Marcher avec la Terre, à Notre Dame des Landes, Sivens, Bure ou ailleurs…

La situation de la forêt n'échappe pas à une logique globale... Du Larzac aux luttes contre les « grands projets inutiles imposés », des forestiers du collectif SOS Forêt Franche-Comté réfléchissent à ce qu'ont en commun les pare-brise sans moustique et les nouvelles expériences d'orientation en politique...

foret

Le texte collaboratif que voici est écrit par plusieurs militants de Forêt Debout, une petite publication du collectif SOS Forêt Franche-Comté.

Les beaux jours revenus, c’est par un machinal coup d’éponge que l’automobiliste rendait son lustre au pare-brise de son véhicule. Aujourd’hui ce geste est devenu inutile dans presque toute l’Europe pour cause de disparition, en moins de trente ans, de 80% de la biomasse des insectes ailés. Deux siècles auront aussi suffi pour que le taux de CO² passe de 260 à près de 410 parties par million dans chaque m³ atmosphérique, ce qui a pour effet d’élever les températures de 1° et en annonce une de 3- 4-5 ou 6° d’ici à 2100. Avec les tempêtes, sècheresses, inondations, migrations humaines, animales et végétales qu’elles provoquent, nous avons changé d’ère. Cet état des lieux plutôt déconcertant explique dans le monde l’achat massif de terres agricoles et de forêts à des prix eux aussi en rapide augmentation. Et ce n’est pas un hasard si ce sont les activistes en lutte pour la préservation des ressources naturelles qui sont devenus les premières victimes de la répression. Les combats pour la défense et la préservation des territoires deviennent en effet centraux et réapparaissent désormais à l’agenda politique d’un monde en rapide recomposition.

Ces quelques constats donnent la mesure de l’aveuglement provoqué par une raison économique qui s’impose comme une seconde nature. Le grain de sable que représente, par exemple, l’abandon de la construction de l’aéroport de Notre Dame des Landes, permet cependant de lever le voile sur certaines logiques qui se radicalisent sous nos yeux.

Nous avons à déterminer en commun les seuils de vitesse et d’énergie
en deçà desquels une société retrouve la maitrise de ses outils
et organise ses rapports sociaux...

Un auteur, Ivan Illich, en avait identifié quelques-unes dès les années 70. Face au constat de notre « aveuglement face à l’évidence de l’urgence », Illich fait parvenir au journal Le Monde une contribution intitulée Energie, vitesse et justice socialeEnergie et équité, Editions du Seuil, 1973 dans laquelle il critique la croyance selon laquelle les sociétés pourraient indéfiniment substituer à l’homme la puissance de la machine. Faisant le constat d’une modernisation qui utilise une quantité croissante d’énergie, qui en retour désorganise les structures sociales et altère notre environnement physique, Illich estime que nous avons à déterminer en commun les seuils de vitesse et d’énergie en deçà desquels une société retrouve la maitrise de ses outils et organise ses rapports sociaux.

Relevant la perte de contrôle par les nantis de la pollution de la planète, « ligotés à leur siège par leur ceinture de sécurité idéologique », il propose d’imaginer une vie sociale qui permette à chacun d’expérimenter ce « centre du monde (qui) est juste là sous nos pieds. » Il s’agit ni plus ni moins que de se réapproprier le temps  dérobé de nos existences, un temps «  donné en pâture à la vitesse. », de ralentir afin que «  les usagers brisent les chaines du transport surpuissant et se remettent à aimer comme un territoire leur ilot de circulation. » Citant en exemple la bicyclette qui élève au carré nos possibilités, il établit un lien direct entre accélération et utilisation intensive du capital.

Ce texte écrit lors des luttes contre l’installation du camp militaire du Larzac, peut aider à comprendre ce qui se joue à Notre Dame des Landes et ailleurs.

L’orgie d’énergie consommée libère une puissance qui a pour conséquence des réactions en chaine qui alimentent de nouveaux marchés et renforcent le contrôle social. L’automatique remplace le délibératif et nous empêche, dit l’auteur, de prendre conscience de la nouvelle impuissance dans laquelle nous place le déploiement d’une puissance toujours plus grande.  Autrement dit, et à la lumière du présent, les modes de vie et de consommation énergivores rendus universellement désirables, nécessitent de disposer des ressources de trois planètes. Et comme les bonnes planètes ne courent pas les rues…

Ce qui a lieu à Notre Dame des Landes et ailleurs sur les territoires, donne néanmoins la possibilité d’expérimenter une pensée et des pratiques susceptibles de prendre la mesure des enjeux. Les projets inutiles nous permettent, à la lettre, de revenir sur Terre et sont l’occasion d’expérimenter d’autres façons de nous orienter en politique.

C’est par une description minutieuse de nos territoires de vie
qu’il nous faut recommencer...

Un livre récent de Bruno Latour dégage quelques pistesOù atterrir ? Comment s’orienter en politique, Editions de La Découverte, 2017. Comme Ivan Illich, Latour constate qu’on ne comprend rien aux positions politiques des dernières décennies si l’on ne fait pas une place centrale au dérèglement climatique et à sa dénégation par la classe dirigeante. Confirmant ce déni par les nantis d’un état des lieux incontrôlable, il pose alors trois grandes questions. : comment s’extraire d’une mondialisation destructrice, comment encaisser les réactions du système Terre aux actions humaines, et interroge la question cruciale de la notion d’accueil, attendu que « nous sommes désormais tous en migration vers des territoires à redécouvrir et à réoccuper. » 

Ces interrogations qui aujourd’hui « intéressent directement des milliards d’êtres humains obligés de changer leur mode de vie dans les plus petits détails de leur existence », nous obligent en retour à reconsidérer « toutes nos appartenances en voie de métamorphose ». Les réponses à ces questions dit-il, dépendent directement de notre aptitude à multiplier des points de vue nouveaux et, comme il les nomme aussi, de nouveaux points de vie. C’est en effet par une description minutieuse de nos territoires de vie qu’il nous faut recommencer. Cette étape là, on ne peut pas se permettre de la sauter, ajoute Latour. Et il n’est pas de message politique plus éhonté que de proposer un programme tout fait, clé en main. Se pose alors la question pratique du comment ? Par où et par quoi commencer ?

Redevenir des Terrestres

Eh bien comme toujours, dit l’auteur, en repartant de la base ! C’est-à-dire en faisant l’inventaire de ce qui agit et interagit, en convoquant de nouveaux acteurs avec lesquels nous partageons nos vies ; «  Les ouvriers autant que les oiseaux du ciel, les golden-boys autant que les bactéries du sol, les forêts autant que les animaux ». Et ce n’est certainement pas par un douteux retour à la terre, précise Latour, que nous y parviendront, mais par un retour de la Terre elle-même afin que, comme il l’écrit, nous redevenions des Terrestres. Quelle place faire alors à des acteurs au voisinage desquels nous avons à composer des territoires de vie et avec lesquels nous avons à construire de nouveaux projets puisque, «  exister comme peuple, et pouvoir décrire ses terrains de vie, sont une seule et même chose (et que), faute de territoire, le peuple comme on dit finit par manquer. »

La pensée serait-elle à ce point captive que nous serions devenus incapables, comme l’ont fait nos prédécesseurs entre janvier à mai 1789, de définir nos intérêts, nos revendications et de formuler de nouveaux cahiers de doléances ?
Apparaissent alors  quelques questions irritantes mais incontournables telles que : «   A quoi tenons-nous le plus ? Avec qui pouvons-nous vivre ? Qui dépend de nous pour sa subsistance ? Contre qui allons-nous devoir lutter ». Se les poser présuppose une nouvelle hiérarchisation des puissances en présence desquelles négocier et composer. (Mer, forêt, loup, humains, atmosphère, vers de terre, tempêtes, sècheresses…) Le problème consistant désormais à faire entrer un acteur incontournable sur la scène de nos délibérations ; la Terre, une Terre devenue de plus en plus imprévisible, chatouilleuse même, nous dit Latour.

« Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend... »

Camile, affublé(e) d’un masque de hiboux lors de son expulsion du Bois Lejuc à Bure déclare: « La forêt n’est pas à nous, elle est en nous, partout ». «  Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend », lui répond un(e) Zadiste de Notre Dame des Landes par une formule qui élargit de façon saisissante les luttes pour la défense des biens communs.

Face à ce nouvel imaginaire militant, la pauvreté des choix dominants représente un danger par son indigence même. Aveuglée par la seule rémunération du capital, la finance transforme les rapports sociaux en rapports marchands afin que toute l’activité sociale devienne une source de profits. C’est de cette logique circulaire exclusive que se nourrit la raison économique qui radicalise un modèle de croissance par dégradation des ressources humaines et naturelles.

Pour Latour, l’imaginaire des modernes que nous sommes obscurcit l’horizon. En effet, « la perversité du front de modernisation… en ridiculisant la notion de tradition comme quelque chose d’archaïque, a rendu impossible toute forme de transmission, d’héritage, de reprise et donc de transformation… » C’est pourquoi il nous appelle, plutôt qu’à être modernes, à devenir contemporains. « Et ceci par deux mouvements complémentaires que la modernisation avait rendu contradictoires : s’attacher à un sol d’une part ; se mondialiser de l’autre. » Pour ce faire, nous avons à procéder à une décolonisation des esprits qui nous émancipe d’une exténuante économisation mentale du monde.

Lors d’une émission, un des trois rédacteurs du rapport sur l’aéroport de Notre Dame des Landes conclut son intervention par la dernière phrase de Où atterrir ? Cette conclusion peut s’entendre comme une invitation à nous reconnaitre et à nous compter : « Voilà, j’ai fini. Maintenant si ça vous dit, c’est à votre tour de vous présenter, qu’on sache un peu où vous souhaitez atterrir et avec qui vous acceptez de cohabiter. »Michel Badré, « De cause à effet », France Culture, 4 février 2018.

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