Le pari rimbalbien de Serge Filippini

En 2010 deux libraires, Alban Caussé et Jacques Desse, trouvent une photographie, dans une brocante. Sept personnages, dont une femme, posent en haut d’un escalier, celui de l’Hôtel de l’Univers, à Aden.

rimbaud

L’Hôtel de l’Univers.

Les Rimbaldiens le savent tous, alors qu’il en avait terminé avec l’écriture, le poète devenu aventurier, se rendait régulièrement dans cet hôtel. Les libraires ont l’intuition que l’homme assis à droite de la femme, est Arthur Rimbaud. Le doute va durer quelques années, et la photo sera authentifiée en 2014, le jour où le roman de Serge Filippini, Rimbaldo, sort en librairie. Les noms des sept personnages (en quête d’auteur) sont connus, et il s’agit bien d’Arthur Rimbaud.

Rimbaldo, de Serge Filippini, Editions de La table ronde, 147 pages, 16 euros.

De gauche à droite sur ce cliché désormais célèbre :

Georges Révoil, explorateur et photographe.

Maurice Riès, employé aux écritures chez César Tian, le rival d’Alfred Bardey dans le commerce du café.

Henri Lucereau, explorateur. Missionné par la Société de géographie pour dresser les cartes du Soudan, et rechercher les sources du Sobat, affluent du Nil Bleu.

Edouard Bidault, a un atelier de photographe à Aden.

Jules Suel, gérant de l’hôtel.

Arthur Rimbaud, habite à Aden, il surveille les trieuses de café chez Bardey.

Emilie Bidault, éprise de liberté et de littérature. Un peu de Rimbaud également, dans le roman.

Le pari de Filippini

Bien avant que Rimbaud ne soit formellement, et scientifiquement authentifié, Serge Filippini a fait le pari que le poète figurait bien sur cette photo.

La photo, dit-il, est déjà en soi un roman.

Merci aux éditions de la table ronde de la proposer avec le livre, sous la forme d’un bandeau. Ainsi, en suivant le récit, le lecteur peut ‟mettre une tête”, sur le nom des protagonistes principaux.

Ne manquent que madame Suel et Ali, occupés ailleurs, à l’intérieur de l’hôtel.

D’ordinaire, Mme Suel se retenait de crier quand Ali l’honorait de sa longue patience dans le décor d’étagères et de provisions, tantôt sur la méridienne, tantôt sur les nattes qui recouvraient le sol, mais pour quelque raison son plaisir aujourd’hui s’augmentait du besoin d’être porté à la connaissance de la tribu française. Elle savait que sa conduite alimenterait les rumeurs dans toute la ville et à présent, elle s’en fichait.

Avec madame Suel, l’évocation d’une sexualité transgressive. D’ailleurs, la sexualité, si elle n’est pas le thème majeur du roman, n’en demeure pas moins présente. Celle de madame Suel, celle de son mari, celle d’Émilie, et bien entendu, celle de Rimbaud.

Le roman s’ouvre sur ces lignes, qui dressent un décor très visuel, parfumé et bruyant.

Le lecteur se trouve d’emblée à Aden, dans un autre temps.

Adossé au volcan mort, le Grand Hôtel de l’Univers faisait face à Steamer Point et ses images fugitives : tourbillons de poussière noire, chameaux encordés, mulets sous leur bât ou tirant des carrioles, cipayes en veste rouge, cochers somalis, marchands de peaux ou de verroterie mâchant du qât près de leur tente, enfants aux pieds nus, marins français, portugais, italiens, dont les vapeurs reposaient dans la brume sur le golfe d’Aden.

On pénétrait dans l’hôtel par un escalier…

Deux guéridons de fumeurs et cinq fauteuils en accoudoirs semblaient y attendre l’ouverture d’une comédie.

Rattrapés par la médiocrité même dans l'ailleurs...

Des portraits dressés par Serge Filippini, j’ai choisi de restituer celui du Rimbaud de ces années là, tel que l’auteur le fait par petites touches, au fil d’un récit magnifiquement écrit.

Il y a avant la photo, au moment de la photo, après la photo.

Et un monde se dessine. Celui de médiocres ‟petits blancs”, échappés d’une existence médiocre en Europe, à la recherche d’un avenir meilleur dans cet ailleurs lointain, mais rattrapés quand même par leur médiocrité. Ils n’en demeurent pas moins, tous, intéressants, ou attachants, tant il est vrai que les héros sont parfois fatigants, ou trop loin de nous.

- … Est-ce pour cela que nous vivons aux colonies, tous autant que nous sommes ? s’interroge Émilie Bidault. Pour y cacher nos fautes ? Chacun met ici plus d’ardeur à dissimuler sa vérité que Dieu à nous voiler l’avenir

- Chacun tente d’accomplir sa vie là où elle le mène. Pourquoi voir toujours le mal chez vos compatriotes ?

- Parce qu’ils préfèrent le voir chez les indigènes.

- Vous savez comment se conduisent les indigènes.

- Je sais comment nous nous conduisons.

Rimbaud, avant la photo

C’était un homme jeune,… mais glabre et de grande taille, vêtu d’une vareuse et d’un pantalon blancs. Il tenait à la main une enveloppe épaisse. Il semblait fasciné par la machine à l’œil inerte.

Le jeune homme en vareuse, lui, ne transpirait pas : sa figure était sèche comme celle d’un caravanier.

L’homme en vareuse ne prit pas la main tendue. Il ne donna pas son nom. Il demanda seulement d’un ton sec :

- Quels sont les prix pour un bagage photographique comme celui-là ?

l’homme en vareuse d’ouvrier lui fourra sa lettre entre les mains.

- Encore ! s’exclama Suel. Vous ne cesserez donc jamais d’écrire ?

Il retourna le pli pour lire l’adresse à voix haute :

- Madame veuve mmmmm… Roche, par Attigny, France !

Et, l’ayant porté à ses lèvres :

- Une mère, une patrie… Allez, votre famille a de la chance…

Rimbaud : Karani, le méchant...

Suel, le patron de l’Univers, souhaite faire une photo de son hôtel, à des fins publicitaires.

Il lança soudain d’une voix de caporal :

- Et vous aussi, Rimbaud !

- Je n’y tiens pas.

- Je sais bien, que vous n’y tenez pas, nom de Dieu ! fit Suel.

Il ajouta, en se tournant vers Georges Révoil :

- Vous avez devant vous le plus grand misanthrope de toute l’Arabie.

Rimbaud était venu à l’Univers pour y déposer son courrier, pas pour se laisser entrainer dans une de ces vaines discussions entre français orchestrées par Suel sous sa véranda. Il préférait les échanges en tête à tête. Et s’il est vrai qu’il aurait volontiers continué à parler photographie avec ce Révoil, le grand portrait publicitaire ne l’intéressait nullement. Sans adieu ni cérémonie, il traversa la terrasse et descendit sur la route où braillaient les ânes et les chameaux baraqués, chargés de leurs fagots de bois mort.

- Que fait-il chez Bardey ?

- Rimbaud ? dit Suel, sortant de sa rêverie. Il surveille les trieuses de café. Et elles le craignent ! Elles l’appellent Karani…

- « Le méchant ».

- je vois que vous avez appris l’arabe. Il ne restera pas longtemps à leur mener la vie dure, croyez-moi. C’est un homme qui a la bougeotte…

- … J’ai attendu qu’il s’en aille car je n’avais pas envie de souffrir sa compagnie, mais je n’aimerais pas non plus voir sa bobine imprimée pour l’éternité à côté de la mienne… Le mauvais sujet est-il prévu pour figurer sur votre carte postale ?

- Que lui reprochez-vous ?

- Je lui reproche de parler dans le dos des gens. … Mais ne vous y trompez pas, c’est un phraseur, et de la pire espèce ! Un malveillant.

- À Chypre, monsieur Révoil, votre futur associé faisait déjà le contremaître, en usant des mêmes méthodes sûrement. Bref, il en est venu aux mains avec un de ses ouvriers, lequel est resté sur le carreau aussi mort qu’on peut l’être. Un conseil : abstenez vous de frayer avec lui… Vous êtes déçu ?

Loin du bateau ivre...

Le lecteur, non Rimbaldien fervent, ni averti, le sera certainement, tant ce portait s’éloigne de celui qui a écrit, Ma bohème, Le bateau ivre ou Voyelles.

Quoique…

Je reviens à Rimbaldo, le surnom affectueux qu’Émilie, l’autre personnage femme du roman, une femme libre, a donné à Rimbaud dont elle est amoureuse.

- Vous savez le dernier exploit de votre protégé ? Il a ramené chez lui un jeune fauve de la tribu dolbohante. Ils se sont tellement débauchés que leur barouf s’entendait jusqu’à la mosquée.

- Mon cher Pietro, vous ne devriez pas prêter foi aux médisances qui courent sur Rimbaud.

L’idée que Rimbaud pût préférer les hommes lui gâchait définitivement sa promenade.

- Il nous hante malgré lui, dit Émilie.

Rimbaud crachait au vent sa chique de qât, il secouait ses rênes, il s’efforçait de se rincer le cerveau en gueulant après le cheval qui tirait sa carriole dans le sable et la fournaise. Il traversait une journée détestable qui durait depuis son enfance.

- … Hier, au marché, Felter m’a raconté qu’on parlait de vous jusqu’en Tunisie comme d’un écrivain prodigieux. Il paraît que vous avez du talent, peut-être du génie. Et vous venez me parler de bas de laine et de retraite !

- Je vais retourner à mes sacs de café.

Henri Lucereau considérait cet homme comme un gredin. Le reporter Paul Bourde le voyait comme un écrivain renégat à son art, et Fulter comme un inverti. La maison Bardey l’avait employé comme un employé efficace et stable. Suel avait fait de lui un compère. Quant à l’intéressé, il confessait des coups de revolver et « un tas d’ordures ». Émilie décida que Rimbaud incarnait l’homme généreuxson Homme généreux à elle, le voyageur métaphysique.

Rimbaud, au moment de la photo

Mme Bidault se trouvait à droite de la terrasse, assise sur son châle repoussé dans l’angle du fauteuil. … Il pria Rimbaud de bien vouloir s’asseoir à côté d’elle. Celui-ci prit le fauteuil voisin d’Émilie, s’accouda au guéridon de fumeur et adopta une pause timide, embarrassée – il avait l’air d’un désœuvré à qui le tenancier n’a pas envie de servir son bock.

Madeleine (Suel ) songea que la scène ressemblait à un vaste tableau colonial. Sept Européens – six hommes, une femme – attendaient paisiblement qu’on leur serve le thé sur la terrasse, devant l’embouchure du corridor où allait paraître un Nègre porteur d’un plateau, vêtu d’un caleçon blanc. Deux barbus étaient assis à gauche, deux moustachus debout au fond. Les quatre portaient des habits clairs, confortables, bien coupés. Un cinquième homme, trônant au centre, se distinguait par son costume à carreaux. Et la vareuse du sixième semblait celle d’un tailleur de pierres – celui-là avait tout d’un intrus, d’un proscrit. La femme vêtue de blanc, à droite, attendait un enfant, et son visage de profil trahissait de grandes déceptions, passagères ou non.

- On ne bouge plus, commanda Georges Révoil.

La lumière se faufila dans le secret de la chambre et toucha la plaque de verre où se produisit l’alchimie voulue – la transmutation en image du gélatino-bromure d’argent.

Rimbaud après la photo

- Savez-vous que j’ai vu Rimbaud à Marseille ? enchaîna Riès en tournant sa cuiller dans la tasse au motif indigène.

Le père Suel tendit l’oreille.

- Je le cherchais pour nos affaires de fusil. Je l’ai trouvé à l’hôpital de la Conception. Amputé, mon Dieu.

- Croyez-moi si vous voulez, ajouta Riès, mais infirme et privé de ses dernières forces, il voulait repartir.

- Et ces rumeurs ? reprit Riès. Qu’en pensez-vous ?

On disait ici, à Aden, que ce jeune homme au caractère emporté devenu l’associé de Bardey avait débuté dans la vie comme enfant prodige et poète.

Rimbaud demeurait pour elle (Mme Suel) un individu fruste et volontiers grossier. Tout le contraire d’un poète.

- Je ne l’aimais pas, conclut-elle.

- Moi, je l’aimais, dit Jules. Et quoi qu’il ait été, je le regretterai.

Fin du roman, fin du voyage. Pas tout à fait.

Reste une photographie à coller dans l’album, à côté de celles de la famille que nous donne la littérature. Ces sept personnages, et l’éditeur prévient : l’auteur a conservé leurs noms, ainsi que certains détails de leur biographie puisés à différentes sources, mais la plupart des éléments qui contribuent à faire d’eux des personnages sont le fruit de son imagination, s’ils ont été ‟en chair et en os”, deviennent, sous la plume de Serge Filippini, les égaux de grandes figures de certains des romans qui peuplent nos bibliothèques, et nos mémoires.

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