Francis Loridan : « tout est faussé quand il y a une guerre »

Ancien journaliste, Francis Loridan a passé 14 mois en Algérie comme appelé du contingent. En quelques anecdotes, il plante une ambiance où la peur rivalise avec la violence, où la prise de conscience vient par à-coups...

francisloridan

J'ai été quatorze mois, de mai 1960 à août 1961, dans l'Armée de terre, appelé du contingent en Algérie. En arrivant à Alger, Alger la blanche, ça a été un éblouissement. Juste avant, j'avais vécu un vrai choc au départ du camp de Sainte-Marthe qui peut accueillir 20.000 hommes, à Marseille. J'ai dormi tout habillé, en uniforme, couché sur mon portefeuille... En débarquant à Alger, je n'avais pas peur en montant dans le camion bâché, les anciens disaient pourtant que c'était dangereux, ils bidonnaient pour nous flanquer les jetons...

Aviez-vous conscience d'être dans une armée coloniale ?

Non. Dans un premier temps, je me suis dit que j'allais essayer de défendre les civils se faisant tuer... Au fur et à mesure j'ai été témoin, dans les patrouilles, vu la réaction des gens, des Pieds-Noirs, des Algériens qui tremblaient de peur... A Aumale, j'étais responsable de l'ordinaire, la cantine de 180 hommes. Je faisais le menu, les courses. J'avais un chauffeur pour aller chercher des légumes chez un paysans algérien, et le vendredi aller chercher des chevreaux dans une ferme perdue. Je suis sûr qu'on finançait le FLN avec l'argent de l'armée, je payais cash...

Vous voyiez-vous en soldat d'une armée d'occupation ?

C'est venu plus tard. A Bou Saada, j'étais chef de poste et faisais des patrouilles en ville, des barrages aux entrées de ville.... Un jour, une recrue arrive, un gars qui dit : « je suis communiste, jamais je ne tirerai ». Un soir, on fait ensemble un tour de sentinelles... ça tire... Il a tiré immédiatement une rafale... Je lui ai dit : « je croyais que tu ne tirais pas ! Tu devrais montrer ta carte du parti au dessus de ta tête »... En fait, il avait peur... Une fois, je faisais une tournée dans un hangar, j'entends comme un frôlement, je me suis retourné hyper vite comme si un mec allait m'égorger ! En fait, c'était une feuille de journal poussée par le vent... En fait, j'avais peur...

La torture ?

Sur la torture, j'ai deux choses à dire. On avait des prisonniers pour faire la vaisselle. Un jour deux mecs de l'interrogatoire sont venus chercher l'un deux, un type très sympa, il m'a fait un geste de haussement d'épaule du genre « c'est la vie... » Il est ensuite repassé devant la porte, soutenu par les deux types, complètement amoché, les godasses pleines de sang... Je ne l'ai jamais revu... La deuxième chose, c'est qu'une fois, j'avais jeté une gamelle mal lavée au prisonnier et lui avait fait mal à une jambe. Il n'était pas revenu et un gradé m'avait dit : " vous n'aurez plus de prisonnier, vous les battez... »

Comment change le regard ?

Quand je suis rentré en France, le 14 août 1961, mes parents m'attendaient à la gare de Montélimar. Mon père me dit : « Tu ne devrais pas quitter ton uniforme parce que ça barde avec les Russes qui construisent le mur de Berlin ! » En fait, il m'a aussi dit : « T'as changé garçon... » Ma prise de conscience que c'était dégueulasse, c'est quand j'ai vu revenir ce prisonnier avec un sac sur la tête et du sang sur les godasses... C'est qu'on enquiquinait les Algériens avec les barrages : en contrôlant une camionnette de légumes que j'avais demandé à un gars d'ouvrir, j'ai vu qu'il tremblait : c'est là que tu vois que tu fous les jetons aux gens... Une fois, on a fait monter des gens très vite dans un camion, ça m'a fait penser aux Allemands... Une autre fois, j'offre un chocolat à un gamin, un grand arrive pour lui dire de refuser. Ça m'a rappelé un souvenir de quand j'avais cinq ans : une sentinelle allemande m'avait offert un bonbon et ma mère l'avait refusé... Tout est faussé quand il y a une guerre... Dans ma famille, on ne m'a jamais demandé ce que j'avais vu. Vingt à trente ans plus tard, j'avais encore des angoisses nocturnes...

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