La Cour de cassation annule le redressement URSSAF des Transports Jeantet

Invoquant la jurisprudence européenne, la haute juridiction a cassé juste avant Noël l'arrêt de la cour d'appel de Besançon qui condamnait le transporteur, sanctionné par ailleurs au pénal pour travail dissimulé et prêt illégal de main d'oeuvre, à verser près de 500.000 euros à la Sécurité sociale. Le litige sera rejugé par la cour d'appel de Dijon. Pour l'ancien Directeur du travail Hervé Guichaoua, c'est une « très mauvaise nouvelle pour la lutte contre le travail illégal et le dumping social ».

jeantet

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation, notamment compétente en matière de Sécurité sociale, a rendu le 20 décembre 2018 une décision qui pourrait être lourde de conséquences pour la lutte contre le travail illégal. Elle a cassé l'arrêt de la cour d'appel de Besançon du 26 mai 2017 qui condamnait les Transports Jeantet à payer 494.698 euros à l'Urssaf et renvoyé l'examen du litige devant la cour d'appel de Dijon.

Il s'agissait d'un redressement de cotisations sociales que le transporteur avait contesté devant le Tribunal des affaires de sécurité sociale qui l'avait confirmé. Saisie par l'entreprise, la cour d'appel avait confirmé la décision du TASS.

Ce redressement était concomitant à des poursuites engagées par le parquet de Besançon, saisi par l'Inspection du travail qui avait découvert que le transporteur recourrait aux conducteurs slovaques de la filiale qu'il avait créée en Slovaquie pour effectuer des transports en France au salaire slovaque de 500 euros par mois. Jacques Jeantet, le chef d'entreprise, a pour cela été définitivement condamné au pénal par la cour d'appel de Besançon le 26 mars 2013 à 10.000 euros d'amende avec sursis pour travail dissimulé et prêt illégal de main d'oeuvre, tout en le relaxant des poursuites pour exercice illégal de transport.

Débats sur le statut des certificats de détachement

Cette décision a été confirmée par la cour de cassation le 12 janvier 2016. S'appuyant sur cette condamnation pénale définitive, la cour d'appel de Besançon statuant sur le litige avec l'Urssaf avait considéré que l'employeur réel des conducteurs n'était pas la filiale slovaque, mais bel et bien la maison mère française. Et donc écartait le document clé de l'argumentation juridique du transporteur, à savoir le certificat de détachement établi par la Sécurité sociale slovaque.  

Cependant, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation semble réhabiliter ce document. Son arrêt du 20 décembre s'appuie en effet sur le fait que « la Société Transports Jeantet a versé aux débats les certificats de détachement (E 101) délivrés par l’administration slovaque, dans le cadre du règlement CEE n° 574/72, aux chauffeurs slovaques de la société [Transports-Jeantet Slovaquie] amenés à effectuer des transports de marchandise hors de Slovaquie ». 

Moyennant quoi, si cet argument devait être retenu par la cour d'appel de Dijon, la justice civile pourrait ne pas estimer que la Sécurité sociale française a été lésée par cette pratique. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation lui demande en tout cas expressément de se conformer à la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne qui fait des certificats de détachement des documents probants. L'arrêt de la cour de cassation estime ainsi que « la cour d’appel [de Besançon] a violé l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne », « violé l’article 455 du code de procédure civile », « violé l’article 1355 du code civil (anciennement 1351) et les articles 4 et 4-1 du code de procédure pénale, ensemble le principe de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil » et « violé les articles L. 311-2 et R. 142-19 du code de la sécurité sociale ».

Un ancien Directeur du Travail « surpris de l'absence de référence à la fraude établie malgré la condamnation pénale »

Cette liste de violations opérées par la cour d'appel de Besançon n'impressionne pas l'ancien Directeur du travail au ministère du Travail, Hervé Guichaoua, qui résume ainsi la décision : « la Cour de cassation considère que l’URSSAF aurait dû respecter le mode d’emploi de contestation du certificat de détachement décrit dans cette affaire par la CJUECour de justice de l'Union européenne, qui consiste à demander le retrait du certificat de détachement à l’institution de sécurité sociale qui l’a émis, et, en cas de refus, à saisir la commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale. Faute d’avoir demandé préalablement ce retrait auprès des autorités slovaques, la procédure de recouvrement des cotisations sociales engagée à l’égard de la société française est jugée irrégulière par la Cour de cassation. »

Dans une analyse détaillée (qu'on peut lire ici), Hervé Guichaoua se dit cependant « surpris » de « l'absence de référence à la fraude établie » dans l'arrêt de la Cour de cassation « malgré la condamnation pénale ». Et l'ancien haut fonctionnaire de s'interroger : « L’employeur de ces chauffeurs routiers était une entreprise française. Pourquoi ne pas avoir tiré les conséquences de ce constat ? On est donc en présence d’un employeur de salariés sur le territoire français, officiellement reconnu comme tel, mais qui n’est pas redevable de facto de cotisations sociales en France. »

Il va même plus loin en considérant que « la Cour de cassation a franchi un pas supplémentaire en décidant, sans doute pour la première fois, que le juge français ne pouvait pas condamner un employeur établi en France à verser les cotisations sociales dues en raison de l’emploi de ses salariés. » En fait, la haute juridiction française s'appuie sur la jurisprudence de la CJUE qui tend à « priver objectivement [le juge français] de sa traditionnelle libre appréciation du respect des normes sociales et de l’ordre public sur le territoire français ».

Effets d'aubaine à partir de 1986 et « certificats de détachement de complaisance »

Sollicitée par la Cour de cassation, la CJUE avait dans une décision du 27 avril 2017, « rappelé au juge français que le contrôle de la bonne application par l’employeur des règles de la protection sociale du salarié détaché muni d’un certificat de détachement communautaire ne relève pas de ses prérogatives, mais de celles de l’institution de sécurité sociale de l’État qui l’a délivré, voire des instances communautaires ».

Le certificat de détachement découle d'une disposition européenne de 1958 initialement destinée à coordonner la Sécurité sociale dans les six pays fondateurs. Son principe permettait au salarié de conserver la protection sociale de son pays, mais aussi à son employeur d'y payer les cotisations sociales dans la limite de deux années. 

Mais quand l'Espagne et le Portugal rejoignirent l'Union en 1986, nombre d'entrepreneurs internationaux virent dans le dispositif un effet d'aubaine leur permettant d'être moins disants en ne versant pas de cotisations sociales en France grâce à des « certificats de détachement de complaisance » sur lesquels la CJUE a commencé à se prononcer à partir de 2000. Sa première décision équivalait à considérer que « le certificat de détachement reste opposable tant qu'il n'a pas été retiré ou invalidé par l'institution qui l'a émis ». Or, le retirer reviendrait pour la Sécurité sociale émettrice à se priver d'une recette, ce qu'elle fait manifestement très rarement, même quand elle est sollicitée par la justice d'un autre état.

Dans un long article publié en novembre 2018 dans la revue Le Droit ouvrier qu'édite la CGT, Hervé Guichaoua mettait le doigt sur la divergence ayant longtemps existé entre les jurisprudences française et européenne à propos du certificat de détachement. Il signale ainsi deux récents arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne qui se place en surplomb des juges nationaux en leur imposant une conception néo-libérale du droit social.

C'est dans ce contexte juridique que la Cour de comptes vient de publier son rapport annuel dont un volet s'intitule fort à propos La lutte contre la fraude au travail détaché : un cadre juridique renforcé, des lacunes dans les sanctions (lire ici). La lecture des quelques extraits de ce document - ci-dessous - montre que ces questions, bien que loin d'être ignorées, tardent à trouver une solution qui ne peut qu'être politique.

  

 

 

Newsletter

Lisez la Lettre de Factuel

ABONNEZ-VOUS À LA NEWSLETTER !