François Bégaudeau, ou l’art de la fugue

François Bégaudeau offre deux visions de deux mondes aux antipodes l'un de l'autre. Dans son livre, Un enlèvement, celui d'une famille bourgeoise aculturée, traitée de façon satirique. Dans son film documentaire, Autonomes, des femmes et des hommes ont opéré un choix : celui du retour à la terre, celui de la plus grande autonomie possible en opposition au système capitaliste, en opposition à la frénésie d'achat de biens de consommation superflus. Revenir à l'essentiel. Une présence problématique, celle de Camille, un faux homme des bois, vient apporter une note un peu discordante dans la recherche d'un certain art de vivre, du réalisateur.

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"La lumière qui nous crève les yeux est ténèbre pour nous. Seul point le jour auquel nous sommes éveillés. Il y a plus de jour à poindre. Le soleil n'est qu'une étoile du matin."     Henri David Thoreau, dernières phrases de Walden ou la vie dans les bois.

 

Deux rencontres avec François Bégaudeau. La première, pour parler de son livre Un enlèvement, chroniqué dans Factuel.info. La suivante, le soir même, lors de la projection de son documentaire Autonomes, chroniqué également dans Factuel.info.

Un entretien autour de deux tasses de café, l’un allongé, l’autre serré. Je parle des cafés…

Si l’ancien professeur François Bégaudeau avait eu à noter ma copie concernant l’analyse de son texte Un enlèvement, nul doute que j’aurais obtenu un 0. Peut-être même une note en dessous de zéro. Cela m’est arrivé au collège, il y a donc fort longtemps. – 7 en latin ! attribué par un professeur qui martelait la tête de ses élèves à coups de Gaffiot, afin d'y imprimer La guerre des Gaules de façon définitive.

Soyez rassurés ! François Bégaudeau ne m’a pas asséné des coups d’Un enlèvement sur la tête. Nous avons devisé fort civilement. Un entretien sans prise de note, sans enregistrement. Il convient donc de lire ce qui suit avec le chapeau suivant : Si j’ai bien compris…

Si j'ai bien compris...

En marge de ma copie, des interrogations écrites en rouge.

Vous parlez de mon style, pourquoi ne pas l’avoir défini ? Pourquoi ne pas avoir développé ?

Ben…il me semble que la chronique d’un roman, ne s’arrête pas forcément à l’analyse technique, universitaire, de l’écrit en question…

Quelles sont les références culturelles de cette famille bourgeoise ?

Là, je sèche. À part la lecture de La fille du train

Non ! Il y a plus ! Les séries ! Il n’y a que les séries !

C’est vrai. Je l’ai signalé. Ça entre dans les poncifs qui caractérisent ce genre de famille... il me semble.

Vous n’avez pas développé ce que sont les activités professionnelles du couple, pourtant représentatives de ce qu’est ce milieu, valet du capitalisme.

Il me semble qu’on a compris au bout des cinquante premières pages. Quelle utilité d’enfoncer le clou ?

L'art de la fugue...

Un thème de mon roman vous a totalement échappé.

De nouveau, je sèche.

Le thème de la fugue ! Théo fugue. Louis fugue. Brune fugue. Vous n’avez pas parlé de la maman d’Emmanuel, qui souffre de la maladie d’Alzheimer. Elle fugue, elle aussi.

Mea-culpa ! Mea-culpa !

François Bégaudeau me rassure. Je ne suis pas la seule à être passée à côté du thème peut-être majeur de sa partition littéraire, et de sa musicalité singulière.

Deux autres loupés. La critique de la forme d’éducation donnée aux enfants, et pourquoi n’ai-je pas appuyé sur le côté ridicule de l’atelier papillon ?

Il me semble que je l’ai suffisamment fait. La citation de la responsable de l’atelier se suffit à elle-même. Inutile de prendre les lecteurs pour des idiots.

Un moment de la discussion explique, m’explique, pourquoi il semble y avoir un fossé qui se creuse au fur et à mesure que nous discutons, toujours fort civilement.

Des aristocrates de la culture ?

François Bégaudeau s’inscrit dans cette lignée d’écrivains qui considèrent que certains écrits ne peuvent être écrits et compris que pour et par un nombre restreint de lecteurs. Des aristocrates de la culture, face à une masse plus ou moins inculte. C’est un point de vue. C’est sans doute vrai, c’est certainement vrai. De plus, dit-il, l'art n'a pas pour vocation de nous prendre par la main, de nous mener d'un point A à un point B. L'art n'est pas démocratique. Je suis d'accord. En ce qui concerne certains livres, au lecteur de se débrouiller avec le texte, l'inter texte, le glissendo du texte, la subtilité du texte, le non-dit du texte... Bref, à lui d'en interpréter la partition.

En ce qui me concerne, je me suis un peu ennuyée à la lecture de La fille du train, je me suis un peu ennuyée à la lecture d’Un enlèvement. Pour ce dernier, c’est visiblement parce que je ne suis pas outillée pour en comprendre toute la subtilité, toute l’intensité.

On peut lire l’un et l’autre, on peut ne pas lire l’un et l’autre.

Ah ! Une chose encore ! Je ne me suis pas ennuyée du tout à regarder Homeland, cette infâme bouillie de propagande américaine et de bourrage de crâne. Une série que l'on peut regarder, ou ne pas regarder...

Camille ! Ah ! Camille !

Le même jour de cet entretien, samedi 3 octobre, mais en début de soirée, je suis dans la salle du Kursaal où le film documentaire de François Bégaudeau est présenté.

La salle est quasi comble. Des spectateurs ont même été empêchés d'entrer, Covid oblige. Guillaume Clerc a le temps de présenter Factuel.info. Michèle Tatu présente François Bégaudeau, le réalisateur du documentaire, Autonomes. Le film terminé, elle fera quelques commentaires pertinents et lancera le débat.

Autonomes happe toute la salle. Il y a des rires, des soupirs de contentement, des commentaires d'approbation… l

Camille, l’homme des bois qui vit dans une grotte, ouvre le documentaire. Il le ferme, perché sur un arbre à jouer du banjo après avoir été tué d’un coup de fusil. Camille emporte visiblement l’adhésion de tout le monde. Certains se prennent à rêver d’adopter son mode de vie, dans une grotte au fond d’un bois, sans électricité, à vivre de pêche, de chasse, de vol de poules, puisque la propriété étant le vol, voler le propriétaire c’est un anti-vol. Voilà qui plait ! Voilà qui fait rire ! Voilà qui donne envie de suivre l’exemple !

Patatras ! Tout s’écroule quand on apprend que Camille, l’homme des bois, est un personnage de fiction interprété par un comédien. Que les dialogues ont été inventés pour les besoins de la cause. François Bégaudeau n’ayant pas trouvé un vrai homme des bois vivant cette démarche radicale d’autonomie — n’est pas Thoreau qui veut — il en a inventé un. Pourquoi pas ? François Bégaudeau s’en explique longuement en développant l’idée que la réalité se trouve dans la fiction, et réciproquement. 

Dans la salle, certains on mentalement renoncé à l’idée de se faire hommes des bois.

Toujours à propos de Camille, (j’avais déjà vu le documentaire) lors de notre entretien à propos de son livre, j’ai évoqué avec François Bégaudeau, le fait que j’avais connu deux Camille, dans le cadre de mon ancien métier. L’un vivait véritablement dans une grotte, l’autre dans une cabane pourrie qui avait été emportée, ses maigres biens avec, par une crue de je ne sais plus quelle rivière. Ces deux Camille là, récupérés par les services sociaux, avaient été ravis et soulagés de trouver une place en CHRS, et plus tard en appartement.

François Bégaudeau et moi sommes rapidement convenus qu’il ne s’agissait pas tout à fait de la même histoire…Quoi que…

Un beau débat dans la salle. Des questions importantes sont abordées. Celle du choix de vie, celle de la liberté, celle de la dépendance ou non dépendance à nos modes de consommation, celle de l’intérêt que l’on peut porter à certaines expériences de mise à l’écart du système, partielles ou plus radicales, celle du fait qu’il n’y a certainement pas de vérité absolue, de solution absolue. Que oui, le Capital est très malin, très efficace dans sa capacité à récupérer les mouvements qui sortent des clous, mais que ça n’empêche pas de sortir de certains clous… Que parfois, les compromis sont nécessaires, qu'il faut, par exemple solliciter l'élu du coin pour obtenir quelques subventions afin de concrétiser un projet. L’Histoire est mouvement, l’Histoire est en mouvement.

No future?

Le film et le roman de François Bégaudeau s’inscrivent dans ce mouvement de l’Histoire, dans celui de la pensée sur le devenir de Dame nature et sur celui de l'Humanité. Il s'inscrit dans la nécessaire discussion autour des statuts de l’art, de la culture, des expériences alternatives à des modes de vies et à des modes de consommation qui, en l’état actuel des choses, conduisent la planète et l’humanité qui la peuple, à sa perte. Ou alors, faute de ce débat, faute de ces expérimentations à d'autres modes de vie, No future ?

 

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