une centaine moyennant l’application de nouveaux cadres drastiques de protection. « La reprise sera progressive, on ne peut pas faire revenir toutes les équipes en même temps », expliquait le président de l'entreprise, Christian Parrenin, à L'Est républicain le 8 avril. Il ajoutait que le redémarrage est économiquement nécessaire parce que « la quasi totalité de l'Asie a repris une activité normale » et que « beaucoup attendent les commandes... »

Comment les salariés, principaux intéressés, vivent-ils cette pression du marché ? Alors que le pays est encore touché par des mesures de confinement, certains expriment craintes et mécontentements.

Face à la crise, une organisation difficile.

Alors que la pandémie progressait, S.I.S. a dû faire face à une situation sans précédent, dans le sillage de l’économie mondiale. Le lundi 16 mars par la fermeture des établissements scolaires, annoncée et en partie appliquée depuis le 12, il a fallu déjà organiser les sites avant même d’envisager la suite. Car avec une grande majorité de femmes dont beaucoup ont des enfants, les crèches d’entreprise et leurs trente places n’auront pas suffi à endiguer une augmentation des demandes. Faute d’autres solutions pour certaines, la direction a consenti à des premières absences sous forme de congés parentaux concernant 20 à 30% du personnel.

Mais d’autres défections se sont ajoutées, d’abord par le biais d'arrêts-maladie. Ensuite, la quasi paralysie du pays, la proximité interpersonnelle inquiétante, le manque d’équipements de protection ont posé la question de la poursuite de l'activité.

Le vent d'inquiétude a également soufflé dans les ateliers. Toute l’activité jugée « non-essentielle » étant progressivement gelée, le tissu industriel ne pouvait échapper à un sort similaire. Mais avant même les mesures de confinement et les fermetures d'entreprises, certains travailleurs des usines SIS ont manifesté des inquiétudes… jusqu’à envisager d’exercer leur droit de retrait. L’une d’elle le rapporte, en insistant pour rester anonyme : « Tout venait d’être stoppé ailleurs et on aurait continué à confectionner des sacs à main ? Faire prendre de tels risques dans ces circonstances, c’est irresponsable et injurieux. Pour nous-même, mais aussi nos familles et nos collègues. On aurait pu être touchés et infecter les autres. À part la préconisation des fameux gestes-barrières, rien n’était prévu. Le danger était pourtant réel. »

Le mardi 17 mars, le couperet tombe : les portes seront désormais closes. Dans le même temps, la société fait don de son petit stock de matériel de protection à des hôpitaux et cliniques via une pharmacie : près de 1700 masques chirurgicaux, 900 gants et autant de charlottes, quelques blouses en papier jetable...

« Des protections pour le luxe, mais rien pour les médecins ! »

Depuis cette date, les machines ne font plus de bruit. Une semaine de congés payés imposés a été décrétée, comme l’autorisent les textes adoptés dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire. Pour le reste du temps, soit environ deux semaines, c’est le chômage partiel qui domine. Peu de télétravail, surtout dévolu aux cadres. Aucune formation. Une situation aberrante pour une employée, là depuis un peu moins d’un an : « Nous étions plusieurs à proposer de faire des masques et des blouses, notamment pour les infirmières qui en manquent cruellement. C’est tout à fait possible à réaliser, nous avons le matériel et les capacités pour. Et nombreux étaient prêts à suivre l’initiative. Avec des conditions dédiées et plutôt que de rester à la maison, cela aurait été un plaisir de consacrer du temps ainsi, ne serait-ce que quelques jours pour ce beau geste. »

Un de ses collègues poursuit : « les responsables ont refusé cette idée, prétextant une problématique liée aux normes. Ça leur coûtait quoi de produire convenablement quelques pièces, à destination du personnel des communes où nous sommes implantés ? » La reprise a été décidée par la direction, qui a convoqué les cadres et les représentants du personnel à cette fin. Elle devait avoir lieu lundi 6 avril, mais les effectifs étaient très réduits. Une réalité qui finit de démoraliser une salariée: « ça a été repoussé à mardi 14 avril. Les masques commandés n’étaient pas encore arrivés. Reprendre mon poste ne me dérange pas, tant que les garanties sanitaires sont là. Mais pendant qu’on réussit à maintenir la chaîne du faste pour les vitrines des Champs Élysées, nos hôpitaux crèvent. On parvient à trouver des protections pour le luxe, mais rien pour les médecins en première ligne. »

Un retour « à la normale » pour mai ?

La reprise devrait être progressive avant un retour à la normale, escompté début mai. Un « plan de continuité d’activité » été mis sur pied en ce sens. Il comprend un livret numérique envoyé aux salariés (voir en bas d'article), une explication des gestes-barrières et protections lors du retour, mais aussi une prise de température corporelle, la fermeture des lieux communs de convivialité (salles de repos, machine à café...), le respect d’une distance d’au moins 1,50m sur les postes de travail et les espaces de circulation, la disposition d’un pack individuel quotidien de gants et masques, et du gel hydroalcoolique et des produits d’entretien en libre-service. Par ailleurs, les personnes fragiles, souffreteuses ou isolées avec enfants, sont encore exemptées de pointer à leur poste. Un ouvrier confie : « un effort a été fait, et c’est bien. On a quand même peur que les stocks de masques et de gants soient insuffisants sur le long terme. »

Un autre développe. « Ce cadre est là pour nous préserver ; mais en réalité les contacts directs et indirects subsistent en nombre, et dans les faits les distances semblent difficile à respecter. Par exemple même avec les adaptations, la principale configuration de travail en ligne ou en îlots demeure. Aussi, par définition, on tripote tous sans cesse des quantités de pièces et d'éléments, que l'on se transmet. Enfin, les nouvelles règles exigent d’empoigner les rampes d’escalier les uns derrière les autres, il y a le tourniquet à passer, la promiscuité pré-existante au restaurant avec des plateaux à glisser en espace restreint et à la chaîne. Sans compter les personnes jeunes mais fragiles invitées à revenir, les porteurs sains qui peuvent atteindre les collègues sans le savoir... »

« La direction s’est engagée à ne pas toucher notre treizième mois, tiendra t-elle parole ? »

Une « ancienne » est plus tranchée. « Certains sont verbalisés pour leur seule présence à l’enterrement d’un proche car l’urgence sanitaire l’exigerait, mais nous on devrait impérativement ouvrager. La seule raison qui a précipité cette résolution, c’est la relance chinoise qui nécessite qu’on suive derrière. Ça donne l’impression qu’on est de la chair à canon pour le business. » Sur le nombre de cas suspects ou avérés aucun chiffre officiel n'est donné, seuls deux sont relevés par nos contacts. Une crainte qui subsiste parfois doublée de colère, à l’image de ce jeune employé : « Nos primes de participation et d’intéressement sont suspendues depuis deux ans. La direction s’est engagée à ne pas toucher notre treizième mois ; tiendra t-elle parole ? Ce qui est certain, c’est que les dividendes des actionnaires seront préservées cette année. Tu pleures parfois car sur ta table t’as l’équivalent d’une année de salaire en ornements, mais toi tu galères pour les fins de mois. » 

D’autres salariés admettent aussi des préoccupations mais plus mesurées, plaçant surtout dans la balance « le besoin de retrouver leurs revenus habituels. » L’un se dit conscient du contexte et des efforts qui seront demandés : « il y’aura une augmentation du nombre d’heures travaillées, peut-être au-delà de 42h hebdomadaires, afin de rattraper les mois de mars et avril. Et on sera là pour faire le maximum, sans rechigner. Mais on aimerait qu’ensuite, nos patrons ne se contentent pas d’une simple tape sur l’épaule pour nous remercier. »

Le groupe SIS comprend quatorze membres élus au conseil économique et social (CSE), répartis en trois collèges : douze ouvriers/employés, un agent de maîtrise, et un cadre. La CFTC, seul syndicat représenté, n’a pas donné suite à nos sollicitations. Malgré nos multiples requêtes, nous n’avons pas eu davantage de succès avec la direction.

 

 

 

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