« L’économie préfère ne pas recevoir des autres sciences plutôt que d’avoir à rendre… »

Invité le 21 décembre à Besançon par les Amis du Monde diplomatique, l'agrégé d'économie Sylvain Leder estime que les néolibéraux ont sclérosé la discipline en la mettant au service du capitalisme plutôt que de la connaissance. Charles Piaget suivra le 18 janvier pour la seconde conférence d'un cycle d'université populaire.

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« L'économie est-elle une science, et sinon, comment fait-elle pour se faire passer pour telle ? » Poser ainsi cette double question, c'est comme si on répondait déjà non à la première. Mais Sylvain Leder se garde bien de le faire d'emblée. A la tribune du vieil amphithéâtre Donzelot, il commence par dire ce que sont les critères de la scientificité. Histoire de montrer à voir comment l'économie y répond. Cet agrégé d'économie également docteur en sociologie, a contribué à la coordination du Manuel d'économie critique que le Monde diplomatique a publié à l'automne 2016. Ce numéro hors-série aux visées pédagogiques est également un ouvrage de désintoxication nécessaire pour quiconque entend remettre l'économie à sa place, et surtout les économistes néolibéraux à leur place : celle d'idéologues tenant un discours politique prétendument scientifique.

Une science, donc, doit présenter une certaine « capacité à expliquer » ce qu'elle étudie, souligne Sylvian Leder en introduisant la première d'une série de quatre conférences d'un cycle d'université populaire programmées par les Amis du Monde diplomatique de Besançon. Et à partir de là, en tirer des lois qui lui confèrent une « capacité de prévoir ». L'expérience nous apprend ainsi que si on lâche son stylo, il tombe sur son bureau, ce que démontre la physique théorique. Une science doit aussi avoir une « double cohérence : cohérence interne par ses paradigmes, cohérence externe par sa confrontation au réel ».

« Pour sembler être une science,
l'économie utilise des sciences incontestables,
comme les mathématiques dont le statut scientifique est légitime »

Cette confrontation sera au cœur de la seconde conférence que prononcera Charles Piaget jeudi 18 janvier. Elle reprend le métaphorique titre d'une partie du Manuel d'économie critique : le pont et la cale. Si l'on est tous dans le même bateau, comme aiment dire certains capitaines, tout le monde ne profite pas de la même façon de l'air marin ou des rayons du soleil ! Si les croisiéristes se promènent sur le pont, la cale est peuplée d'un grand nombre d'invisibles qui font tout marcher.

Que fait donc l'économie avec ce réel que nombre de ses très médiatiques représentants semblent ignorer ? D'abord, elle regarde ailleurs : « Pour sembler être une science, elle utilise des sciences incontestables, comme les mathématiques dont le statut scientifique est légitime », dit Sylvain Leder. Reste que les chiffres, qui sont des concepts et non des choses, ne protègent pas des syllogismes, autrement dit des démonstrations foireuses. Exemple : « les gens de gauche ont une écharpe rouge, Christophe Barbier a une écharpe rouge, donc Christophe Barbieréditorialiste et directeur de la rédaction de L'Express est de gauche ». C'est faux, évidemment : la salle éclate de rire.

Cela conduit l'économie à vouloir « ressembler à la physique » car celle-ci décrit du réel. L'expression « physique sociale » ne date d'ailleurs pas d'aujourd'hui, mais du 19e siècle... Ceci étant, il reste que c'est « difficile de décrire un phénomène économique », ne serait-ce parce que de nombreux éléments viennent perturber le caractère exclusivement économique des phénomènes. Pensons simplement à l'influence de la météo sur les récoltes. On comprend sans peine que la capacité de prédiction n'est pas bien grande. Les économistes, enfin les économistes néolibéraux, ont posé comme postulat universel que les agents économiques sont rationnels. Ce qui conduit à faire de l'économie la science des comportements humains, donc une science humaine. Bien loin de la physique, des maths et de la rationalité...

« Les économistes s'appuient aussi sur l'opinion publique,
d'où la concentration des grands médias aux mains des milliardaires... »

Or, rien n'est plus mouvant que la rationalité. Et force est de constater que pas grand monde ne base sa conduite, économique ou non, sur une approche rationnelle. Pensons à la faim, l'amour, les mille variations des valeurs personnelles qui font agir... En fait, le clivage qui traverse les économistes n'est pas scientifique, mais idéologique.

Sylvain Leder donne un exemple de laboratoire : prenons un chômeur indemnisé 1000 euros. Il trouve un boulot à 1300 euros, mais y aller lui occasionne 301 euros de frais. S'il est rationnel, il ne prend pas le boulot car il y perd. Or, les enquêtes sur des chômeurs réels disent le contraire : « 70% des RMistes retournent au travail alors qu'ils perdent de l'argent ». Pourquoi ? Parce qu'ils ne font pas qu'un calcul financier, parce que le travail les construit socialement.

Voilà pourquoi le modèle est « aberrant, mais il est tellement prégnant qu'il finit par influencer la réalité ». Comment y arrive-t-on ? « En s'appuyant sur des leviers donnant de la légitimité ». Après les sciences légitimes comme les maths ou la physique, il y a des institutions comme l'OMCorganisation mondiale du commerce qui, soit dit en passant, ne reconnaît pas l'OITorganisation mondiale du travail...  Les économistes s'appuient aussi sur l'opinion publique, d'où la concentration des grands médias aux mains des milliardaires. Ils s'appuient également sur l'éducation : « à l'université, il n'y a quasiment plus de recrutement d'économistes hétérodoxes, seulement un sur cinq. Quant à la formation, il s'agit de former les salariés du futur à la subjectivité néolibérale qui suppose une implication cognitive et affective ».

« Le capitalisme dévore l'environnement :
il ne faut pas remplacer le néon par des ampoules économes,
il faut éteindre la lumière ! »

Alors, l'économie est-elle une science ? « Non, elle essaie de l'imiter », assène Sylvain Leder. Et elle parvient à convaincre qu'elle en est une grâce à des moyens institutionnels, financiers, politiques, symboliques... Des moyens puissants et constants. On saura dans une douzaine d'années si Keynes avait raison d'imaginer qu'en 2030 on aurait chassé la misère : « L’amour de l’argent comme objet de possession sera reconnu pour ce qu’il est, une passion morbide plutôt répugnante, une de ces inclinations à moitié criminelles, à moitié pathologiques, dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes de maladies mentales », écrivait-il en 1930 dans Perspectives économiques pour nos petits enfants.

Dans l'amphi bisontin, un auditeur interroge : « si l'économie n'est pas une science, c'est quoi ? » Sylvain Leder répond : « C'est un peu une religion dont le dogme est la rationalité... C'est peut-être un art, car il faut être artiste pour convaincre à ce point les gens... Le travail, c'est une identité, une socialisation... Si c'est une science, c'est une science humaine. Mais on ne peut, en tant qu'économiste, produire un savoir isolé. Quand on l'admettra, on retombera alors sur ce qu'elle a déjà été : de l'économie politique... »

Un autre auditeur intervient : « le propre des sciences, c'est de cohabiter avec les autres sciences : comment se fait-il qu'en économie, on ait du mal à cohabiter avec les autres sciences quand on voit par exemple qu'on arrive au bout des ressources de terres rares ou de métaux précieux ? Comment sortir de ça ? » Sylvain Leder évoque Karl Polanyi et sa notion de désencastrement : « l'économie s'est désencastrée comme si elle était extérieure aux institutions. Or elle est partout. Elle est mise en danger au contact des autres sciences comme la sociologie. Elle préfère ne pas recevoir plutôt que d'avoir à rendre... Le capitalisme dévore l'environnement : il ne faut pas remplacer le néon par des ampoules économes, il faut éteindre la lumière ! »

 

 

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