Le berger qui n’a pas peur du loup

Berger-paysan dans le Haut-Doubs, Gérard Vionnet a passé l'été 2013 sur un alpage des hauts plateaux du Vercors pour expérimenter un système de garde protecteur du troupeau. Chance des débutants ou efficacité ? Il n'y a eu qu'une brebis tuée au lieu de cinquante les années précédentes. Alors que le grand prédateur est en train de s'installer dans la région, ses réflexions ne peuvent être ignorées.

Gérard Vionnet

Vétérinaire de 1979 à 1990, Gérard Vionnet élève depuis 10 ans une dizaine de chevaux de monte et de trait, quelques vaches allaitantes, et quelques brebis pour les agneaux et la laine dans une ferme d'estive de 70 ha à 900 m d'altitude, à Vaux-et-Chantegrue dans le Haut-Doubs. L'été, ses animaux entretiennent des espaces naturels (Natura 2000, pelouses sèches), tandis qu'il accueille en pension une centaine de vaches allaitantes suisses et des génisses montbéliardes. Il participe enfin à projet de réintroduction de céréales, dans le cadre d'un réseau de bergers-boulangers, en lien avec la sortie des quotas laitiers. Il a également été chargé de mission à la Maison de la réserve de Labergement Sainte-Marie de 1986 à juin dernier.

Vous vouliez garder en zone à loup. Pourquoi et comment ?

Je n'avais jamais gardé plus de 200 moutons et je voulais garder avec le loup. Je veux aussi poser le problème du loup dans un contexte large... Ce que cache la problématique loup, c'est qu'on n'a pas les mêmes intérêts que les éleveurs. Les bergers croient les éleveurs solidaires, mais il y a beaucoup de différences. Je l'ai découvert en gardant à deux bergers 2000 brebis dans la réserve naturelle des hauts plateaux du Vercors, la plus grande de France, avec huit alpages de 2000 moutons sur 14.000 hectares.

Cela fait 37 ans que je connais le Vercors. Les hauts plateaux, c'est 40 km de long sur 2 de large, sans habitation, sauvage, plat, sans eau. Parfois, il y a 40 jours sans pluie. Ils récupèrent les eaux superficielles lors des fortes pluies aux sources intermittentes qu'on capte alors pour remplir des réservoirs. 2000 moutons, c'est 7 m3 d'eau en complexe d'abreuvement à gérer avec la mise à disposition d'une vingtaine de bassins.

Marin reconverti depuis deux ans, le berger n'avait jamais fait d'estive dans le Vercors, arrivait sans idée préconçue, avec une solide formation dans la Crau. J'avais le statut d'aide-berger, financé entièrement par les aides publiques, comme les filets de protection pour parcs de nuit et les quatre patous. C'est un dispositif accessible à tous et obligatoire pour être indemnisé en cas d'attaque. Il faut que les deux bergers s'entendent, gardent de la même façon.

Le retour du loup a révolutionné l'itinéraire technique de garde dans les montagnes françaises pour les bergers expérimentés. Pour certains, c'est une grande douleur de renoncer à un type de garde dans une montagne qu'ils adorent, qu'ils connaissent bien, où ils parvenaient à des pratiques de haut niveau. Il leur faut dire adieu à tout ça ! Maintenant, il y a des filets, des chiens, et il faut garder les troupeaux plus serrés.

Avant, il n'y avait pas de point d'eau sur les alpages du Vercors, les brebis mangeaient la nuit et on leur donnait du sel (pour conserver l'eau dans le corps). Maintenant, on met des citernes, comme chez nous dans le Jura, ce qui fait que le berger devra passer au point d'eau tous les trois jours, c'est une nouvelle contrainte. Mais si les brebis ont très soif, elles sur-pâtureront près du point d'eau...

Le berger est devenu banal, même quand il connaît très bien son pâturage. Il n'a jamais voulu changer de pratique, et a subi des attaques...

Comment vous êtes-vous adaptés ?

Depuis 2001, l'alpage de la Grande Cabane que nous avons gardé cette année avait beaucoup d'attaques et de dégâts. Certains bergers refusent de s'adapter. Je suis arrivé sans savoir ce qui m'attendait. Je n'avais ni solution ni objectif. On avait de très bons patous, mais ils ne pouvaient pas s'exprimer efficacement dans l'ancien système de garde. Il faut créer une relation entre les chiens de protection, les chiens de conduite, le troupeau et le berger... Dans le Vercors, nous avons la chance d'avoir un réseau radio financé par la réserve naturelle : il y a deux radios par alpage, en lien avec le gardes de la réserve. On peut agir de manière synchrone et cohérente sur le troupeau quand deux bergers gardent ensemble, ou appeler l'autre quand le troupeau vient de se couper.

Il y a un passage très juste dans le Journal d'un berger nomade, de Pascal Vick, écrit en 1996 : ''Ulysse [le berger] ne soupçonnait pas que l'efficacité est le résultat d'une collaboration étroite entre l'homme et le chien. C'est évident pour leur chien de conduite, mais ils ne savent pas encore avec les patous''.

Pour certains bergers, pour des éleveurs, c'est comme s'il y avait des salauds qui veulent imposer le loup et paient pour le protéger. Mais il faut savoir que les bergers détestent les contraintes. Les écolos des villes, la société, sont à 10.000 lieux de ce que vivent les bergers à qui on ne peut pas imposer de contraintes qui ne soient pas librement consenties. Etre pour ou contre le loup, c'est comme si on me demandait si j'étais pour ou contre la foudre, c'est une contrainte qui fait partie du métier... Pascal Vick écrit encore ''un autre rapport est possible entre le berger et le loup''... Mais il faut entendre le berger qui dit ''écoutez-moi, je n'en peux plus''. Il est berger impuissant, c'est terriblement dévalorisant vis-à-vis de soi-même et des éleveurs... Le bémol à tout cela, c'est mon inexpérience d'autres contextes. Il existe peut-être des alpages non défendables, nous pensons que ce n'est pas le cas du Vercors où nous n'avons pas été les seuls avec très peu d'attaque.

Sur les hauts plateaux du Vercors, un des alpages a été attaqué tout l'été. Les trois bergers étaient séparés et ne pouvaient se relayer, le troupeau était scindé en trois unités géographiques. Ils étaient en net sous effectif de patous, qui en plus n'étaient pas fidélisés à chacun des groupes... Dans ce cas, il n'y a pas d'entraide possible entre bergers. L'anomalie, c'est que sur les trois bergers, deux étaient financés par les aides publiques avec le statut d'aide-berger.

En avez-vous parlé avec eux ?

Non, c'est tabou... Par exemple, les bergers hésitent à parler de l'attaque qu'ils viennent de subir à la radio. Au moins deux autres alpages avaient le même mode de garde que nous, l'un sans patou. Il y a eu une seule attaque et un mort, comme les années précédentes.

Quelle a été votre pratique ?

Ce qui va protéger est la connaissance fine du loup. Il faudrait un socle partagé de connaissances scientifiques. Un exemple : de 2001 à 2012, il y avait eu sur la Grande Cabane chaque année cinq à sept attaques occasionnant une cinquantaine de cadavres. Cet été, le loup n'a consommé en quatre attaques que très partiellement une seule brebis dont le cadavre a aussitôt été protégé par les patous qui ont déboulé en moins d'une minute... Elle a ensuite été mangée par les vautours... Il y a eu deux attaques avec une blessée et une sans victime. Soit on a eu la chance inouïe des débutants, soit c'est l'efficacité de notre mode de garde différent. Il faut laisser peu de viande au loup, le mouton ne représente que 5 à 10% de son régime estival actuel.

Le challenge à mettre en place, on l'a vu sur le Vercors, c'est que la viande de mouton soit plus chère pour le loup. Le loup va manger autre chose si cela lui coûte de se battre avec les patous, de subir des échecs successifs...

On a gardé à deux dans les circonstances les plus difficiles, des zones à relief tourmenté ou boisées, ou en automne quand le troupeau a tendance à se couper car il manque d'herbe, qu'arrive le brouillard et que les loups adolescents s'émancipent en circulant beaucoup. Nous étions alors chacun d'un côté du troupeau très serré pour ne pas le laisser se couper. Sur le Vercors, les mérinos, race très grégaire, se gardent plus facilement que les tarrasconnaises pyrénéennes au caractère plus indépendant. L'utilisation du parc nocturne regroupant toutes les brebis a été systématique, sauf trois ou quatre fois où un groupe a dormi dehors, protégé par un patou.

Si le prédateur sait que son attaque marche, il revient. Il va sur les proies les plus faciles, c'est difficile de l'en empêcher s'il a pris ses habitudes sans avoir été dérangé. Des bergers pensent que le loup l'a vu arriver avec son garde-manger. Mais ce n'est pas comme ça que fonctionne le loup.

Que faire pour connaître le loup ?

Accepter de s'intéresser à lui. Il faut l'état d'esprit de la cohabitation pastorale.

Ce n'est donc pas qu'une affaire de berger !

Si ! Ce sont eux qui sont en première ligne, déprimés, abattus, et parfois avec une mauvaise utilisation des moyens potentiels : patou, filets, salariat d'un autre berger car il faut être deux sur une estive à loup.

Que faire dans le Jura où le loup arrive alors qu'il est là depuis plusieurs années dans les Alpes ? On a entendu des responsables syndicaux parler du loup comme d'un délinquant, lui prêter des intentions malveillantes...

Il faut être prêt, éviter l'anthropomorphisme... Il y a des réponses, multiples selon le contexte, mais elles ne sont pas toujours faciles à mettre en œuvre. D'abord ne pas opposer les militants pro-loup et les éleveurs radicaux, la cristallisation des positions. Parmi les pistes jurassiennes et vosgiennes, on pourrait utiliser les barrières de fladry pour les urgences sur des parcs multiplies et de petites tailles. Il faut aussi bien connaître l'alpage ou l'élevage, le loup, le système d'exploitation. Il faut faire comprendre au loup que c'est compliqué de s'attaquer au troupeau, changer nos habitudes, faire des bruits, klaxonner, allumer des lumières à des moments différents afin que ce ne soit jamais pareil, que le prédateur soit dérangé. Dans sa stratégie, il apprécie sans cesse le coût énergétique d'une attaque. Le risque d'être blessé par un patou peut mettre sa vie en danger. Le berger doit avoir ça en tête. Il faut essayer de le stresser, de lui compliquer la vie.

Les troupeaux sont-ils trop gros ?

Le loup pourrait bien être une nouvelle chance pour un pastoralisme qui conviendrait aux bergers... Les bergers pyrénéens confient par exemple que 1000 brebis tarrasconnaises sont impossibles à garder serrées pour les protéger du loup et de l'ours... Par contre, des troupeaux de 300 brebis par berger seraient protégeables. C'est l'intensification moderne du monde de l'élevage qui a amené un pastoralisme de grands troupeaux à taille inhumaine sur lesquels les grands prédateurs ont la tâche facilitée. Le loup devient l'arbre qui cache la forêt du mal être animal : Les bergers s'accordent à considérer que l'individualisation des soins n'est pas possible dans ces conditions, ont par exemple du mal à isoler rapidement et soigner une brebis boiteuse.

C'est ça qu'il faut demander, mais ce serait se désolidariser de certains éleveurs ; les vrais prédateurs ne sont-ils pas ces quelques éleveurs qui ne paient pas bien les bergers, se plaignent du loup et ramassent l'argent des aides publiques sans les optimiser et parlent haut et fort ? S'ils font des cabanes en plus, fractionnent les troupeaux, achètent des patous, on saura faire, c'est de l'extensification ! Dans le Vercors, l'arrivée des aides bergers, en doublant la présence humaine, oblige actuellement à repenser le logement et améliorer le confort.

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