La bio à l’épreuve du marché de masse

L'irrésistible ascension de l'agriculture bio génère des questions fondamentales : comment concilier éthique et généralisation du bio ? Comment différencier productions paysannes et industrielles qui partagent le même label ? Comment répondre aux objectifs de la région Bourgogne Franche-Comté qui veut 50 % de produits locaux dont 20% bio dans les cantines des lycées en 2021 ? Les professionnels sont en plein débat, notamment avec Biocoop. Illustrations avec les AG du GAB du Jura et de la filière régionale Interbio.

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« Les années passent et se ressemblent, le tableau reste le même. Certains attendent encore les aides PAC Bio dont notamment les avances de trésorerie, d’autres se posent la question de savoir s’ils doivent céder aux sirènes des grands groupes proposant des contrats alléchants. Sur ce dernier point, le département est relativement épargné, mais pour combien de temps ? », s’interroge Vincent Guillemin, céréalier à Peseux dans le nord du Jura et président sortant du Groupement des agriculteurs biologiques jurassiens (GAB 39) lors de son assemblée générale tenue à Salins-les-Bains le 21 mars dernier.

La question du changement d’échelle de la bio était centrale dans la discussion organisée ce jour par le GAB 39, qui avait invité deux intervenants. Guillaume Rioux, polyculteur-éleveur à Marigny dans les Deux-Sèvres et président de la FNAB (qui fédère les GAB au niveau national), et Jérôme Berthault, gérant de la Scop En Vie Bio de Lons-le-Saunier, affiliée au réseau Biocoop. Les chiffres de la bio, même si elle ne représentait encore que 4,4 % de l’ensemble des produits alimentaires vendus en France en 2017, montrent une croissance impressionnante et durable. Cette année là, ce marché montait à 8,4 milliards €, avec une croissance de près de 17 % par rapport à 2016. Presque la moitié des produits bio sont vendus en grande surface, et le chiffre progresse depuis plusieurs années. Alors la bio est-elle soluble dans le monde industriel ? Quel pourrait être le rôle des collectivités ? Voilà quelques-unes des questions autour de ce débat intitulé « comment garder notre éthique face au fort développement de la bio ? »

Pénurie de main d'oeuvre ?

Avant d’en venir à la question centrale, le président de la FNAB évoque tout d’abord le problème humain qui se pose à l’agriculture en général. « On ne peut pas extraire l’agriculture biologique de l’ensemble du système. La filière économique est mise en danger par le problème de renouvellement générationnel. On va manquer de femmes et d’hommes pour exercer cette activité. Il y a 15.000 nouvelles installations au sens MSAMutualité sociale agricole par an, et 5.000 seulement qui sont aidés au sens institutionnel. Beaucoup arrivent hors cadre familial, autour de 45 %, dont 90 % qui s’installent en bio. Les agriculteurs nourrissent les autres, et cela génère de grandes responsabilités, mais quel est le rapport politique quand nous ne représentons plus que 0,1 % de la population ? », note-t-il.

Jérôme Berthault, le gérant de la Biocoop de Lons, revient sur le principe de la contractualisation, qui était obligatoire pour la filière fruits et légumes jusqu’au 13 avril dernier, mais qui plafonnait à 2-3 % des volumes. « On est engagés dans la création de filières pérennes, on veut de la visibilité sur l’avenir et on ne peut pas passer notre vie à chercher de nouveaux producteurs et à renouveler un engagement qui demande du temps et de la confiance mutuelle. C’est de la discussion, on peut avoir des besoins qui ne correspondent pas forcément à l’offre, mais on évite de mettre en concurrence des producteurs. On vise leur sécurité. L’idée, c’est de ne pas pratiquer ce qui se passe chez certains : pousser les producteurs à investir pour avoir du volume, puis de leur demander de faire un effort sur le prix une fois qu’ils sont endettés ». Pour lui, la contractualisation ne doit pas être automatique, mais elle peut pallier un manque de confiance entre producteurs, transformateurs et distributeurs.


« Le bio est-il seulement destiné à celui qui a une ferme bio à côté de chez lui ? Est-ce qu’à Aubervilliers tu n’as pas le droit de manger bio ? »

Pour le président de la FNAB, la montée en volume observée et recherchée du bio impose de se confronter « aux grands méchants » et de négocier avec les grandes surfaces. Il pointe les objectifs de Picard ou encore de Blédina qui visent le 100 % bio à terme. « Comment faire progresser ces gens-là et nous-mêmes, passer de la charte éthique à l’opérationnalisation ? », se demande-t-il. « Le monde de la GMS voit son chiffre d’affaires s’éroder de 1 % par an. Ils sont obligés pour leur survie de faire évoluer leur modèle. Et si la bio est bonne pour toi, tes enfants et tes voisins, la question de l’accessibilité se pose. Le bio est-il seulement destiné à celui qui a une ferme bio à côté de chez lui ? Est-ce qu’à Aubervilliers tu n’as pas le droit de manger bio ? »

Pour lui, seul l’État a le pouvoir de s’opposer aux lobbys. Et avec la restauration collective, il a un levier d’action déterminant. « On tourne autour de 2 % de bio dans la restauration collective publique, alors qu’il faut être autour de 20 % en 2020 ». Et il rappelle au passage que le soutien à l’agriculture biologique dépasse le seul cadre alimentaire. « Nous pratiquons un métier à double finalité. Il y a la part marchande, essentielle, qui consiste à nourrir les concitoyens. Mais il y a aussi une part non marchande, avec des enjeux sur la protection de l’eau potable, pour limiter la chute de la biodiversité, sur l’aménagement du territoire, la protection de l’environnement en général et la question de la santé publique ». Mais pour lui, et malgré tous les bénéfices attendus pour la collectivité d’une conversion massive vers l’agriculture biologique, la transition alimentaire viendra plus des territoires que du ministère. « C’est triste à dire, mais il faut la monter, parce qu’elle ne descendra pas ».

La force du modèle coopératif

Les deux orateurs sont bien d’accord sur la nécessité de massifier la consommation de produits bio, mais pas à n’importe quel prix. Jérôme Berthault souligne que l’objet des Biocoop n’est pas de faire du commerce, mais de développer l’agriculture biologique. « Notre rôle est de participer à la promotion de la bio paysanne, que j’oppose à la bio industrielle. La feuille européenne ne fait pas la différence, et c’est un vrai handicap pour ceux qui voient dans la bio quelque chose qui se doit d’être vertueux. La première a des valeurs sociales et écologiques supplémentaires, c’est celle à laquelle on croit. Le commerce ne doit rester qu’un outil pour son développement ». Et pour lui, le modèle coopératif, qui caractérise moins d’un tiers des Biocoop, est le bon moyen. « Comme il n’y a pas la possibilité de se servir sur le dos de la bête, cela permet de faire remonter les fonds vers ceux qui sont en amont. Des structures comme Terres de liens sont indispensables pour l’installation. On a besoin aussi par exemple de Jura nature environnement, car on ne peut pas aller produire une nourriture saine dans des environnements dégradés ».

Guillaume Rioux précise qu’une loi foncière est dans les cartons et que le président de la République a annoncé lors de l’ouverture du salon de l’agriculture la possibilité pour les régions et les intercommunalités de pratiquer le stockage foncier. Mais il pointe toutefois une limite culturelle : la peur de voir les choses en gros. « Il faut faire l’acquisition de plus d’hectares, pas forcément des projets de 5 ou 10 hectares parce que c’est ce que les gens veulent. Soit on devient exclusif, et on travaille pour nous-mêmes en faisant plus de valeur ajoutée dans nos fermes en disant que c’est la vraie bio, soit on accepte d’être plus inclusifs, de transiger parfois et d’accueillir plus de monde. La progression vers une bio mieux-disante est une démarche sur plusieurs années. Est-ce qu’une marque pourra aider à cette distinction ? »

La peur de voir trop gros

Le sujet de la différenciation, et donc de plusieurs labels pour différentes qualités d’agriculture bio, revient à plusieurs reprises. « Ils veulent un maximum d’agriculture biologique, mais si on ne se démarque pas, personne ne le fera pour nous », soupire un agriculteur présent dans la salle. Parmi d’autres, il y a le label Bio Cohérence, plus restrictif et exigeant que le label AB européen. Il a été soutenu par plusieurs gros acteurs de la bio, mais celui-ci peine à décoller. Il y avait 600 adhérents il y a deux ans et demi selon le président de la FNAB, qui a décidé de se désengager de l’initiative à ce moment-là après une consultation de ses adhérents. « C’était peut-être trop tôt. Depuis 2 ans, on est interrogés tous les jours par les médias, et on a observé un doublement des taux de conversions. Le cahier des charges européen est insuffisant, mais il reste une bonne porte d’entrée pour celui qui arrive avec une centaine de vaches », justifie-t-il. Mais face aux inquiétudes des petits paysans qui craignent que leurs choix de productions ne se distinguent pas des procédés industriels, le président de la FNAB, « venu prendre la température », a bien mesuré ici le besoin exprimé de différenciation.

Tout comme les petits producteurs, le réseau Biocoop a bien sûr aussi intérêt à se démarquer du bio de grandes surfaces en affichant clairement un niveau d’exigence supérieur. Jérôme Berthault prône une « sorte de Yalta ». « Toi tu prends ça, nous on prend ça. Deux bio peuvent coexister, mais il ne faut pas que l’un d’eux se comporte en prédateur », avance-t-il. Mais cela ne se fera peut-être pas avec Bio Cohérence, qui semble avoir été enterré et qui était source de trop de contraintes pour certains. « Je n’étais pas pour Bio Cohérence lors de la consultation de la FNAB en 2016. Ça allait trop loin sur certains points. On n’a pas le droit à la farine animale dans une production de blé pour amender le sol en azote par exemple. Mais je ne pouvais me projeter à maintenant, je n’imaginais pas le chemin que la bio prendrait une voie si industrielle », confiera l’un des agriculteurs à l’issu du débat.

 

 

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