Voilà un service public dont le développement programmé pâtit du résultat des dernières élections municipales. Saint-Claude a rebasculé à droite alors que la communauté de communes Haut-Jura-Saint-Claude restait à gauche. Du coup, le chantier de la nouvelle médiathèque intercommunale est en suspend, à tout le moins retardé.
Créée en 1844, la bibliothèque municipale a déménagé trois fois avant d'arriver dans ses actuels locaux de la place Jacques-Faizant en 1983 où elle fut si vite à l'étroit qu'on a aussitôt songé à l'agrandir sur le parking adjacent. Il y eut bien des réflexions, des plans, des ébauches de budget, mais longtemps on n'alla pas plus loin.
« Avec 706 m2, on n'a que des livres et quelques films, mais pas de musique », explique la directrice Agnès Morteau, arrivée en 2008 de Marseille où elle travaillait au département scientifique d'une grande bibliothèque. « On a un problème de place pour accueillir des élèves, notamment pour les devoirs du soir, et on fait venir les écoles quatre matins par semaine quand on est fermé au public ». La surface est également inférieure au seuil d'intervention financière de l'Etat : avec 12.000 habitants, il y a 0,06 m2 de bibliothèque par personne, or les subventions arrivent à 0,07 m2... Cela explique peut-être cet autre chiffre : 12,1% de la population est inscrite quand la moyenne nationale est de 15,3%.
Jean-Louis Millet : « J'ai lancé le projet »
Le projet d'agrandissement est relancé en 2006 quand Jean-Louis Millet (MPF, l'ancien parti de Philippe de Villiers), maire de 2001 à 2008, fait acheter par la commune le fier bâtiment que la Banque de France vient de laisser vacant, en face de la cathédrale. « C'est moi qui ai lancé le projet », dit-il. « J'ai fait faire des études, ça a été chiffré entre 5 et 5,5 millions d'euros, je trouvais ça trop cher. Et mes collègues la font aujourd'hui à 8 millions et 700.000 euros de fonctionnement annuel ! »
Son successeur Francis Lahaut (PCF), maire de 2008 à mars 2014, fait prendre une autre dimension à l'affaire. Il est alors également président de la communauté de communes et, sous son impulsion, en 2011, l'équipement devient médiathèque intercommunale en intègrant les bibliothèques de Viry, Saint-Lupicin et Septmoncel : un réseau se met en place, avec réservation et circulation des ouvrages entre les sites. « L'ouverture de Viry, en 2011, a vraiment amélioré la fréquentation : 25% des gens du village sont inscrits. En milieu rural, une bibliothèque a vite du succès quand il n'y a pas de librairie », constate Agnès Morteau. « Le premier projet de M. Millet était à 4 millions, mais il avait oublié la maîtrise d'ouvrage et l'informatique », dit Francis Lahaut. Le projet qu'il défend passe à 1800 m2, mais n'est pas seulement quantifiable.
De deux à trente postes informatiques
Aujourd'hui, la médiathèque est « un lieu d'échanges culturels, un endroit où l'on se pose et discute », explique Agnès Morteau. « On fait venir des auteurs, des conteurs, on propose de la lecture pour les tout petits, un club de lecture pour adultes se réunit une fois par trimestre. On a un partenariat avec la Maison de la poésie de Cinquétral où un auteur est en résidence de janvier à mai et tient des ateliers d'écriture à Saint-Claude... »
Qu'apporteront les nouveaux locaux ? « Une offre de documents en adéquation avec les pratiques culturelles actuelles ! On a aussi besoin de davantage de réserves, d'organiser des dépôts là où passe le bus de la bibliothèque départementale de prêt ». De deux postes informatiques de consultation, on passera à trente dont douze dans une salle multi-média destinée à des cours ou des formations. Le projet suppose quatre embauches. Neuf des quatorze agents de la médiathèque travaillent à Saint-Claude, ils devraient être treize demain...
Jean-Louis Millet : « Il y a une dérive des coûts »
Ce qui fait tiquer Jean-Louis Millet. Élu maire en mars dernier, non plus sous l'étiquette MPF mais « divers droite », il fait immédiatement supprimer par sa majorité la subvention de 1,3 million de la ville à la médiathèque, votée quelques mois auparavant à l'unanimité, quand il siégeait dans l'opposition municipale. « Il y a eu une dérive des coûts, on peut se passer de subvention quand les travaux supplémentaires sont supérieurs à cette subvention. On pourrait passer d'un projet de 2000 m2 à 1200... », argumente-t-il. « A l'époque, on ne savait pas que le collège Rosset allait fermer, j'ai proposé de mettre la médiathèque dans ces locaux dont la ville est propriétaire ». L'argument est curieux pour un élu qui revendique la paternité du projet dans l'ancien bâtiment de la Banque de France.
Où en est le projet de médiathèque ?
Il n'a jamais été question de le remettre en cause. Le retrait de la subvention de Saint-Claude nous a fait étudier des pistes d'économie, par exemple sur une salle d'animation en sous-sol, en réduisant la voilure ou en trouvant d'autres financements...
L'Etat devait vous apporter 500.000 euros...
On a rediscuté et il apporte 807.000 euros à condition qu'on maintienne le projet initial.
Il reste quand même 500.000 euros à trouver...
Un investissement ne se paie qu'une fois. On va le faire par accroissement de la dette, ce qui ne remet pas en cause nos finances.
Un arrêté municipal empêche le démarrage des travaux. Savez-vous quand ils vont commencer ?
On n'a pas le droit de poser d'échafaudage. Cela devrait se régler incessamment sous peu. On ne peut pas rester dans cette situation, ce n'est pas vivable pour les entreprises qui ont obtenu les marchés.
A combien estimez-vous le retard ?
Trois mois...
Comment faire fonctionner une communauté de communes quand les élus de la majorité municipale de Saint-Claude pratiquent la politique de la chaise vide ?
Dans l'état actuel des choses, la communauté de communes fait ce qu'elle doit faire : mener à bien les projets très engagés. Le second objectif est de continuer à faire avancer les projets importants à l'étude. Le troisième, qui est une priorité absolue, est de rechercher des économies de fonctionnement, y compris avec la ville de Saint-Claude : toutes les collectivités ont cette contrainte budgétaire. Nous souhaitons travailler avec Saint-Claude. Je regrette cette politique de la chaise vide, mais je n'ai pas de réponse à apporter sur un possible dénouement.
Une redistribution des cartes est possible...
Il faudrait une élection partielle quelque part, ça peut arriver à tout moment. La vraie question, c'est : considère-t-on que les institutions sont bloquées ? Je dis non. La ville et la communauté de communes travaillent et délibèrent, des projets de part et d'autre avancent...
Avez-vous senti venir le départ des élus de droite de Saint-Claude lors de l'installation du conseil communautaire ?
Non ! Jean-Louis Millet me reproche de ne pas lui avoir proposé la première vice-présidence, alors que je lui avais dit que je ne l'envisageais pas. J'ai senti qu'il y avait anguille sous roche quand on a repoussé l'élection du 5e vice-président, mais les choses se passent assez vite, et je n'ai pas assez d'expérience politique...
La gauche est venue vous chercher ?
J'ai accepté d'être candidat à la présidence avec un exécutif me permettant de travailler, avec des gens que je connais, avec qui j'avais déjà travaillé. Je pensais être prêt à travailler avec Jean-Louis Millet à une 5e vice-présidence sans que cela ne pose de problème. Mais je n'ai jamais envisagé l'éventualité qu'il soit mon premier vice-président.
N'estime-t-il pas l'agrandissement utile ? « De moins en moins. Il y a une baisse de fréquentation de 15% dans les médiathèques ces deux dernières années », répond-il en invoquant « le numérique et les téléchargements ». Beaucoup considèrent l'annulation de la subvention sanclaudienne comme une mesure de rétorsion après l'échec de M. Millet à l'élection à la présidence de la communauté de communes Haut-Jura-Saint-Claude. Battu par le maire de Septmoncel et conseiller général (PS) du canton de Saint-Claude, Raphaël Perrin, par 37 voix contre 22, Jean-Louis Millet parle d' « exclusion » de la majorité municipale de Saint-Claude de l'exécutif intercommunal.
Une affaire de subconscient !
« J'ai sportivement pris acte de ma non élection à la présidence, mais il revient à la ville-centre, depuis 1990, d'avoir cette présidence. Avant l'installation de la communauté de communes, j'ai vu M. Perrin une heure et demie, et je l'ai eu au téléphone. Je lui ai dit : on sera sans doute candidats tous les deux. Je lui ai proposé d'être premier vice-président si j'étais élu président, et lui ai demandé la réciproque s'il était élu. Il n'était pas contre, il a blackboulé cette position en séance... Je lui ai rappelé notre accord moral lorsque nous nous sommes vus chez le préfet le 19 juillet, il m'a répondu : mon subconscient m'a fait oublier cette proposition ! Devant le préfet, il a reconnu qu'il n'a pas été bon ! »
De fait, la droite et la gauche avaient chacune préparé l'installation de la communauté de communes. La gauche l'a emporté, se partageant huit vice-présidences et n'en laissant qu'une à Jean-Louis Millet sur le seul thème des relations entre Saint-Claude et la communauté. « Ça fait sectaire, quand bien même si peu de gens ont envie de travailler avec Millet », lâche une élue locale de gauche, extérieure au Haut-Jura. Sectaire ? Jean-Marc Rubat du Mérac, maire de Lajoux et militant d'Attac, n'est pas d'accord : « On pourrait le dire si Millet avait présenté des candidats à chaque fois. Il en a présenté un seul ».
Jean-Louis Millet : « on ne peut plus parler de communauté de communes ! »
Jean-Louis Millet a cependant su théâtraliser l'affront. Alors qu'on lui proposait la cinquième vice-présidence, il a eu l'habileté de demander la neuvième. Constatant que les huit précédentes avaient échu à la gauche, dont deux pour des membres de sa propre opposition municipale, il quitta la salle avec les siens, ce qui ne l'empêcha pas d'être élu neuvième vice-président avec les voix de ses adversaires. Jean-Marc Rubat du Mérac a ainsi « voté pour lui parce qu'il faut qu'il y soit. Et c'est le seul vice-président avec une compétence générale ».
Depuis, les élus de la majorité municipale de Saint-Claude boycottent les conseils communautaires. Et cela pourrait durer six ans, prévient Jean-Louis Millet : « une majorité de délégués sectaires a donné une gifle à la majorité de Saint-Claude, on ne peut plus parler de communauté de communes ! » La droite sanclaudienne ne peut-elle assumer le rôle d'opposant ? « A quoi bon ? Les Sanclaudiens me demandent d'ailleurs : quand sortez-vous de cette communauté de communes ? »
Francis Lahaut : « Millet a une vision impérialiste de la vie politique »
On s'en doute, on ne voit pas les choses de cette manière à gauche. « Beaucoup de maires qui ne sont ni de gauche ni de droite ont voté Perrin. La position de Jean-Louis Millet est incompréhensible », dit Francis Lahaut. « Quand il y a 28 communes et 62% des suffrages, il est difficile de crier à la conspiration de la mafia socialo-communiste. Il a même dit dans une interview au Progrès que Raphaël Perrin est manipulé. Saint-Claude a 46% de la population et il aurait dû être élu ? Sans vision d'ensemble du territoire ? C'est une vision impérialiste de la vie politique ! Des élus savaient que ce serait difficile de le pratiquer ».
Jean-Marc Rubat du Mérac est troublé par cette politique de la chaise vide : « C'est surréaliste ! Ils sont majoritaires à Saint-Claude et leur point de vue est absent. Et même s'ils sont minoritaires à la communauté de communes, on ne sait pas ce qu'ils diraient. On voit bien que ça bloque sur certains dossiers qui ont besoin de Saint-Claude, pas seulement la médiathèque. Et on fait comment pour les budgets suivants ? »
Les intercommunalités mal à l'aise avec les débats partisans
Au-delà de la rudesse des rapports politiques, la situation dans le Haut-Jura illustre une difficulté plus globale de fonctionnement des intercommunalités. Les délégués communautaires ont longtemps été élus par les conseils municipaux : cette élection au second degré sapait la légitimité démocratique de communautés de communes dotées au fil du temps de compétences accrues, nécessitant de véritables choix politiques.
Dotées d'une fiscalité propre mais obligées de rechercher le consensus, ces assemblées étaient mal à l'aise avec les débats partisans et la structuration majorité-opposition : elles préfèrent aborder les questions d'un point de vue territorial, voire coopératif, dans un cadre relevant autant de la négociation que du rapport de forces. Cette situation n'a pas été modifiée avec le simulacre d'élection au suffrage direct des délégués communautaires introduit en mars dernier, les délégués figurant sur le même bulletin de vote que les conseillers municipaux !
Le Conseil constitutionnel censure la loi répartissant les sièges, mais...
Jean-Louis Millet souligne à juste titre l'inégale répartition des sièges entre les communes, et notamment la sous-représentation de Saint-Claude. Avec 47,6% des habitants de la communauté de communes (chiffres INSEE 2011), la ville n'a que 12 des 62 sièges, soit moins de 20%. Certes, la nécessité d'un délégué minimum par commune, et le plafond légal du nombre total de délégués, ne peut conduire à une représentation proportionnelle intégrale.
L'AdCF, l'assemblée des communautés de France, se pose des questions quant à l'application de la décision du Conseil constitutionnel. Et s'interroge dans un communiqué sur « la nature de la coopération intercommunale et des communautés, de plus en plus assimilées à des collectivités malgré leur statut d’établissement public ».
N'empêche, dans une récente décision, saisi par la ville de Salbris (Loir-et-Cher) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QCP), le Conseil constitutionnel a censuré une répartition des sièges s'éloignant trop de la proportionnelle. Mais il a repoussé l'application du principe qu'il préconise aux prochaines élections, dans six ans, à moins qu'une élection ne survienne dans une commune d'ici là.
Saint-Claude pourrait passer de 12 à 22 sièges en cas d'élection dans une seule commune
Le maire de Saint-Claude voit dans la décision du Conseil une issue au conflit, du moins sur les principes : « Cette décision nous donne raison : Saint-Claude est sous-représentée ». Reste que faute d'avoir saisi la juridiction suprême de la République dans les deux mois de la publication de l'arrêté préfectoral fixant la répartition des sièges, il y a trois ans, cette répartition n'est plus attaquable. Sauf « si une nouvelle élection se tient dans une commune membre, il faudrait alors une nouvelle élection du conseil communautaire, avec répartition proportionnelle intégrale des communes », assure Jean-Louis Millet.
Cette éventualité n'a rien d'une vue de l'esprit, mais M. Millet va sans doute un peu vite en s'avançant sur la « répartition intégrale ». Le Conseil constitutionnel indique dans sa décision que la répartition devra alors se faire « en fonction de la population ». Saint-Claude sera davantage représentée, sans pour autant avoir 47% des sièges. Sans accord unanime de l'ensemble des communes sur une nouvelle répartition, la communauté de communes passerait de 62 sièges à 55 et Saint-Claude de 12 à 22 sièges dont 17 pour la majorité municipale qui en a 9 aujourd'hui...
L'Etat met 800.000 euros de plus
Comme Jean-Louis Millet a perdu la présidence par quinze voix d'écart, mais qu'il disposerait de huit voix de plus dans cette hypothétique nouvelle configuration, il peut nourrir l'espoir d'une revanche. Resterait cependant à faire avaler aux onze communes de 250 à 1000 habitants un amoindrissement de leur représentation : sept passeraient de deux délégués à un seul, quatre de trois délégués à un... « Une condition du regroupement des trois anciennes communautés de communes était la sur-représentation des petites communes, la QPC Salbris peut rendre les choses difficiles : des communes auront du mal à accepter de sortir de la logique de répartition de la fusion des trois communautés dans laquelle des élus étaient très impliqués », note Raphaël Perrin qui n'a cependant « pas besoin de faire des calculs pour imaginer le résultat : M. Millet aurait sans doute la majorité ». Francis Lahaut n'en est pas certain : « L'élection de M. Millet ne serait pas garantie, même si le scrutin serait sans doute plus serré ».
En attendant, la médiathèque ronge son frein. La tentative de médiation du préfet, qui a reçu MM Millet et Perrin en juillet, a débouché sur la rallonge de l'Etat de 800.000 euros. Quant aux relations ville-communauté de communes, « le préfet nous a invités à trouver une solution que nous n'avons pas encore », commente M. Perrin qui ne manque pas d'humour : « Je ne sais pas quoi proposer à M. Millet pour racheter son honneur, nous ne sommes plus à l'époque des duels... »