« Beaucoup de gens se demandent pourquoi, d'un côté on dépense de l'argent pour réhabiliter les rivières, pendant que de l'autre on en dépense pour polluer ? » Adjoint au maire de La Cluse-et-Mijoux, Claude Robbe s'adresse aux participants du neuvième séminaire Ramsar, venus à Labergement-Sainte-Marie pour « partager des retours d'expériences sur les zones humides ». Il explique la prochaine réhabilitation d'une rivière et d'une tourbière de sa commune. Lors des réunions publiques destinées à présenter un projet « bien accueilli », la question revient souvent. « Les gens demandent aussi pourquoi on finance le lisier alors qu'ils ne voient plus de fleurs dans les champs... »
Prenant sa source aux Verrières, en Suisse voisine, la Morte se jette dans le Doubs une dizaine de kilomètres plus loin, entre le château de Joux et Oye-et-Pallet. Nommée Aqua Mortua sur les cartes de... Jules César en raison de sa faible pente, le ruisseau coulait lentement dans la combe séparant le Larmont et le plateau des Fourgs. Comme beaucoup de cours d'eau, il a été rectifié, canalisé, a perdu un tiers de sa longueur. Cela s'est passé au 19e siècle à l'occasion de la construction de la voie ferrée qui relie Pontarlier à Neuchâtel.
Résultat : quand fond la neige ou tombe la pluie, les eaux ne s'étalent plus dans les prés, mais coulent plus vite, érodent les berges, creusent davantage leur nouveau lit, abaissant son niveau... Elles seront plus tard grossies des eaux de la tourbière longeant le ruisseau : elle a été drainée et ne peut plus faire son office de stockage. Grâce à ces travaux, on avait pu construire un lotissement, situé alors en zone juridiquement constructible. Mais la nature se moque pas mal du droit et le quartier se retrouve régulièrement inondé quand le Doubs déborde et s'étale au pied du château, faisant refluer les eaux de la Morte dans un ancien lit...
L'écologie, nouvelle aventure scientifique... en 1969
La réhabilitation de ces milieux, financée par l'Europe et l'État, a largement contribué à la perspective de l'adhésion de la commune au site Ramsar du Drugeon. Ramsar, c'est le nom de cette ville d'Iran où fut signée en 1971 la Convention sur les zone humides, de son nom complet Convention [internationale] relative aux zones humides d'importance internationale particulièrement comme habitats des oiseaux d'eau. Les 169 pays signataires s'engagent à y inscrire des sites, protéger les zones humides des aménagements, soutenir la recherche...
Unique site de la région, inscrit en 2003, le bassin du Drugeon est l'un des 47 sites français qui représentent plus de trois millions d'hectares. Être dans la liste signifie que c'est « un site d'exception », explique Geneviève Magnon, animatrice des programmes Natura 2000 et Life-TourbièresL'Instrument Financier pour l'Environnement : fond européen. au Syndicat mixte des milieux aquatiques du Haut-Doubs. Depuis 25 ans, elle est la cheville ouvrière de la réhabilitation du Drugeon et des tourbières de Frasne et Bouverans.
Affluent du Doubs, le Drugeon avait été canalisé dans les années 1960-1970 pour récupérer des terres agricoles, ce fut un échec. Il communique avec la tourbière qui avait tant été exploitée et drainée, qu'elle était en voie d'assèchement et ne fonctionnait plus. L'installation, en 1969 à Bonnevaux, d'une équipe de recherche de l'université de Besançon allait tout changer. Un journaliste de L'Est républicain écrivait alors avec une prescience étonnante : « ces garçons et filles qui patrouillent avec enthousiasme sous le crachin dans les tourbières de Frasne, sont peut-être sans le savoir, les héros d'une nouvelle aventure scientifique : celle de l'écologie, une science qui permet l'étude de la faune et de la flore dans leur milieu naturel... »
« Au début, on n'avait pas la technique, on a eu des échecs, on est allé voir ailleurs... »
Une génération plus tard, tâtonnant, expérimentant, allant à la rencontre des usagers, agriculteurs ou éleveurs de grenouilles, habitants et agents économiques riverains, Géneviève Magnon et son équipe réunissent à refaire fonctionner la tourbière. « L'eau était drainée dans une doline, on a fait un barrage pour qu'elle reste... On neutralise des fossés, la tourbière était assoiffée. Au début, on n'avait pas la technique, on a eu des échecs, on est allé voir ailleurs... »
Ouvrant le séminaire, Jérôme Bignon se dit « ébahi » par la tourbière de Frasne qu'il a visitée jeudi matin. Président de l'association Ramsar-France, cet ancien président du Conservatoire du littoral est sénateur (nouveau groupe RTLI) de la Somme, département qui tient son nom du fleuve côtier dont la baie est une des grandes zones humides du pays, et dont le site Ramsar doit prochainement s'agrandir. Il résume l'intérêt des zones humides : « qualité de l'eau, réservoir de biodiversité, puits de carbone ».
Mais attention, prévient Geneviève Magnon, « les tourbières stockent du carbone quand elles sont en bon état. Avec le réchauffement, seront-elles sources ou puits de carbone ? » A l'entendre, la réponse à cette question dépend de l'état des tourbières, de la qualité des réhabilitations. Sur la tourbière de Frasne, « il y a eu deux premières années de transition où l'on a relargué du méthane car on a bougé le milieu et qu'il y avait de l'eau avec peu de végétation : le méthane se développe quand il y a une mince couche d'eau. Mais dès que les sphaignes arrivent, elles stockent le carbone. A Frasne, elles sont revenues en un an... »
Le Drugeon avait perdu 80% de sa biomasse de piscicole, elle a été multipliée par 1,8
Avant sa rectification, le Drugeon mesurait 42 km, de sa source dans la combe du Sauvage, entre Malpas et Vaux-et-Chantegrue, à sa confluence en limite de Doubs et d'Arçon. Après les aménagements, une trentaine. Aujourd'hui, après une réhabilitation qui n'est pas terminée, 35... « Une conséquence de la rectification, c'est une incision du sol, avec le risque de tomber sur la roche et des problèmes d'étiage. Il n'y avait pas d'assainissement jusqu'en 2000. La rivière a perdu 80% de sa biomasse de piscicole, a vu disparaître les écrevisses à pattes blanches », explique l'hydrogéologue Jean-Noël Resch.
Les résultats de la réhabilitation, évalués dès sa mise en œuvre, sont tangibles : « la cicatrisation a été assez rapide, la biomasse piscicole a été multipliée par 1,8 en moyenne, elle est plus importante dans la basse vallée... » Mais des soucis demeurent car la rivière recèle des HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques) et « la charge organique globale continue d'augmenter ».
Quoi qu'il en soit, l'amélioration de la qualité du bassin du Drugeon commence à se savoir, et à porter ses fruits. « Quand Geneviève Magnon et Christian Bouday nous ont proposé de rentrer dans Ramsar, on s'est dit le Drugeon y est, ça doit être bien », témoigne Jean-Paul Vuillaume, le maire de Remoray-Boujon. Président de l'Union régionale des CPIEcentres permanents d'initiation à l'environnement, ancien maire de La Rivière-Drugeon, ancien conseiller général de Pontarlier, Bouday savoure l'instant : « Je suis une vieille gloire », ironise-t-il quand je le photographie. C'est lui qui, dans les années 1990, a accéléré la prise en charge politique et institutionnelle de la problématique quand il présidait le syndicat mixte de la vallée du Drugeon et du plateau de Frasne, transformé depuis en communauté de communes.
Autre commune à avoir délibéré pour rejoindre le site Ramsar du bassin du Drugeon, Mignovillard a approuvé le 12 juin dernier l'intégration de son périmètre Natura 2000 qui comprend des tourbières. Le processus d'extension devrait faire passer le site Ramsar de 25 tourbières aux 60 concernées par le programme Life, sur les quelque 300 que compte le côté français du massif jurassien. Il pourrait alors changer de dénomination et s'appeler Tourbières de la montagne jurassienne...
« Le message sur les zones humides passe mieux depuis trois ou quatre ans »
Le programme de réhabilitation est ainsi passé par Mouthe, sur le tourbière du Moutat. Il intègre un important projet sur les tourbières des Rousses en lien avec des initiatives similaires en Suisse, dans la vallée de Joux. La tourbière des Prés de Valfin, sur les hauteurs de Saint-Claude, y figure aussi. Les Hautes Combes sont concernées avec des travaux prévus l'été prochain aux Moussières, à Lamoura où la tourbière du Boulu, dans la Combe du lac, présente « quelques points de dysfonctionnement », souligne Pierre Durlet, animateur du programme Life du Parc naturel régional du Haut-Jura.
Il est ravi des échanges de la première journée : « ça change des séminaires où n'est qu'entre techniciens. Là, il y a un public rare d'élus, de représentants d'administrations et de techniciens. J'y vois un moyen d'acculturation de la problématique pour que tous entendent un discours commun et se forgent la même volonté de travailler. Quand on va devant un conseil municipal et que notre discours ne plaît pas aux élus locaux, ils le disent. Mais le message sur les zones humides passe de mieux en mieux depuis trois ou quatre ans. Des travaux de réhabilitation qui étaient inenvisageables il y a quinze ans, deviennent maintenant possibles... »
A l'interface du terrain et de la Commission européenne, le Conservatoire des espaces naturels de Franche-Comté, distribue les budgets et fédère les projets : « On gère aussi quelques sites, de Foncine-le-Haut au plateau de Maîche-Le Russey », explique Émilie Calvar, venue au séminaire pour la « diffusion d'expériences ».
Reste que leur prise en compte n'est pas toujours aisée, comme en témoigne Jacques Degribaldi qui avoue ignorer ce qu'était Ramsar il y a encore trois ans. Ancien instituteur, maire de Ville-du-Pont depuis 2008, village riverain du Doubs au nord de Pontarlier il explique : « la difficulté, pour nous les élus, c'est de transmettre les connaissances des sachants. La population augmente, la consommation de terres agricoles aussi, et on arrive dans une impasse. Un élu de base est soumis aux pressions tout en essayant de concilier des intérêts contradictoires. Je me sens démuni quand quelqu'un veut construire ou qu'un agriculteur veut s'agrandir... »
En Suisse, c'est grâce à une initiative populaire que le site des Grangettes, appelé la « Camargue vaudoise » a fini par être protégé. C'est en fait le delta du Rhône se jetant dans le Léman en amont duquel le fleuve a été canalisé dans les années 1850. On était passé par exemple de 17 hectares de roselière à 2. La protection, votée en 1988, seulement effective depuis 2003 après des recours, l'a fait remonter à 4 ha. Un projet de réactivation du delta sera mis à l'enquête d'ici deux ans...