Plutôt inconnue du grand public, la multinationale française Teleperformance, leadeur mondial des centres d’appel, est un interlocuteur privilégié de l’État, qui lui a confié la gestion du numéro vert d’information sur la Covid-19 lors du premier confinement. Elle a aussi décroché le contrat du SIG (Service d’information du gouvernement) pour la gestion du centre d’appel de la vaccination depuis janvier 2021. Ces contrats juteux contribuent à assurer à l’entreprise un résultat exceptionnel. Cotée au CAC 40 depuis 2020, son cours en bourse s’envole, ce qui lui a valu plusieurs articles élogieux ces derniers jours.
L’envers du décor, c’est ce qu’il se passe au sein de ses 13 centres d’appels répartis en France où les conseillers clientèle répondent au téléphone pour une multitude de clients comme avec LIDL, EDF, Uber, Apple, Amazon, etc. et au domicile des nouveaux embauchés. Pour répondre au marché considérable et instaurer une « cellule vaccination », Teleperformance a dû doubler ses effectifs en quelques jours et embaucher 1 959 personnes. L’un de ces centres, basé à Belfort, aurait embauché 150 personnes pour répondre au téléphone à ceux qui cherchent un créneau pour se faire vacciner. Ces chiffes ne sont pas certains, car « les syndicats sont entravés dans leur mission, car il leur est interdit de prendre contact avec les salariés de la cellule “vaccination” », indique SUD Teleperformance Belfort.
« Ils sont tous en télétravail, tous intérimaires, ce sont des jeunes qui n’ont pas envie d’avoir de problèmes. Nous sommes en difficulté, car on ne sait pas ce qu’il se passe. Ils ont un logiciel de communication interne, mais ils ne veulent pas ouvrir ce logiciel au syndicat », précise le délégué syndical. Ceci est évidemment contraire aux dispositions du Code du travail. L’inspection du travail a déjà formulé plusieurs observations, qui n’ont pour l’heure reçu aucune réponse selon le syndicat SUD. Dans un courrier en date du 10 février, l’inspection du travail du Territoire de Belfort renouvelle ainsi ses demandes d’informations sur la possibilité pour les représentants du personnel de prendre contact avec les salariés, notamment ceux affectés au contrat des appels vaccination.
Les informations sont rares et ne proviennent que de « bruit de couloir », toujours selon le syndicat belfortain, qui a malgré tout pu identifier plusieurs manquements à propos du non-respect des accords d’entreprise, comme des plannings qui seraient changés parfois la veille pour le lendemain. Les salariés affectés à la cellule vaccination sont aussi contraints d’« utiliser leurs ordinateur et téléphone personnels, et bien sûr leur électricité », alerte le syndicat.
Deux mises en demeure adressées à Teleperformance
Les autres salariés étant dotés de tels équipements par l’entreprise, cela constitue une inégalité de traitement, et donc une infraction. L’inspection du travail vient d’adresser, ce 17 février une mise en demeure à Teleperformance France Blagnac. Considérant « les risques acoustiques et ceux liés au travail sur écran et à la fatigue visuelle », l’inspection du travail enjoint Teleperformance a fournir dans un délai de 15 jours des casques associés à des limitateurs pour filtrer les chocs acoustiques ainsi que des écrans adaptés aux salariés affectés à l’activité vaccination.
Le courrier adressé à Teleperformance France Blagnac contient aussi une autre mise en demeure, cette fois concernant… l’insuffisance des mesures de prévention des risques de propagation du coronavirus. Une précédente mis en demeure sur ce même motif avait déjà été adressée à Teleperformance lors du premier confinement. Les contrôles effectués par l’inspection du travail sur le site de Blagnac le 9 février ont en effet mis en évidence une concentration de salariés sur certains plateaux alors que d’autres sont presque vides, qu’il n’y a pas de mesures de distanciation dans les espaces détentes qui ne sont nettoyés sommairement qu’une fois par semaine par aspiration, que certains distributeurs de gel hydro alcoolique sont vides ou ne fonctionnent pas, que les postes informatiques ne sont pas espacés d’au moins un mètre dans les espaces de formation, qu’il n’y a pas de lingettes désinfectantes dans les salles de pauses et de restauration et que le personnel de nettoyage ne désinfecte pas, etc.
Une évaluation constante et au vu de tous illégale
L’inspection pointe aussi un autre dysfonctionnement majeur sur le site de Blagnac, où « les salariés présents sur les plateaux de production font l’objet d’une évaluation constante, tous les jours, de leur activité. Cette pratique s’est rencontrée sur l’ensemble des plateaux visités quel que soit l’activité ou le client final », écrit l’inspecteur dans son courrier. Il rappelle fermement que « ces pratiques sont strictement interdites », car les résultats d’évaluation doivent rester confidentiels et ne doivent donc pas être communiqués aux autres salariés. Sur le site de Blagnac, et ce qui serait aussi le cas dans les autres centres d’appels, les indicateurs de production sont inscrits sur un tableau au vu de tous et mentionnent les temps de pause, la durée totale des appels, leur durée moyenne, etc. Cela n’est pas nouveau puisqu’en 2017, l’inspecteur de Haute-Garonne avait déjà renouvelé son appel à y mettre un terme malgré une précédente mise en demeure.
À Belfort, les risques de propagation du coronavirus semblent aujourd’hui mieux pris en compte, mais cela n’a pas toujours été le cas. Une vingtaine de salariés avaient débrayé le 18 mars 2020 pour dénoncer des conditions inadaptées à la situation sanitaire. La direction avait alors appelé la police en reprochant un rassemblement à plus de 10 devant les locaux, alors qu’ils sont plus nombreux sur les plateaux…
10 saisines aux prud’hommes depuis le début de l’année à Belfort
Le délégué syndical de SUD Teleperformance Belfort, qui mène une grève illimitée depuis six ans, vient d’ailleurs de déposer ce vendredi 5 mars, six saisines auprès du conseil de prud’hommes pour le compte de conseillers clientèle. Elles s’ajoutent aux quatre autres qui ont déjà été déposées depuis le début de l’année. Le syndicaliste précise qu’une majorité concerne des grèves qui n’ont pas été reconnues et dont les salariés ont été placés en absence injustifiée, deux portent sur des suppressions de congés payés sous prétexte qu’ils sont en congés parentaux, une contestation d’un licenciement abusif, une accusation de mauvaise productivité, deux représentants du personnel qui contestent un avertissement, etc. D’autres devraient suivre.
« Et je vais certainement faire des dossiers pour harcèlements : pression par entretien écrit, benchmark par mail, messagerie instantanée ou les salariés sont sommés de reprendre les appels, mails de reproches insidieux et tout cela de manière répétée », ajoute le syndicaliste, qui ne se fait guère d’illusion. « Ils foncent dans le tas et ils savent qu’ils sont dans l’illégalité, et s’il faut payer quelque chose ils le paieront ». Ce qui ne devrait pas leur poser trop de soucis sachant que le patron de Teleperformance est l’un des mieux payés du pays avec une rémunération d’au moins 17 millions d’euros en 2020, mais le groupe n'a pas souhaité répondre à nos questions.