L’Art français de la guerre, solide Goncourt 2011

Un passé qui ne passe pas. La "guerre de vingt ans" commencée dans la Résistance et poursuivie dans l’inutile. La pourriture coloniale qui mine encore la France dans un regard ethnique condescendant, glorifiant la force, niant que le pays c’est la langue. Ce iatus qui dure entre le pays et son armée. Ces opérations de "pacification" qui servent encore de modèle au maintien de l’ordre dans les cités, aux contrôles au faciès, en militarisant la police.

L’Art français de la guerre est un grand livre sur la France et ses démons. C’est un grand livre sur l’histoire et la vie ; donc l’amour, la mort, l’amitié ; la parole, le silence ; la tristesse, le désir ; le sentiment et l’absence ; le sens de l’art, son utilité, son caractère salvateur, l’importance du regard ; l’altérité, la culture.

- L'Art français de la guerre, premier roman d’Alexis Jenni, 632 pages, 21 €, chez Gallimard

 

Extraits

« J’avais travail, maison et femme, qui sont trois visages d’un réel unique, trois aspects d’une même victoire : le butin de la guerre sociale. Nous sommes encore des cavaliers scythes. Le travail c’est la guerre, le métier un exercice de la violence, la maison un fortin, et la femme une prise, jetée en travers du cheval et emportée. » (p 110)

« Tu sais, Salagnon, je ne regrette qu’une chose. Pas de mourir ; cela, tant pis. Il le faut bien. Ce que je regrette, c’est de mourir puceau. J’aurais bien aimé. Tu le feras pour moi ? Quand ça t’arrivera, tu penseras à moi ? - Oui. Je te le promets (...) - Que lui avez-vous promis ? J’ai entendu en entrant que vous lui promettiez quelque chose avant qu’il ne vous lâche la main". Il rougit à peine, posa quelques ombres sur son dessin, qui creusèrent un peu les traits, comme un dormeur qui rêve, un dormeur qui vit encore à l’intérieur même s’il ne bouge plus. "De vivre pour lui. De vivre pour ceux qui meurent et qui ne verront pas la fin. - Vous la verrez, vous, la fin ? - Peut-être. Ou non ; mais alors quelqu’un d’autre la verra pour moi" Il hésita à ajouter quelque chose à son dessin, puis renonça à le gâcher. Il se tourna vers Eurydice, leva les yeux vers elle, elle le regardait de tout près. "Voudriez-vous vivre pour moi, si je mourrais avant la fin ?" Sur le dessin, Roseval dormait. Paisible et beau jeune homme étendu dans un champ de fleurs, attendant, attendu. "Oui", souffla-t-elle en rougissant comme s’il l’avait embrassée. » (p 219)

« On pourrait discuter la pratique : nous connaissons bien la colonne blindée ; cela explique que personne ne la remarque. Les guerres menées là-bas nous les menions ainsi, et nous les avons perdues par la pratique de la colonne blindée. Par le blindage nous nous sentions protégés. Nous avons brutalisé tout le monde ; nous en avons tué beaucoup ; et nous avons perdu les guerres. Toutes. Nous. » (p 255)

« Comme si ton chien fidèle se retournait sans prévenir et te mordre. Tu y crois, toi ? Ton chien fidèle, tu le nourris, et il se jette sur toi, et il te mord. - Les Arabes sont vos chiens ? - Pourquoi tu me dis cela, Victorien ? - C’est ce que vous dîtes. - Mais je ne dis rien. J’ai fait une comparaison pour que tu comprennes la surprise et l’horreur de la confiance trahie. Et en quoi a-t-on plus confiance sinon en son chien ? (...) - Vous parlez de gens comme de chiens. - Fous moi la paix avec tes écarts de langage. Tu n’es pas d’ici, Victorien, tu ne sais rien (...) Le vrai, quand on le parle, il fait mal. - Faut-il encore qu’il soit vrai (...) » (p 279)

« Tu vois, il y a chez les fascistes, en plus de la simple brutalité, qui est à la portée de tous, une sorte de romantisme mortuaire qui leur fait dire adieu à toute vie au moment où elle est la plus forte, une joie sombre qui leur fait par exaltation mépriser la vie, la leur comme celle des autres. Il y a chez les fascistes un devenir-machine mélancolique qui s’exprime dans le moindre geste, le moindre mot, qui se voit dans leurs yeux - ils ont un éclat métallique. Pour cela, nous étions fascistes (...) ; Nous étions des soldats perdus, et nous perdre nous protégeait du mal (...) Notre étroitesse de vue nous donnait une incroyable cohésion, dont nous fûmes ensuite orphelins (...) La camaraderie sanglante nous paraissait tout résoudre. » (p 452)

 

« Nous avons la force. Si l’on nous donne un point d’appui, nous pourrons soulever le monde. Le point d’appui est juste un tout petit mot : "eux". Avec "eux", nous pouvons user de la force. Chacun, dans cette guerre en miroir, dans cette tuerie dans une galerie de miroirs, chacun s’appuie sur l’autre. "Nous" se définit par "eux" ; sans eux nous ne sommes pas. Eux se constituent grâce à nous ; sans nous ils ne seraient pas. Tout le monde a le plus grand intérêt à ce que nous n’ayons rien de commun. Eux sont différents. Différents par quoi ? Par la langue, et la religion. La langue ? L’état naturel de l’humanité est d’en parler au moins deux. La religion ? Est-elle de tant d’importance ? Pour eux, oui ; disons-nous. L’autre est toujours irrationnel ; s’il est un fanatique, c’est lui. (...) L’islam nous sépare. Mais qui y croit ? Qui croit à la religion ? elle ressemble à ces frontières dans les jungles, qui furent tracées un jour sur une carte, et que l’on s’accorde à ne pas toucher, et que l’on finit par croire naturelles. La France tient à l’islam comme à une barrière d’espèce, une barrière qui passe pour naturelle entre les citoyens et les sujets. »(p 567)

 

 

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