La filière comté va réduire sa production

L'arrêt du marché de la restauration hors domicile et l'importante diminution des exportations en raison de la crise sanitaire conduisent le Comité interprofessionnel de gestion du comté (CIGC) à appeler les producteurs à la modération. La FDSEA du Doubs  veut « une position explicable à tous ». La Confédération paysanne suggère de diminuer de 10% la production par rapport au même trimestre de 2019.

vaches
Les drastiques restrictions d'ouverture des marchés de proximité affectent les paysans travaillant en vente directe : « certains y écoulent 80% de leur production », souligne Sylvain Marmier, agriculteur en Gaec à Frasne et représentant du Crédit agricole à la chambre d'agriculture Doubs-Territoire-de-Belfort. Dans la région, les plus impactés sont les producteurs de fromage frais ou d'oeufs : « ils ont un vrai problème de commercialisation », explique Marion Rivera, animatrice de la Confédération paysanne du Jura. Quant aux maraîchers, « ils arrivent à commercialiser car la demande n'est pas encore complètement là. Ils sont dans un creux de production, mais il y aura bientôt la vente de plants pour les jardiniers… » Et là, on est dans le flou. Côté élevage, la situation n'est pas plus simple, et pas seulement en Franche-Comté. Le printemps coïncide avec le retour des animaux à l'herbe qui génère une augmentation saisonnière de la production laitière. Mais le chamboulement des marchés et des modes de consommation dus à la pandémie vient sérieusement modifier la donne. Le camembert AOP ne se vend presque plus car les consommateurs privilégieraient les produits longue conservation, bouderaient même le lait cru en grandes surfaces, voit-on dans un reportage de France3-Normandie. Les producteurs de cantal craignent de jeter du lait, lit-on dans le quotidien régional La Montagne qui précise qu'ils ont pu exporter à temps des broutardsveaux vers l'Algérie, juste avant que la frontière se ferme. Le CNIEL (centre national interprofessionnel de l'économie laitière) a demandé aux éleveurs de « lisser le pic de collecte ». Autrement dit de modérer, voire de réduire la production. Il y ont d'ailleurs intérêt car les prix payés aux éleveurs ont commencé à baisser dans le Grand Ouest, de 15 à 20 euros les 1000 litres de lait fourni aux industriels qui voient certains marchés se réduire ou carrément se fermer, à commencer par les exportations ou la restauration hors domicile. C'est ce qui pend au nez des éleveurs de lait standard, notamment en Haute-Saône et dans les basses vallées du Doubs et du Jura.

La restauration hors domicile et l'exportation touchées : 10% des ventes chacune

Fleuron de l'agriculture franc-comtoise, le comté n'échappe pas à la tourmente. « Ce qui est vrai pour le comté, l'est pour toutes les filières », résume Sylvain Marmier. Des magasins de fruitière ont fermé afin, explique le président du CIGC (Comité interprofessionnel de gestion du comté) Alain Mathieu dans Le Jura agricole et La Terre de chez nous, hebdos de la FDSEA, « de préserver au maximum la santé » des fromagers, mais certains ont été affectés par le coronavirus et placés en quarantaine. Le comté a donc, lui aussi, vu ses ventes baisser et se transformer. La restauration hors foyer (les restaurants et les cantines) est « à l'arrêt » : c'est habituellement près de 10% des ventes. Les exportations qui pèsent à peu près autant sont en « baisse importante ». Les ventes à la coupe ont diminué, notamment les fromages vieux, et sont partiellement compensées par une hausse du pré-emballé. Tout se passe comme si les achats en fruitières ou en crèmeries avaient été transférés sur les grandes surfaces. Reste que globalement le comté se vend moins avec le Covid-19. Conséquence : les stocks déjà importants risquent de gonfler alors que le nombre de places d'affinage, bien qu'ayant augmenté ces dernières années, est limité : « il pourrait y avoir un problème d'espace de stockage des fromages dans les caves », résume Alain Mathieu. Du coup, la filière est sous la double menace d'une surproduction par rapport aux capacités d'absorption du marché et d'une baisse des prix payés aux producteurs de lait. Les environnementalistes qui considèrent que la surproduction est déjà là par rapport aux capacités d'absorption des effluents d'élevage par le milieu naturel, ne devraient pas voir cet aspect de la crise d'un mauvais œil puisque le CIGC, qui tient deux fois par semaine une réunion de crise de son bureau élargi, « appelle à la modération » et « travaille à des outils pour que l'écrêtement de la production puisse être effectif rapidement ».

Que faire avec les « marchés d'image » ?

Autrement dit, il s'agit de réduire une production qui a atteint 67.000 tonnes l'an dernier, pas loin du double de ce qui était fabriqué il y a une trentaine d'années, si l'on tient compte des transferts de l'emmental vers le comté dans le nord du Doubs. Si les restaurants et cantines rouvriront un jour, rien ne dit que les exportations continueront comme avant. Les Belges et les Allemands, qui sont les plus gros consommateurs étrangers de comté avec une petite moitié des 5000 tonnes exportées (chiffres 2018), n'auront peut-être pas trop changé de papilles. Mais les marchés plus lointains, comme le Japon ou les USA, considérés comme des « marchés d'image », ou encore la Chine vue jusqu'il y a peu comme un marché à conquérir, seront-ils encore là si la mondialisation des échanges en prend un coup ? Bref, la filière entend « prendre collectivement la mesure » de ce qui l'attend. « Nous sommes dans une grande réflexion : comment limiter la production alors que l'exportation va être limitée et que nous sommes à la période où généralement la production augmente ? », s'interroge Gérard Coquard, président de la coopérative d'Arc-sous-Montenot et militant de la Confédération paysanne du Doubs. Comme les autres, son syndicat tient des conférences téléphoniques quasi quotidiennes. Parmi les réflexions, ses militants songent à une formule permettant de fixer les quantités produites sur un mois ou un trimestre au lieu de le faire pour l'année laitière qui vient et commence le 1er avril. « On pense proposer quelque chose comme 10% de moins que le trimestre équivalent de 2019 », ajoute-t-il quand on lui demande un ordre de grandeur.

« Il faut avoir une position robuste, qu'on puisse expliquer à tous ! »

Philippe Monnet, président la FDSEA du Doubs, ne s'avance pas autant : « on n'est pas face un produit qui ne plait plus, mais face à un problème logistique. C'est ce que nous disent ceux qui exportent vers l'Allemagne... Aujourd'hui, il faut gérer l'urgence et la solution est collective : il faudra produire un peu moins... Nos priorités, c'est de prendre des précautions pour que les agriculteurs et leurs collaborateurs ne soient pas malades, et que l'activité économique agricole continue pour nourrir la population et passer la crise... » De quel ordre doit être la baisse de production ? « Il faut avoir une position robuste, qu'on puisse expliquer à tous ! Il ne faut pas que produire moins entraine une baisse de revenu sur le long terme. Les gens sont capables de comprendre, mais tout va si vite... » Ce qui va vite, c'est le surgissement d'une crise montrant la fragilité d'un système où le commerce international se promeut à coups d'image et de marketing. Certes, le comté est un bon produit et il fait snob de l'avoir sur sa table quand on fait partie des classes moyennes émergentes du bout du monde, notamment en Asie. Ce marché là, cela fait des années que les industriels de l'agro-alimentaire se battent pour le conquérir, tout en alimentant la fable, un temps reprise par des responsables professionnels, selon laquelle la mission des paysans français serait de nourrir le monde. Ce faisant, il est dépendant des transports internationaux, ceux là mêmes qui ont accéléré la propagation du virus tout en tentant de faire croire que la Terre est un village et en contribuant à l'insupportable croissance de la consommation d'énergie fossile détaxée...

Ce monde est fini. Pour l'après crise, les pistes sont déjà là

Ce monde là est fini, et c'est aussi de cette finitude dont devra tenir compte le monde du comté. Il a pour y réfléchir quelques atouts dont ne disposent pas de nombreuses autres filières à qui il pourrait servir d'exemple. Son organisation collective a déjà fait ses preuves lors de précédentes crises, reposant notamment sur le CIGC et la Fédération régionale des coopératives laitières. Son réseau de fromageries, dont les deux tiers appartiennent collectivement aux paysans, est le plus dense du pays : le massif jurassien abrite le tiers des quelque 500 fromageries françaises. Ce réseau est à la base du respect des particularités gustatives de chaque terroir en fonction de sa géologie, de sa flore, de son altitude, de la latitude, de son histoire humaine particulière. Le Centre technique du Comté de Poligny l'a notamment mis en évidence. Alors que des centaines de fromages sont issus d'une unique usine par département, pilotée par des ordinateurs et des ingénieurs, la filière comté a, outre ses 160 fromageries, une vingtaine d'affineurs dont les plus emblématiques ont encore leur siège dans la région. Comme ce sont eux qui commercialisent, cela signifie que les retombées économiques sont régionales, ce qui fonde une part des règles de l'AOP, l'appellation d'origine protégée, plutôt que d'alimenter des paradis fiscaux. Enfin, la filière comté évolue dans un environnement humain qui l'aime mais n'est pas aveuglé par sa réussite et sait lui dire quand elle exagère ou se fourvoie. Je veux parler des militants environnementalistes, des pêcheurs, des scientifiques, aussi bien géologues et pédologues qu'historiens ou sociologues, des agronomes qui pensent depuis des années ses caractéristiques. Ils lui ont dit son admiration pour son organisation économique et sociale. Ils lui ont dit qu'elle avait dépassé le seuil de rejets polluants dans les sols et les eaux souterraines. Ils lui ont dit de revenir à la sagesse en renonçant au système d'élevage sur lisier. Ils sont prêts à l'applaudir quand elle limite la taille des fermes et le nombre de cuves par fromagerie, mais ne se résoudront à le faire que si les fermes sont réellement transmissibles aux générations futures. Ils lui ont dit qu'elle devait poursuivre sa transition agroenvironnementale en diminuant drastiquement les compléments alimentaires donnés aux vaches, en passant en intégralité au bio, en replantant des haies, en misant vraiment sur la qualité, en revenant à la diversité floristique pour toutes les parcelles... Bref, en écoutant la société et les écosystèmes davantage que les marchés. Pour l'après crise, il y a du pain sur la planche (à fromage) et tous les ingrédients sont connus. Même la sagesse des paysans...

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