J'ai débarqué sur le quartier libre des Lentillères par un doux matin de printemps. Au téléphone, Maÿs avait indiqué deux rues. L'une d'elle a sa chaussée défoncée. Rectiligne, elle est encaissée entre le haut mur de soutènement de la voie ferrée qui va vers Nancy et la limite du quartier, mi haies buissonnantes mi murs, entrecoupée de passages piétons. Au bout de la rue, je tourne à droite et tombe sur un petit parking devant ce qui semble être l'entrée du lieu. Adossé à des arbustes, un panneau confirme cette première impression. Au-delà d'un espace jardiné large d'une trentaine de mètres, trois mots sont peints en rouge sur un mur : « potager des Lentillères ».
C'est le jardin du Pot'Col'Le, le Potager collectif des Lentillères. Son défrichement par une centaine de personnes, en mars 2010 après une manifestation pour l'attribution de terres à des maraîchers, est le point de départ de l'occupation de cet îlot de 6 hectares appartenant à la zone de 19,6 hectares où la ville de Dijon a décidé de construire 1500 logements. La première tranche de ce projet appelé « écocité Jardin des maraîchers » est en travaux.
Il n'y a personne ce jeudi matin sur le Pot'Col'Le qu'une dizaine de personnes cultivent, en soirée ou le week-end, sur une trentaine d'ares. Je le traverse, franchis le mur et me retrouve sur un sentier au milieu de dizaines de petits jardins individuels. La première personne que je croise est Jean-Pierre. Paysan-maraîcher en Saône-et-Loire, il travaille depuis trois ans une parcelle de quelques ares avec une amie. Il se propose aussitôt de me faire faire le tour de la friche. On tombe sur Chantal, aussi pressée de terminer du désherbage sur sa petite parcelle que soucieuse d'être à un rendez-vous pour préparer un dossier pour un demandeur d'asile...
Une ancienne villa démolie par la ville
On sort des jardins et nous voilà sur l'esplanade d'une vieille bâtisse. « Elle est habitée par des Touaregs », dit Jean-Pierre en franchissant une autre haie. C'est le jardin des maraîchers. Ironiquement, les occupants ont détourné l'appellation de l'éco-quartier. Leur ambition est de réaliser un véritable espace de maraîchage pour se nourrir, alimenter un marché hebdomadaire à prix libre dont les recettes sont réinvesties dans l'équipement et le matériel. Une serre à plants permet la préparation des prochains semis. Maÿs et Charline désherbent. Tout à l'heure, elles pailleront la rhubarbe. Rendez-vous est pris pour le déjeuner.
Jean-Pierre fait toujours le guide. Ici un essai de germination de patates douces couchées sur du terreau. Là le hall à matériel. Plus loin la grange où se tiennent les fêtes et les concerts. Un côté est dédié à une friperie. On ressort, passe devant des composteurs, des éléments de mécanique... Une nouvelle haie et voilà une mimi maison de bois à côté d'une yourte.
Plus loin, une construction en bois, le bateau de pirates, sensée être un espace de jeux pour les enfants. Juste à côté une ruine. Celle d'une ancienne villa démolie par la ville alors qu'elle servait de centre logistique aux occupants. Il en reste deux pans de murs. A quelques pas, trois ou quatre gradins de pierres font face à une scène de théâtre en plein-air.
Une friche d'un demi-hectare débroussaillée l'an dernier
Tiens, voilà une allée carrossable. On la traverse, on est aux « petites Lentillères » dont l'occupation a commencé. D'un côté des habitats plus ou moins informels. La construction d'une jolie maison en paille, bois et enduit de chaux et terre crue se termine. Jean-Pierre remet le couvercle d'un puits... De l'autre, une friche d'un demi-hectare a été débroussaillée l'an dernier : « on l'a plantée de courges et on en a récolté 3 à 4 tonnes qui ont servi aux repas cet hiver... »
En retournant au Pot'Col'Le, on passe par le « camping » et un espace boisé... Près du jardin collectif, l'atelier de réparation de vélo et le snack-friche, autre construction légère, sert à mille choses : détente, lecture, réunions, accès internet...
En huit ans, un petit monde social s'est créé, organisé, construit autour de projets différents et convergents. Les jardiniers du Pot'Col'Le habitent à l'extérieur, ont des métiers... Les maraîchers vivent sur place, sont généralement plus jeunes : « sans habitat, on n'aurait pas tenu », dit l'un. De juin à novembre, ils tiennent un marché à prix libre qui attire au-delà des cercles militants. Entre les deux, les jardiniers individuels ont des profils plus variés, parfois militants, pour quelques uns du voisinage.
Une fois par mois, une assemblée générale réunit de quinze à quarante personnes. « On parle de tout, on acte ce sur quoi on est d'accord. Il y a deux ans, on a fait une AG pour partager les usages de terrain. On a des règles tacites sur ce qui est commun », dit Maÿs. La première est l'absence d'intrant chimique. D'autres découlent des caractéristiques des lieux et de la précarité de l'occupation « sans droit ni titre ». Pour pallier l'absence d'assainissement, des toilettes sèches ont été installées. On utilise des lessives faites sur place...
Un conflit vécu et/ou analysé par des universitaires
Au côté des jardiniers et potagistes, des chercheurs, militants ou non, ont fait de ce long conflit au carrefour des luttes urbaines et paysannes un saisissant terrain d'étude.
Les chercheurs et universitaires jouent un rôle certain dans l'approche critique du projet d'écoquartier porté par la ville. Maîtresse de conférence en sociologie à AgroSup, militante à Attac, Yannick Sencébé est arrivée « comme militante » sur les Lentillères et adhère au potager collectif. Comme scientifique, elle a vite vu que le lieu était un « terrain extraordinaire ». Peut-on analyser ce dans quoi on est impliqué ? Elle répond : « Je ne suis pas neutre, mais il n'y a pas de science neutre ».
Elle permet surtout de situer le projet municipal dans le cadre de la métropole dijonnaise : « elle se positionne comme territoire exemplaire en termes d'autonomie alimentaire, mais intègre surtout sa partie rurale pour le faire. Elle a par exemple préempté 14 hectares pour faire des légumes de plein champ pour alimenter sa légumerie pour la restauration collective ». C'est ainsi que le projet TIGA
« On est plus dans le marketing territorial que dans l'autosuffisance alimentaire »
La métropole a également acquis les 160 hectares du Domaine de la Cras pour des céréales, des truffes et de la vigne (déjà 8 ha en pinot noir et chardonnay), histoire de contribuer à porter une éventuelle future AOP viticole Côtes de Dijon. Une perspective qui fait dire à cet étudiant en géographie rencontré sur le quartier libre qu'on est « davantage dans le marketing territorial que dans l'autosuffisance alimentaire ».
Du coup, les Lentillères et leurs 6 hectares, dont moins du tiers cultivé, pèsent peu dans cette drôle de balance. Reste que le symbole de l'urbanisation d'une zone connue comme ayant appartenu à la ceinture maraichère de la ville peut être contreproductif pour un positionnement revendiqué de ville écolo exemplaire. La partie sud de l'écoquartier a ainsi été cultivée jusqu'à la fin des années 1950, période où furent construits des abattoirs abandonnés dans les années 1980, et abandonnés à ce qui deviendra le squat ou « espace autogéré » des Tanneries dont les rapports avec la ville ont toujours été conflictuels. Selon les Renseignements généraux, le lieu était en 2008 « une plaque tournante de la mouvance anarcho-autonome ».
« Absence de dialogue avec les pouvoirs publics parallèle à l'ouverture au public »
La partie nord, celle du « quartier libre », a quant à elle été exploitée de 1982 à 2000 par des maraichers bio partis à Auxonne face à la pression urbaine. Ils ont toujours soutenu le squat de terres, éteignant même une polémique lancée par François Rebsamen qui prétendit un temps le sol pollué. Selon plusieurs analyses officieuses, il n'en est rien, hormis des traces d'hydrocarbures là où il aurait pu y avoir un garage ou un atelier...
L'expérience menée aux Lentillères a également inspiré Maud Chalmandrier, étudiante en sociologie à l'EHESS, qui en a fait en 2015-2016 le terrain d'un passionnant mémoire de master intitulé « Le renouvellement urbain conflictuel d'une ancienne zone maraichère à urbaniser (Dijon) : étude d'une controverse sur l'aménagement et le développement durables des villes ».
Elle y décortique par le menu les logiques des occupants et des aménageurs, soulignant notamment que l'absence de dialogue ne signifie pas l'immobilité. Elle explique ainsi le poids des citoyens qu'il s'agit de convaincre, ce public, « tiers arbitre dont dépend en partie l'issue du conflit. Ici, l'absence de dialogue avec les pouvoirs publics est parallèle à l'ouverture au public, ce qui légitime l'action tout en permettant de peser sur les positions municipales. »
Paysans sans terre...?
Dans cette optique, « la défense des terres agricoles, de la culture bio, a plus de poids que le droit au logement, surtout pour s'opposer à un projet de construction de logements destiné en partie à en pallier la pénurie sur Dijon… C'est également pour cette raison que les pouvoirs publics tendent à insister sur la division entre squatteurs et jardiniers ». Un point qu'évoquent à mots couverts ceux qui cultivent. Ils savent aussi que ceux qui ne font qu'habiter contribuent au rapport de force présentiel. Reste, souligne la jeune chercheuse, qu'il faut aller sur le site pour comprendre les nombreuses dynamiques à l'œuvre sur la friche. De ce point de vue, tant les élus que le commissaire enquêteur ne se sont pas rendus sur place, hormis une adjointe écolo et un candidat de droite aux municipales de 2014.
Selon la sociologue, la « prégnance au sein de l'espace public » du « conflit d'aménagement » en a fait « un dossier à part entière qui a influencé dès 2010 la politique communautaire de promotion de l'agriculture de proximité ». Pour l'heure, la pression arrive doucement et les occupants craignent une expulsion. « Ce qui pourrait freiner [les aménageurs], c'est qu'ils n'arrivent pas à vendre les logements », dit le jardinier Sébastien pour qui cela est plausible quand il y a « 7 à 8000 logements vides » dans l'agglomération... On s'interroge aussi sur le projet de construire des immeubles d'habitation à quelques mètres d'une voie ferrée très fréquentée, même la nuit...
Ce serait aussi une grosse mobilisation qu'espèrent construire des militants ayant des liens avec de nombreux protagonistes de luttes prenant appui sur des conflits d'usage ou des projets contestés. De Bure à Notre-Dame-des-Landes en passant par les center-parcs...
En interrogeant Yannick Sencébé, je lui demande si on peut comparer avec le mouvement brésilien des Sans Terre... Bingo. L'expression figure dans les premiers textes des militants du quartier libre et dans son article Quand la défense de la terre nourricière s'invite au cœur des villes... Bien souvent, le corolaire de la revendication de terres à cultiver, c'est la réforme agraire...