L’économie du cinéma en question (Partie 1)

Qu’est-ce qu’un film qui marche ? Qu’est-ce qu’un film qui compte ? Au Festival Entrevues à Belfort, une rencontre a permis au public de découvrir les enjeux du cinéma en salle, à l’heure où Netflix arrive en force sur le marché et que le cinéma d’auteurs peine à se faire une place aux côté des Blockbusters…

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Souvent dans le hall d’une salle Art et Essai, j’entends des questions : pourquoi le film Vif argent de Stéphane Batut par exemple, et d’autres, ne sont pas programmés à Besançon ? Lors du Festival Entrevues à Belfort de novembre dernier, une rencontre était organisée par l’Acid (Association des Cinémas Indépendants) et la Srf (Société des Réalisateurs Français) autour du thème « Qu’est-ce qu’un film qui marche ? Qu’est-ce qu’un film qui compte ? ».  Cette table ronde modérée par Fabienne Hanclot, déléguée générale de l’Acid, rassemblait Marie Bigorie, distributrice indépendante représentant Epicentre Films, William Robini, exploitant de plusieurs salles de cinéma en milieu rural en Saône-et-Loire, et trois cinéastes : Catherine Corsini, Clément Schneider et Pierre Salvadori.

« Il y a trop de films, trop de films d’auteurs » était la première remarque de Dominique Boutonnat directeur du CNC (Centre National du Cinéma) mis en place récemment par Emmanuel Macron.

Qu’en est-il exactement ?

Quelques clés

Afin de comprendre les enjeux de l’économie du cinéma, L’Acid donne quelques chiffres sur la situation actuelle, en fin d’année à l’échelle nationale.

 50 % des films des films français font moins de 50 000 entrées.

  • Nombre de films français tournés : + 6 %.
  • Nombre de séances proposées : + 24 %.
  • Nombre d’écrans : + 514
  • 85 % des films sont diffusés par les grands groupes (UGC Pathé Gaumont, CGR, MK2)
  • Depuis 2000, l’arrivée des cartes illimitées propose une offre certes pléthorique dans les grands circuits comme UGC mais elles ne sont pas utilisables dans les salles Art et Essai qui ont leurs propres réductions.

Commentaires : si les films français ne dépassent pas les 50 000 entrées, c’est surtout parce qu’ils ont une sortie confidentielle. Quand le nombre de films réalisés progresse, ces œuvres ont peu de chance d’être accueillies dans les salles occupées par les blockbusters.

De plus, l’arrivée depuis quelques années du « hors-film », (retransmission d’événements culturels ou sportifs) fait 4 millions d’entrées par an et prend la place des œuvres cinématographiques dans les salles de grande capacité.

Ces deux phénomènes cumulés privent de fait les spectateurs et cinéphiles des films de la diversité (étrangers, documentaires, art et essai). Il est difficile aujourd’hui pour un film d’auteur de trouver une place et une durée d’exploitation suffisante dans les salles.

 

Le couperet du mercredi

Si un film ne marche pas le mercredi à la première séance les distributeurs savent déjà quelle sera sa carrière. Est-ce vraiment un indicateur des goûts du public quand on sait que le succès des films dépend aussi du nombre de copies proposé par le distributeur ? Et de l’événement promotionnel créé à cette occasion (nombre de bandes-annonces) ?

À titre d’exemple, certains distributeurs versent de fortes sommes à la salle de cinéma pour la diffusion de bandes-annonces. Le cinéma devient alors une marchandise comme les autres. L’annonce des films est une publicité au même titre que les spots sur McDo. Les frais de promotion ont augmenté de 200 % ces dix dernières années. Cela crée un déséquilibre entre les multiplexes et les salles indépendantes.

Marie Bigorie, distributrice, explique. « Je sors Vivre et chanter, film chinois de Johnny Ma, cette semaine avec 44 copies. Je serai en concurrence avec Les Misérables (488 copies) » et La Reine des neiges de Walt Disney (1000 copies). Si mon film ne marche pas le mercredi à sa sortie, je serai obligée de négocier pour qu’il reste à l’affiche dans les salles de cinéma où il est diffusé. »

Le marché parisien est tendu. Il y a les grands films et les autres. Les salles sont programmées à la semaine. Comment installer la curiosité pour un documentaire de création ou un film palestinien sans têtes d’affiche ? En province, les exploitants défendent davantage la diversité, puisque certains responsables de salle établissent la programmation sur un mois.

Mais calculer en fonction des entrées des films ne résiste pas à une autre analyse : dans une salle dotée de 37 écrans, trois écrans sont souvent utilisés pour le même film (La Reine des neiges par exemple, copie VO, copies VF et copies 3D) ; ce qui permet d’organiser une séance toutes les heures et d’assurer la meilleure rentabilité du film en déséquilibrant le ratio avec les autres séances.

Un chiffre peut en cacher un autre…

Fabienne Hanclot explique pourquoi l’Acid effectue un travail de veille sur les sorties. « Lorsque Walt Disney déclare officiellement une sortie de film à 800 copies, en réalité il en distribue 1000. C’est la même chose pour le nombre de salles à Paris, il en déclare 24 alors qu’il en occupe 35. Ce n’est pas anecdotique puisque cela modifie considérablement le taux d’occupation des salles dans les statistiques. Et ce sont ces mêmes chiffres qui influent le devenir des films en salle. »

Paradoxalement en première semaine, après vérification du nombre réel de copies, si l’on compare le nombre de spectateurs, un film sorti dans une seule salle, fait autant de spectateurs qu’un blockbuster. Ainsi, le rapport entre les entrées des films échappe à la simple comptabilité : à titre d’exemple, le 27 mars, Dumbo de Tim Burton (29 copies) a fait 2000 entrées sur Paris (69 spectateurs par salle) alors que Synonymes de Nadav Lapid fait 71 spectateurs par salle pour 22 copies. On s’aperçoit que cette infime tricherie fausse inévitablement le maintien à l’affiche des films des films de la diversité.

Accompagner les films

Clément Schneider, cinéaste : « les blockbusters font gonfler une attente. Il faudrait savoir rester modeste avec moins de copies et dégonfler cette bulle. Un film indépendant n’est pas un petit film. Il faut savoir l’accompagner et aider les exploitants à le faire. Quand on connaît la nature des films qu’on défend, on ne peut pas prétendre comme les pouvoirs publics qu’il y a trop de films. On ne peut pas déléguer la présentation des films à des actions commerciales ».

William Robini exploitant à Digoin et Gueugnon (salles en milieu rural) : « Nous, on connaît notre public. Le distributeur nous impose La Reine des neiges ; c’est une pression. Si à chaque fois on doit batailler parce que Disney nous impose des copies, on va mourir. Nous avons ouvert trois nouvelles salles et le nombre d’habitants n’a pas changé. Nous voulons organiser un nombre de séances par film, car on veut une cohérence de territoire. Les salles doivent choisir. Pour Le Mans 66, un autre film de Disney, nous avons repoussé la sortie. En Bourgogne–Franche-Comté, il faudrait un médiateur et passer par le cadre de la loi. Il faudrait que le CNC intervienne pour soutenir les films plus fragiles. »

Qu’est-ce qui a changé depuis les dernières décennies ?

Pierre Salvadori (entre Cible émouvante en 1993 et En liberté en 2018, une dizaine de longs métrages) : « C’est beaucoup plus difficile pour un jeune cinéaste de s’imposer, de faire un second film. Quand j’ai commencé, en 1993, on avait du temps pour sortir et diffuser un film. Aujourd’hui, le succès vient du marketing et pas du bouche-à-oreille. Les films avec 1000 copies sont un feu de paille. Moi, j’ai envie de transmettre quelque chose à un spectateur. Est-ce que j’aurai la chance de faire marcher un film ? Aujourd’hui les DCP (numérique) bousculent les sorties. On sort les films en 5 jours et les spectatrices et spectateurs n’ont pas le temps de penser, ni de faire fonctionner le bouche-à-oreille. »

Catherine Corsini (entre Les Amoureux en 1993 et Un amour impossible en 2018, 9 longs métrages) : « je fais partie de la génération d’avant le numérique. Il n’y avait pas beaucoup de copies et on avait le temps de faire marcher un film. Maintenant on matraque les spectateurs. Pour un film, il faut que la parole s’installe, que le désir s’installe. Il y a une césure entre les films qui marchent et les films qui ont peu d’existence. Le gouvernement dit “il y a trop de films, trop de films d’auteurs. En France il y a trop de tout : trop d’immigrés, trop de musiciens. Il faudrait avoir un accès démocratique aux films : on est dans une capitalisation sauvage.”

Le cinéma d’auteur ne peut pas rivaliser avec cette logique. »

Qu’est ce qui compte pour qu’un film marche ?

Pierre Salvadori : « J’ai envie que mon film marche. J’ai envie de jouer avec le public ; c’est important que le public soit là. »

Clément Schneider (Etudes pour le paysage en 2013 et Une violente idée du bonheur en 2018) : « on n’a même pas le luxe de se poser la question. Les films sont financés par l’argent public. C’est vertueux de se le rappeler. »

Catherine Corsini : « j’ai eu des déceptions terribles, le film Les Amoureux par exemple. J’ai donné une invitation et personne n’est venu à table. On essaie de défendre un propos, une mise en scène. Je réfléchis après chaque film. J’ai toujours voulu que mes films ne coûtent pas trop cher. On a une responsabilité. Et on fait travailler des gens. Aujourd’hui un film pas cher, n’accède pas aux salles. Dans les festivals, le public est là. Ailleurs on est dans un garage au milieu d’autres films. »

Et la diffusion télévisuelle ?

Les films ont une deuxième vie : après la salle de cinéma, ils sont diffusés à la télévision. Est-ce que les réalisateurs y pensent au moment du tournage ?

Clément Schneider : « Moi je pense mes films pour la salle. Si on pense à la télé il faut être plus narratif. »

Catherine Corsini : « Moi je conçois mes films pour le cinéma. Les avant-premières dans les salles, le rapport avec le public, c’est merveilleux. Le film prend vie avec le public et je trouve génial qu’un film ait un après. »

Pierre Salvadori : « Je crois à l’émotion partagée. J’imagine la salle. Je n’imagine jamais la télé. Quand je pense à la salle, ça me réaffûte. On peut mettre quelque chose d’intime. On peut faire des films poétiques destinés au grand public. Les grands films classiques de Hawks par exemple sont des films d’auteurs. Je ne veux pas renoncer aux spectateurs en salle. »

Clément Schneider : « Au départ, j’étais projectionniste. Je suis attaché au cinéma du présent. Je conçois la mise en scène en pensant à la salle. »

Quels besoins pour le cinéma aujourd’hui ?

Selon les animateurs de la table ronde, il faudrait que le CNC aide les salles pour la diffusion de bandes-annonces. Avec le quart d’heure de publicité commerciale (coca, McDo), il y a moins de place pour annoncer un film d’auteur par exemple. En plus on projette dans les salles des bandes-annonces pour Netflix !

En conclusion, si vous aimez le cinéma et voulez voir les films d’auteur, des films de la diversité, allez-y la première semaine, car ils risquent de disparaître rapidement des écrans. Et parlez-en avec vos amis.

(À suivre)

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