General Electric affaiblit le site de Belfort avec sa politique financière

Un audit financier de l’usine de turbines à gaz General Electric de Belfort que nous avons pu nous procurer révèle des performances dégradées année après année du fait de la politique menée par la maison mère. Si le creux du marché explique en partie ces résultats négatifs, l’entité pâtit fortement de la politique financière de GE, qualifiée de « destructrice », tant elle bénéficie largement aux actionnaires au détriment de l’investissement, aux échanges intragroupes, qui visent à rapatrier les bénéfices dans des pays où la pression fiscale est moins forte et à une forte hausse des pénalités infligées en raison de retards ou de non-qualités, causées par de multiples changements d’organisation qui ont dégradé les conditions de travail.

geporte

Une performance économique « dégradée du fait de la gestion », un groupe qui a « failli dans la gestion du Business Gaz » qui a connu un « décrochage anormal de la performance commerciale ». Ces termes sont ceux d’un cabinet qui a pu réaliser un audit financier de General Electric Energie Product France (GE EPF), l’usine de Belfort qui regroupe les activités turbines à gaz de GE dans l’hexagone. Elle est aujourd’hui menacée par 792 licenciements, soit près de la moitié de son effectif.

« Alors que l’entreprise était historiquement profitable, elle a vu sa performance économique basculer dans le négatif depuis 2016. Sur les dernières années, tous les fondamentaux de son succès passé ont été progressivement attaqués par le groupe », indique le cabinet, qui note une « dégradation difficile à quantifier compte tenu des flux intragroupes ». L’activité de GE EPF, détenue à 100 % par GE, est en effet complètement conditionnée aux choix de la maison mère, qui influe sur les performances économiques et les marges de l’usine de Belfort.

Dans le rapport que nous avons pu nous procurer, on apprend que le chiffre d’affaires de GE EPF a atteint son point bas en 2018 avec 864 M€ (1703 M€ en 2017), tout comme son résultat net, à -241,5 millions € (-123,4 M€ en 2017). Les fonds propres ont fondu, passant de 233 M€ en 2015 à -199,9 en 2018. « Le résultat de la politique de remontée des dividendes du groupe et des pertes des dernières années », d’après le document. Le groupe a surtout été piloté en fonction de ses intérêts financiers plutôt que de conforter sa stratégie industrielle, dans un contexte où le marché des turbines à gaz connaît un creux et devient plus concurrentiel. Cette politique financière menée au détriment des fondamentaux économiques est qualifiée de « destructrice ». Pour son besoin de liquidité, GE vend ses activités, mais réduit par la même sa capacité de génération de trésorerie future.

80 % du cash dépensé sur les 10 dernières années pour les créanciers et les actionnaires

« Sur les 10 dernières années, le groupe GE a concentré 80 % des 620 Mds$ de cash qu’il a dépensés à rembourser ses créanciers et à rémunérer ses actionnaires. Pour cela, il a mis la pression sur ces business pour délivrer des résultats et du cash. GE EPF a ainsi fortement contribué à cette logique en remontant 1,228 Mds€ de profits entre 2011 et 2015. ». Les dividendes versés par GE EPF sont plus importants que le résultat généré par l’entreprise de Belfort sur l’exercice 2009-2018, soit 1,1 Mds€. Ce n’est donc pas pour rien qu’il lui manque aujourd’hui des réserves qui lui auraient permis de faire face à ses difficultés.

Depuis 2008, GE a généré 264,6 Mds$ de trésorerie opérationnelle et en a redistribué 65 % aux actionnaires, en dividendes (105,2 Mds$) et en rachat d’actions (67,1 Mds$). Cela n’a pas suffi à les rassurer, puisque l’action GE a été divisée par 2 en 10 ans, elle perdait même 75 % de sa valeur fin 2018 par rapport à 2016. Et forcément, avec une telle politique, il n’en reste pas beaucoup pour investir. Entre 2008 et 2018, seuls 8 % du cash utilisé a été fléché sur l’investissement. « Ces investissements dans sa capacité de production comme dans ses produits (R&D et NPI [ndlr : développement de nouveaux produits]) ont été inférieurs à ses pairs », constate l’audit.

Cela s’est ressenti sur les conditions de travail au sein du groupe, et Belfort n’y échappe pas. Suppressions ou fusions d’équipes, transferts de compétences, logiciels inopérants, etc. : GEEPF a connu de multiples changements d’organisation et de process qui ont impacté tous les services, commercial, production, engineering. « Décidés depuis les États-Unis et parfois sans prise en compte des spécificités du métier, ils ont créé un sentiment d’instabilité permanente et de pertes de repères ». La dégradation est aussi due à la politique de régionalisation, qui a éclaté la cohésion des groupes de travail en les disséminant à travers le monde et largement compliqué la communication et l’échange d’informations. D’après les témoignages de plusieurs employés, outre une hausse inquiétante et mesurée de la souffrance au travail, cela a eu un impact sur la qualité de la production, de turbines, de plans, des expertises fournies aux clients. Et les chiffres viennent conforter cette analyse.

Aujourd’hui, la confiance n’est plus automatique. Alors que GE était leader sur le marché des turbines à gaz de haute puissance avec une confortable moyenne de 47,2 % de part de marché sur la période 2012-2017, celle-ci a chuté à 34 % en 2018. Pour les turbines 50 Hz, fabriquées à Belfort et qui représentent les trois quarts des ventes, la part de marché de GE dépassait les 40 % en 2017 et s’est effondrée à 26 % en 2018. Sur la plus petite activité des 60 Hz (fabriquée à Grennville aux États-Unis), GE reste leader avec 62 % de part de marché en 2018. Le business gaz a subi 1,3 Mds$ d’érosion de marges en 2018, dont 920 M$ sont liés à des coûts de non-qualité. Les pénalités de projets, qui correspondent à des retards, a des problèmes sur les turbines ou sur leur intégration, sont très importantes pour GE EPF et en augmentation. Elles atteignaient 107 M€ en 2018 et contribuaient largement au résultat négatif de l’année : -241,5 M€ pour GE EPF.

Des flux intragroupes qui ne peuvent être vérifiés

Alors que GE a l’obligation de fournir tous les documents nécessaires à l’institut qui a réalisé l’étude, celui-ci indique ne pas disposer d’éléments suffisants concernant les transactions intragroupes. Impossible donc pour eux de savoir si la politique définie par le groupe n’est pas défavorable à GE EPF. Le cabinet n’a pu examiner que les documents des exercices 2012, 2014, 2015. Il en a reçu certains concernant 2017 le 21 juin 2019, après de multiples relances et sous la pression d’un huissier, mais toujours pas ceux de 2016 et 2018. Et il manque aussi des documents pour vérifier l’exactitude des informations fournies par GE concernant les prix de transferts.

Ces flux intragroupes, les prix de transferts, correspondent à l’échange de produits, services, marques ou brevets entre deux filiales d’une même multinationale située dans deux pays différents. « Lorsqu’il y a des prix de transfert au sein d’un groupe, la société tête de groupe peut décider unilatéralement d’enrichir ou d’appauvrir une des sociétés de son groupe… en modifiant le prix des échanges entre elle et ses filiales ou entre ses filiales. Le plus souvent, l’enrichissement ou l’appauvrissement d’une entité a pour objectif la réduction des impôts du groupe : les bénéfices sont déplacés vers le pays qui a le plus faible taux d’impôts. », éclaire le rapport.

La question est donc de savoir si les prix de transferts ne fragilisent pas GE EPF alors que l’accord signé entre GE et l’État français signé en 2014 prévoit le maintien d’un centre de décision mondial à Belfort pour au moins dix ans. Ce qui est sûr, c’est que le poids des flux intragroupe pèse lourd sur le site de Belfort. Ils représentent 37 % du chiffre d’affaires sur la moyenne 2015-2017 et 49 % en 2017 selon les derniers éléments présentés dans le rapport encore à l’état de projet. Les achats impactés par les prix de transferts représentaient 31 % entre 2015 et 2017. « Les transactions intragroupes sont donc importantes pour GE EPF et peuvent assurément influencer ses résultats. Pourtant, il n’y a pas de pilotage de cette composante importante du résultat au niveau de la direction de GE EPF et aucune information permettant de vérifier la juste application des prix de transfert (et donc la réalité des marges) ne semble exister. »

L’échange de turbines à gaz entre les différentes filiales bénéficie d’une réduction de 2,3 % sur le prix de marché facturé au client final. Pour les pièces de turbines, la marge laissée au distributeur est plus importante et à hauteur de celle qu’il percevrait s’il se fournissait auprès d’un tiers, ce qui serait compliqué. Il est précisé sur un document que la marge réalisée par GE EPF sur les ventes de pièces serait de 53 % en 2015, mais pas de taux indiqué pour 2017. Le cabinet continue sa mise en garde, regrette le manque d’informations détaillées et réitère son incapacité à vérifier l’absence d’autres transactions ou même la marge finale réalisée par GE EPF et celle du distributeur. Concernant l’achat de services au siège, le cabinet se demande : « à quoi correspondent exactement ces services : combien y a-t-il de personnes afin de les réaliser ? N’y a-t-il pas des doublons avec les fonctions déjà assumées au sein de GE EPF ? »

Des royalties payées pour des machines supérieures à leurs marges

GE EPF paie aussi une redevance de 1 % sur ses ventes pour l’utilisation de la marque GE à la société MLII, détentrice des droits et une royalty pour chaque kW de puissance d’un produit vendu à GTC, qui détient la technologie et le savoir-faire pour produire les turbines à gaz, alors même qu’il y a aussi des activités de recherche et développement à Belfort. GE EPF a payé 55,2 M€ de royalties en 2016, 61,7 en 2017, 19,4 en 2018, ce qui est dû à une production moindre (-518 M€ et -19 turbines) et prévoit 47,3 M€ en 2019. Cela ne représente qu’entre 4 % et 8 % du produit des ventes, mais certaines turbines génèrent le paiement de royalties alors que les marges sont négatives pour GE EPF, tandis que les royalties sur d’autres sont supérieures à la marge… de quoi plomber encore les résultats.

Outre le rebond attendu du marché des turbines à gaz qui devrait en toute logique profiter à Belfort, 4,3 M€ de CICE distribués à l’ensemble des sociétés GE en France en 2017, 25,6 M€ de crédit d’impôt recherche, et 480.000 € d’autres crédits d’impôt, GE bénéficierait d’un autre avantage à rester en France. Au niveau fiscal, GE France dispose d’un report de déficit qui atteint la somme considérable de 1,78 Mds€, de quoi ne pas payer d’impôts sur les sociétés pendant un moment. « Compte tenu de l’importance de cet avantage fiscal accumulé, le groupe aurait avantage à positionner en France des activités pour “utiliser” cet historique. Malheureusement, nous ne pouvons que douter de l’attention du groupe à la bonne gestion de ce potentiel au vu des mouvements passés et à venir au sein des équipes Finance ».

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