L’école soumise au protocole sanitaire, est-ce vraiment l’école ?

Les petits Franc-Comtois rejoignent peu à peu les bancs de leur école, transformée pour respecter les règles sanitaires. La manière de faire classe, elle aussi, a été transformée. « Si j'envoie les élèves au tableau, dit une enseignante, il faudrait que chacun ait sa craie, qu’il ne la passe pas aux autres… Si je leur donne un travail écrit, je ne peux plus passer parmi eux et me pencher sur leur cahier pour les aider… »

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Il est à peine 8 heures 30 quand les premiers parents commencent à affluer à pied vers l’école élémentaire du Chat Perché, à Orchamps. Un bambin qu’ils tiennent par la main, et un masque sur le nez, ils prennent le chemin de l’école pour la première fois depuis plus de deux mois. Dans les communes de Jura Nord, la rentrée a été fixée au 18 mai. Mais cette semaine à Orchamps, seuls les élèves de Grande Section, CP et CM2 dont les parents se sont portés volontaires retrouveront leur salle de classe. Ces trois niveaux ont été jugés « prioritaires » par le ministère de l’Éducation nationale. L’école, qui a d’ailleurs servi de lieu d’accueil durant le confinement, continue aussi à accueillir les enfants d’autres classes, dont les parents travaillent.

Devant le bâtiment, une partie de l’équipe municipale s’est rassemblée pour cette rentrée un peu particulière. En concertation avec les enseignants, plusieurs aménagements ont été réalisés par les services communaux au cours des derniers jours, afin de garantir le respect du protocole sanitaire, dont les règles imposées par le ministère de l’Éducation nationale conditionnent la réouverture. Un sens unique a ainsi été mis en place devant l’école, pour que les parents puissent circuler et se garer plus facilement. Au sol, un quadrillage blanc délimite des espaces où ils peuvent attendre leurs enfants, qui eux, se positionnent entre des traits bleus, tracés devant trois entrées distinctes. Ce matin, pour les accueillir, le directeur et sa collègue, masques sur le nez, les guident. Première étape obligatoire avant d’entrer en classe : le lavage des mains.

« Nos écoles ressemblent plus à des scènes de crime qu’à des écoles ! »

Orchamps figure parmi les 87 % d’écoles de l’académie de Besançon qui ont rouvert ou rouvriront leurs portes aux enfants avant les grandes vacances. Pour toutes, la préparation de cette rentrée n’a pas été simple. Le fameux protocole sanitaire – 54 pages de règles à respecter – a nécessité une réorganisation complète des lieux. Certaines conditions se révèlent pour le moment impossibles à remplir dans un certain nombre d’établissements : locaux trop exigus pour maintenir les distances de sécurité, impossibilité d’aménager des entrées et sorties distinctes, sanitaires en nombre insuffisant, personnel de nettoyage pas assez nombreux…

Mais la majorité des communes, relayées à l’intérieur des classes par les enseignants, se sont efforcés de trouver des solutions, qui ont transformé les écoles. « Des draps ont été posés sur certains meubles, sur des jouets, des banderoles barrent les accès aux portiques de la cour de récréation ou de certains sanitaires… Nos écoles ressemblent plus à des scènes de crime qu’à des écoles ! » ironise Mallorie Cousson, enseignante et représentante syndicale du SNUipp du Jura. Comme beaucoup de ses collègues, elle s’inquiète des conditions de reprise imposées par son ministère via le protocole sanitaire. « Il n’est vraiment pas applicable », alerte-t-elle.

Comment en effet éviter que des enfants de maternelle se rapprochent pour jouer avec leurs camarades ? Comment lire une histoire – et la vivre – en parlant à travers un masque ? Comment, simplement, « faire la classe » ? Pour les instituteurs interrogés, c’est quasiment impossible : « Je ne peux plus faire mon travail d’enseignante, tranche l’une d’elle, je ne peux pas utiliser de matériel collectif ; si je les envoie au tableau, il faudrait que chacun ait sa craie, qu’il ne la passe pas aux autres… Si je leur donne un travail écrit, je ne peux plus passer parmi eux et me pencher sur leur cahier pour les aider... ». « Ce n’est plus de l’enseignement, tranche Karine Laurent, du SNUipp du Doubs, il faut que le ministère arrête de mentir quand il parle d’un retour à l’‘école’. »

« Pour l’instant, ça se passe bien… parce que nous sommes trois adultes pour accueillir six enfants… »

Pourtant, le rectorat le maintient : « Ce protocole est applicable », affirme-t-on à la communication. « Cette rentrée s’est tenue dans un environnement serein, rassurant », constatait le 15 mai la rectrice de Dijon, académie voisine. À Orchamps, il est vrai qu’à l’arrivée des élèves, tout semble s’être déroulé calmement et méticuleusement. « On se lave les mains dès qu’on entre ou qu’on sort de classe, décrit Joan, élève de CM2, content d’avoir retrouvé ses camarades. On a fait du français, des mathématiques, un peu de tout. Et dans la cour de récréation, nous ne sortons pas tous en même temps. »

De la même manière, Alice, maman d’Axel, en Grande section de maternelle à Besançon, est très satisfaite de la rentrée de son petit garçon. « Chacun a sa propre boîte, avec ses feutres et ses crayons, détaille-t-elle, et Axel avait le droit de jouer avec des Lego lundi et mardi, puis ce sera le tour d’un autre les jours suivants. Ils ont aussi chanté. Il n’a pas eu l’air inquiet de voir ses professeurs avec des masques, il ne m’en a même pas parlé », rassure la maman. Mais Johan le reconnaît : les maîtres et maîtresses sont obligés de rappeler souvent à leurs élèves de ne pas se rapprocher les uns des autres. « Le matin, lorsqu’ils arrivent, ils enlèvent leurs chaussures et se lavent les mains, et pensent à respecter les distanciations, raconte l’enseignante d’une autre école maternelle jurassienne. Mais très vite, ils oublient, surtout quand ils jouent. Spontanément, ils veulent aller les uns vers les autres ». « Pour l’instant, ça se passe quand même bien, poursuit l’institutrice, mais parce que nous sommes trois adultes pour accueillir six enfants... ».

Une école en pointillé ?

L’une des grandes questions est bien celle-ci : comment appliquer ces règles sanitaires lorsque l’ensemble des élèves reviendront en classe ? Pour le moment, leur retour est soumis au volontariat de leurs parents, qui restent majoritairement réticents (60 % selon une enquête menée par l’inspection académique). Mais le resteront-ils quand le chômage partiel des parents sera conditionné par une attestation affirmant que l’école de leur enfant est fermée ? La présence de seule une part minime – 16 % le 19 mai – des élèves a permis, durant ces premiers jours, d’accueillir la quasi totalité de ceux souhaitant retourner à l’école, tout en respectant la limite de 15 voire 10 élèves par classe, et en garantissant un espace de 4 m² pour chacun d’entre eux.

Cependant, certaines écoles se voient déjà obligées d’accueillir uniquement certains niveaux. C’est le cas à Besançon, où a priori, seuls les Grandes sections, CP et CM2 reverront leur maître ou maîtresse avant septembre. Pour les enfants des autres niveaux, seuls les publics dits « prioritaires » sont acceptés… et encore : les enfants n’ayant pas leurs deux parents soignants, ou encore les enfants d’enseignants, se voient parfois refusés. Et jusqu’au 25 mai, ceux qui n’avaient pas fréquenté l’accueil de garde pendant le confinement n’avaient pas non plus leur place dans leur école.

Pour réussir à accueillir davantage d’élèves, d’autres établissements ont mis en place des rotations ; à Orchamps, Johan ira à l’école seulement les jeudis et vendredis, tandis que certains de ses camarades s’y rendront les lundis et mardis. Une façon de limiter le nombre d’élèves dans les salles. Ce système est adopté dans d’autres écoles franc-comtoises, comme dans ce petit village de campagne, où le directeur, FrançoisLe prénom a été modifié, témoigne : « Nous avons partagé la semaine en deux : les CP viennent les lundis, mardis et mercredis matins, et les Grandes sections les jeudis et vendredis, car dans nos salles, ils ne peuvent pas être plus de 8 élèves par classe. Cette alternance permet d’alléger les groupes, mais aussi de ne pas se trouver en saturation si d’autres parents décident finalement d’envoyer leurs enfants. »

Et les autres jours ? Que fera Joan les lundis et mardis ? « On nous a demandé quels jours nous arrangeait le mieux, rapporte sa maman, et un accueil périscolaire devrait être mis en place pour les parents qui n’ont pas de solution de garde. » Au rectorat, on préfère le mot « péri-éducatif » à celui de « périscolaire » : « Sinon, ça fait garderie », justifie le chargé de communication. Aux communes et communautés de communes, donc, de déployer matériel et personnel pour accueillir les enfants en cas d’école en alternance. « Ici, le Sivos [syndicat intercommunal à vocation scolaire, ndlr] n’a pas les moyens humains et financiers », alerte François, le directeur interrogé plus haut. Sur l’intercommunalité de Jura Nord, dont Orchamps dépend, le président Gérôme Fassenet a demandé à tous les maires de mettre à disposition leurs salles communales et autres parcs pour qu’ils servent éventuellement de lieux d’accueil. « Le temps passé en périscolaire, consacré normalement au temps scolaire, ne sera pas facturé aux parents », avance l’élu, bien que les communes n’aient encore aucune garantie d’aides financières pour les aider à supporter ce surcoût.

Jongler entre cours en distanciel et en présentiel

La formation et le rôle des éventuels personnels chargés de ces temps « péri-éducatifs » restent encore flous. Mais logiquement, les élèves qu’ils garderont auront aussi un temps consacré à la classe à distance. Un périlleux jonglage entre « présentiel » et « distanciel » attend ainsi les enseignants. Certains ont d’ailleurs déjà commencé, avec la réouverture de leur école : « Ma collègue qui accueille les Grandes sections et CP met des activités en ligne à faire les jours où ils ne sont pas en classe », décrit François, qui lui même jongle entre, d’une part, les élèves des parents qui travaillent, qu’il accueille en classe, et d’autre part, ses propres élèves de Petites et Moyennes sections, toujours à la maison.

« Il est difficile pour les collègues de prendre en distanciel des élèves qui ne sont pas les leurs, ajoute-t-il, ils mènent donc les deux de front. » Et ce contre les recommandations du ministère de l’Éducation nationale, et même des syndicats, qui souhaiteraient que les enseignants se consacrent soit au distanciel, soit au présentiel. Mais selon l’organisation des écoles, ou encore le nombre d’enseignants, ce n’est pas toujours possible. Certaines équipes s’arrangent, en échangeant leur classe. Des enseignants, contraints de rester chez eux car considérés comme personnes à risque, ou vivant avec des personnes à risque, se concentrent alors sur les cours à distance, quand leurs collègues assurent sur le terrain.

Un préavis de grève « de protection des salariés »

Tous constatent cependant une « perte de la qualité de l’enseignement à distance » : « Pendant le confinement, nous étions à 100 % en distanciel, ce qui n’est plus toujours possible dorénavant », remarque Karine Laurent. « On ne peut pas se couper en deux », renchérit Mallorie Cousson. Parfois, la situation semble même insoluble, comme le rapporte l’enseignante : « Dans le Jura, il y a beaucoup d’écoles avec seulement deux classes, ou des RPI où des écoles ne comptent qu’un professeur ». Si une rotation est mise en place pour pouvoir accueillir tous les élèves, comment assurer alors présentiel et distanciel ? Certaines écoles sont d’ailleurs restées fermées, faute d’enseignants en nombre suffisant.

Ces questions restent sans réponse pour les enseignants, les parents et les mairies, alors même que le rectorat souhaite préparer « une montée en charge progressive » du nombre d’enfants accueillis. « Mais au vu des conditions dans lesquelles on accueille les élèves, nous ne sommes pas à l’aise pour inciter les parents réticents, même si nous avons à cœur de revoir nos élèves », note Karine Laurent. « Mais si on les incite à venir et qu’ils tombent malades ? » s’interroge Olivier Coulon, secrétaire académique de la CGT Educ’action. Son syndicat, comme d’autres, s’inquiète aussi pour la santé de leurs collègues. En ce sens, il a déposé un préavis de grève « de protection des salariés » : « Si un professeur se sent en difficulté, ou en incapacité de respecter les règles sanitaires, il peut s’arrêter. » « Nous avons interpellé le recteur afin d’avoir un protocole allégé, poursuit Olivier Coulon, mais ces règles étant nationales, cela n’est pas de son ressort. » Pourtant, Jean-François Chanet concédait, lors d’une conférence de presse le 15 mai dernier, que le protocole sanitaire « ne permet[tait] pas, a priori, un retour à la normale, entendu comme le retour de la totalité des effectifs en présentiel dans les classes. » Il en appelle à l’ « ingéniosité et à la créativité pédagogique. » Mais certains syndicalistes sont formels : « Soit on lâche sur le protocole, soit on n’y arrivera pas. »

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