« La presse vit une crise économique et une crise de confiance »

Reporter au Progrès à Bourg-en-Bresse, Vincent Lanier est le premier secrétaire du Syndicat national des journalistes qui vient de tenir son congrès. État des lieux d'une profession sinistrée et d'un secteur confronté à la concentration, notamment en Franche-Comté.

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En charge de la rubrique faits-divers-justice à la rédaction de Bourg-en-Bresse du quotidien Le Progrès, Vincent Lanier est le premier secrétaire général du SNJ, de loin la première organisation de journalistes de France. Comme chaque automne, le SNJ vient de tenir son congrès, cette année au Val Joly, dans le parc naturel régional de l'Avesnois, près de Maubeuge, à la frontière franco-belge.

Vous avez eu la visite d'un ministre mais pas les deux espérés...

Oui, Fleur Pellerin, la ministre de la Culture et de la Communication, nous a snobés en allant aux 90 ans de l'École supérieure de journalisme de Lille le vendredi après-midi du congrès commencé l'avant-veille. Le jeudi, elle recevait le patron du Syndicat de la presse quotidienne régionale et le vendredi matin celui du Syndicat de la presse quotidienne nationale... On a eu Patrick Kanner, le ministre de la Jeunesse et des Sports, avec qui on avait discuté de l'organisation du congrès alors qu'il était président du conseil général du Nord.

Que vous a-t-il dit ?

Qu'il aimait les journalistes... Dans ma réponse, j'ai dit que je n'avais rien entendu sur la conditionnalité des aides à la presse, par exemple le respect des critères sociaux...

Le SNJ réclame aussi la reconnaissance juridique des équipes rédactionnelles...

Pourquoi le SNJ a-t-il présenté un de ses militant, Serge Cimino, comme candidat à la présidence de France Télévision ? C'est un gag ?
« C'est sérieux. Il n'y a pas de raison qu'un salarié ne puisse pas se présenter avec un projet rédactionnel porté par la rédaction. S'engager, c'est aussi s'engager dans le cadre de l'entreprise. Ce qui est intéressant, c'est de voir les manoeuvres internes. Il y a eu des coups de fil de la direction de France Télévision au CSA pour savoir s'il était obligatoire que Serge Cimino soit auditionné. Cela nous conforte dans l'idée que l'initiative gêne. Derrière cette candidature qui peut faire potache, il y a vraiment du fond : le service public de l'information est différent de ce vers quoi veut aller la direction de France Télévision. »

On a commencé à travailler ce sujet lors de notre congrès de Besançon, en 2006. J'ai rappelé à Patrick Kanner que cela a fait l'objet d'une proposition de loi de la sénatrice Nathalie Goulet (UDI, Orne) qui reprenait une proposition faite avant par Patrick Bloche (député PS de Paris)... Présent au congrès, le sénateur André Gattolin (EELV) est également sur notre position...

Comment la proposition de Nathalie Goulet est-elle arrivée ?

Nous nous étions invités à un colloque qu'elle avait organisé avec Chantal Jouanno et elle avait été intéressée par notre projet.

Sur l'indépendance des médias, les graves questions posées par le fait que de grands groupes de presse vivent de commandes publiques, on entend davantage les critiques du Front de gauche et des centristes comme François Bayrou que le PS ou l'UMP...

Oui, Bayrou est le plus virulent, même sur la nomination du président de France Télévision...

Quel est l'état de la presse ? Dans quel état sont les journalistes ?

On ne peut pas nier que la presse vit une crise économique conjuguée à une crise de confiance. Cette situation très difficile a tendance à accentuer la précarité.

Comment le mesurer ?

Selon la Commission de la carte de presse, on est passé de 2008 à 2013 de quatre cartes sur cinq attribuées à des CDI mensualisés à trois sur quatre. Dans le même temps les pigistes, CDD ou contrats précaires augmentent. Dans la presse quotidienne régionale, les rédactions sont exsangues, pressurées par les plans de départ et les plans sociaux. Les emplois techniques sont davantage touchés, mais les rédactions sont fragilisées, avec des journalistes au bord de la rupture.

On a du mal à l'imaginer !

On voit les journalistes sans contraintes, or le métier a évolué. Les médias sociaux ont mis la pression de l'immédiateté. Les effectifs diminuent, les tâches sont plus nombreuses. Des journalistes sont en souffrance parce qu'ils ont trop de travail, n'arrivent pas à faire correctement le travail qu'ils voudraient faire...

Vous voulez dire une souffrance éthique ?

Oui. Il y a une tendance au tout faits-divers, à l'exceptionnel. Un journaliste entré dans la PQR il y a vingt ans n'y est pas entré dans cet esprit, souffre de voir l'image de son journal dégradée...

Et les autres formes de presse ?

Les journaux nationaux sont ceux qui souffrent le plus économiquement. Il y a moins de moyens de reportage et ça se voit dans le contenu. Regardez la crise de Libération. C'est une crise interne entre la rédaction et l'actionnaire sur ce que l'on est.

Cette crise est-elle due à la seule révolution numérique, aux seuls médias sociaux, ou davantage que cela ?

Il est trop tôt pour le dire. Les attentes du public ont aussi changé, les entreprises doivent s'adapter. J'ose espérer que le journalisme n'est pas trop abîmé par ces évolutions. Les fondamentaux du métier restent les mêmes. Mais le mélange des genres, la confusion entre rédaction et publicité, s'accentue dans les médias nationaux, les grandes entreprises.

S'agit-il d'empêcher le journalisme en en prenant le contrôle ? Certains considèrent que c'est la réponse des pouvoirs aux révélations sur les « affaires »...

Je ne sais pas s'il faut aller jusque là, c'est machiavélique. Mais sans frontière claire entre rédaction et publicité ou partenariat, on va se décrédibiliser.

Ce combat est aussi vieux que la presse, non ?

Il y a des principes éthiques qu'on pensait acquis sur lesquels les directions reviennent...

Ne serait-ce pas une société moins démocratique qui serait moins exigeante vis à vis des médias ?

Non. Je pense que la société est plus exigeante vis à vis des médias. Il y a une profusion d'informations, avec beaucoup de communication, et les journalistes n'arrivent pas à faire le tri. Les grands médias ont une grande responsabilité dans la montée des extrémismes, l'audio-visuel, mais aussi l'ouverture des commentaires sur les sites internet où le déferlement de haine fait peur. Cela a contribué à banaliser l'intolérance.

Serait-ce le manque de modération ?

Il y en a très peu, ou seulement sur l'aspect insultant et le risque juridique de la diffamation.

Le Crédit Mutuel a pris le contrôle des quotidiens régionaux de la frontière belge au sud des Alpes. Comment vont ces journaux et leurs journalistes, particulièrement en Franche-Comté ?

Une concentration autorisée par l'Autorité de la concurrence en 2009
L'opération s'est effectuée en plusieurs temps. Fin 2005, Serge Dassault met en vente la branche Rhône-Alpes de la Socpresse, le groupe qu'il avait acheté après la mort de Robert Hersant afin de récupérer Le Figaro qui, seul, l'intéressait. Le groupe Est Républicain est le seul français candidat au rachat aux côtés du groupe espagnol Vocento et du fonds de pension irlandais Mecom.
Il l'emportera début 2006 grâce notamment à l'emprunt consenti par le Crédit Mutuel qui fait adopter une clause transformant la créance en capital si elle n'est pas remboursée. Ce qui adviendra en 2008.
Mécontent d'être écarté de l'affaire, Philippe Hersant, fils de Robert, la fait retarder en saisissant la justice, ce qui amène le Conseil d'Etat à éclairer un peu la stratégie du Crédit Mutuel en 2007.
Celle-ci est finalement autorisée, en deux temps, par l'Autorité de la concurrence, en fait le ministère des finances, en 2009 avec l'intégration du Républicain Lorrain, puis 2011 avec celle de L'Est Républicain, des DNA et de La Liberté de l'Est qui devient Vosges Matin après fusion départementale.

Le Crédit Mutuel a fermé le Pays de Franche-Comté en se vantant de ne faire aucun licenciement, avec des départs volontaires ou des salariés recasés à L'Est Républicain. Le Crédit Mutuel a accentué la pression à la fusion des entreprises : L'Est Républicain et le Républicain Lorrain ont un directeur général et un rédacteur en chef communs. C'est la même chose pour les Dernières Nouvelle d'Alsace et L'Alsace où l'actionnaire est tenu par une décision de l'Autorité de la concurrence jusqu'en 2017. Sur la Bourgogne et Rhône-Alpes, il y a aussi un directeur général et un rédacteur en chef communs au Progrès, au Journal de Saône-et-Loire et au Bien Public de Dijon. Petit à petit, on gomme l'identité des titres. On s'oriente vers un grand journal sur le Grand-Est et le Centre-Est avec des éditions départementales. Il y a déjà des Informations générales communes aux neuf journaux. On nous dit qu'auparavant, elles étaient fournies par l'Agence France Presse, comme s'il n'y avait jamais eu de service de grand reportage dans ces journaux...

Ça aussi, c'est fini ?

Le dernier qui a fermé est celui de L'Est Républicain. Le Progrès avait un service « informations générales » qui envoyait des reporters sur le terrain... On culpabilise les salariés avec un chantage à l'emploi du style « soyez contents que l'actionnaire ait les moyens ».

Pourquoi constate-t-on les mêmes sujets aussi dans les pages régionales ?

Le phénomène s'accentue aussi dans les zones limitrophes, par exemple avec des échanges d'articles entre l'édition du Jura du Progrès et les éditions franc-comtoises de L'Est Républicain. Ce sont les mêmes papiers, sans que ce soit dit aux lecteurs. Il y a supercherie. Cela va aller en s'accentuant car les journalistes n'ont pas toujours la force de s'y opposer...

Ils peuvent s'y opposer ?

Oui. Au Progrès et à L'Est Républicain, il n'y a pas d'accord de droits d'auteur permettant la reprise des articles. C'est ainsi que des journalistes refusent que leurs articles soient publiés dans l'autre titre. Les directions essaient et quand il n'y a pas de réaction, cela continue. Ce n'est pas pour faire de meilleurs journaux, mais pour diminuer le nombre de journalistes sur la zone.

Il y avait 1100 journalistes pour 4500 salariés sur l'ensemble des titres en 2006 quand a commencé le processus de constitution du groupe de presse du Crédit Mutuel sous le vocable EBRA (Est, Bourgogne, Rhône-Alpes)... A combien en est-on aujourd'hui ?

La presse régionale « au pied du mur » selon La Croix
Le quotidien La Croix a récemment réalisé un tableau très complet de la situation géopolitique des quotidiens régionaux en France. A lire ici

Il y a déjà une diffusion en recul de 2 à 4% par an. Pour Le Progrès, le Journal de Saône-et-Loire et le Bien Public, deux clauses de cession, l'une pour le rachat par L'Est Républicain, l'autre pour le rachat par le Crédit Mutuel, ont supprimé 200 postes de journalistes, compensés pour 1/3 au Progrès, aux 2/3 pour les deux autres journaux. Au Dauphiné Libéré, tous les départs ont été compensés. Pour L'Est Républicain, le Républicain Lorrain et les DNA, 110 journalistes sont partis en clause de cession. Environ 1/4 ont été remplacés à L'Est Républicain, mais c'est une fausse compensation car beaucoup sont venus du Pays de Franche-Comté.

Ce modèle de concentration s'applique-t-il à l'ensemble de la presse quotidienne régionale ?

Il est largement partagé ailleurs. On en parle moins, mais Centre France organise une mutualisation des contenus  de l'Auvergne à l'Yonne. Il y a deux ans, Sud-Ouest a fait un plan social en fermant des agences, par exemple à Carcasonne où deux journaux identiques ne diffèrent que par la une. Le papier rapporte encore, bien plus que le web qui réalise environ 1% des recettes.

Pourquoi le SNJ s'est-il allié à Bernard Tapie pour proposer une offre de reprise de Nice Matin ?

C'est Tapie qui a tapé à la porte des salariés quand il a vu la souscription des lecteurs. La SCIC (société coopérative d'intérêt collectif) était ouverte aux souscripteurs. Il y a eu un temps une brouille, un marchandage à la Tapie pendant lequel il a porté sa propre offre, en concurrence avec lui-même, qu'il a fini par retirer... Il est revenu comme un des investisseurs de la SCIC. On est dans l'expérimentation. On a soutenu la démarche de la section SNJ de Nice Matin qui a intégré les lecteurs. A un moment, il y a besoin d'investisseurs. On verra quelle est la décision du tribunal de commerce. Si cela se fait, se posera alors la question de la gouvernance. Il y a parmi les souscripteurs, le Conseil régional PACA dont il n'est pas dit qu'il ne tombe pas un jour dans des mains pas sympas du tout...

Hormis la presse quotidienne et l'audio-visuel public, où le SNJ est-il implanté ?

Il y a des déserts syndicaux, comme l'audio-visuel privé. Il y a aussi les nouveaux médias avec de toutes petites équipes. On a pu avoir un discours mal compris de leur part. On a pu être vécu comme étant sur la défensive, ayant peur du changement. On continue à réclamer au SPIILFactuel.info est adhérent du Spiil, qui a un discours sur l'éthique et la justice intéressant, la signature de la convention collective ! Il est opposé à la clause de cession, laisse prospérer dans certaines entreprises des fonctionnements qui ne sont pas acceptables pour nous. Notre discours peut apparaître opposé à ces médias, mais ce n'est pas le cas : il y a un pan de l'activité journalistique qu'il faut réguler. Le SNJ avait soutenu la revendication du SPIIL d'une TVA à 2,1% pour la presse en ligne comme pour toute la presse. Mais s'il revendique les mêmes droits, il doit appliquer les mêmes règles que la profession. Cela plusieurs années qu'on n'arrive pas à mettre en place une grille de salaires et de fonctions dans la presse en ligne... 

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