Eric Barbier : « Les partenariats nous lient les mains »

Rédacteur à L'Est républicain à Besançon, élu récemment au bureau national du Syndicat Nantional des Journalistes, Eric Barbier décrit une profession ballotée par les mouvements de capitaux, la révolution numérique et les petites lâchetés alors que des perspectives de suppressions d'emplois planent sur les quotidiens du Crédit mutuel.

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Les quotidiens que le Crédit mutuel a rachetés entre 2008 et 2011 vont-ils connaître une nouvelle purge sociale ? C'est ce qu'a annoncé il y a quelques semaines le nouveau directeur général du pôle presse de la banque, Philippe Carli, lors de diverses réunions avec des représentants du personnel. Les journaux ont globalement enregistré une perte de 55 millions d'euros en 2016 dont 31 millions pour L'Est républicain, Vosges-Matin et au Républicain lorrain.

Promettant de redresser les comptes en deux à trois ans, il supprimerait ainsi quelque 130 emplois techniques dans les quotidiens d'Alsace et de Lorraine. La fermeture de l'imprimerie du Républicain lorrain à Woippy, dans la banlieue de Metz, entraînant la suppression d'une soixantaine d'emplois localement, de dix à vingt à L'Est républicain. Il est également question de transférer à Strasbourg, sur les rotatives des Dernières Nouvelles d'Alsaces (DNA), l'impression de L'Alsace qui se réalise à Mulhouse...

Cela ressemble au schéma qu'ont connu ces dernières années les quotidiens de la banque en Bourgogne et Rhône-Alpes, avec la fermeture de l'imprimerie de La Tribune-Le Progrès de Saint-Etienne, puis celle du Bien public de Dijon qui tirait également le Journal de Saône-et-Loire. Tous ces titres sont désormais imprimés à Lyon. Philippe Carli a annoncé un plan de développement de chaque titre poétiquement baptisé Digital first consistant, selon le SNJ du Progrès, à récupérer 110 millions d'euros en trois ans.

La CGT dénonce une « nébuleuse »

Outre la fermeture des deux imprimeries du Grand-Est, pour parvenir à économiser 50 millions, on baissera aussi la pagination et la masse salariale. 60 millions de recettes supplémentaires sont escomptées grâce à une hausse du prix de vente de dix centimes, des suppléments, de l’événementiel, en faisant payer les contenus des sites internet tout en tablant sur davantage de recettes publicitaires. Pour la Filpac-CGT, ce plan Digital first est « une nébuleuse »...

C'est dans ce contexte qu'Eric Barbier, journaliste à la rédaction locale de Besançon de L'Est républicain, qui vient d'être élu au bureau national du SNJ qui a tenu son 99e congrès le mois dernier, a accepté de nous accorder un entretien. Majoritaire chez les journalistes du titre, le SNJ avait un peu tangué en 2011-2012 lors du rachat par le Crédit mutuel qui avait conduit plus de quarante journalistes à choisir de quitter l'entrepriseDont l'auteur de cet article....

« On a mis un peu de temps à se relever des départs en clause de cession sur le plan syndical, car on avait pas mal d'adhérents historiques... Puis des jeunes sont arrivés, avec toutes une éducation syndicale à refaire. Une difficulté du monde du travail actuel, c'est qu'ils n'ont pas le même rapport au syndicalisme qu'il y a vingt ou trente ans », explique-t-il. Conforté lors des élections professionnelles de 2016, le syndicat historique a repris du poil de la bête : « notre victoire nous a permis de dénoncer un accord de droits d'auteur qu'avait signé la CGT . On est passé par une commission arbitraleinstance de la branche, prévue par la convention collective des journalistes, et chargée de tenter de trouver des issues aux conflits d'entreprises, et maintenant, un article d'un journaliste de L'Est républicain ne peut être publié gratuitement que dans Vosges-Matin. Il doit toucher une pige si un autre titre le reprend... »

Carli : « une vraie rupture » par rapport à Lucas

Majoritaire parmi les catégories techniques, la CGT avait fait une percée chez les journalistes, allant jusqu'à créer des tensions internes au sein de la centrale de Montreuil, entre le SNJ-CGT et la Filpac-CGT qui ne défendaient pas exactement les mêmes positions. A L'Est républicain, la Filpac s'était ainsi transformée en syndicat Est-Média-CGT, faisant des émules dans d'autres régions, puisqu'on a ainsi vu un Ouest-Média-CGT... Pour l'historique syndicat du Livre, dont les effectifs fondaient comme neige au soleil avec les plans de restructuration et les mutations techniques successives, il s'agit d'une adaptation vitale destinée à éviter la disparition...

Quoi qu'il en soit, face aux projets du Crédit mutuel, les deux principaux syndicats serrent plus ou moins les coudes selon les entreprises. Aux DNA, ils sont ainsi cosignataires, avec la CFDT, la CFE-CGC et l'UNSA d'une lettre ouverte commune à Philippe Carli, le prenant au mot dans son objectif d'un « nouveau pacte social ». Les salariés savent en tout cas comment leur nouveau patron s'y est pris pour restructurer les journaux du groupe Amaury (Le Parisien, L'Equipe, France football...). Ingénieur passé chez Siemens, c'est davantage un industriel qu'un financier. 

« C'est une vraie rupture : pour répondre à un objectif financier, il emploie une réponse industrielle », assure Eric Barbier. Le journaliste voit en tout cas une différence avec l'ancien patron du Crédit mutuel, Michel Lucas qui « était toujours dans les économies d'échelle, mais pas dans l'investissement », lui qui avait « compris qu'on prend le pouvoir dans une entreprise en en prenant le contrôle informatique... »

« Je m'engage, parce que la profession est menacée »

On doit aussi à Michel Lucas la création du BIG, le bureau des informations générales, constitué d'une vingtaine de journalistes venus des différents titres du groupe. Implanté à Paris, d'abord dans les locaux de la banque, il est devenu une agence de presse vendant ses contenus aux journaux du groupe dont les services d'informations générales ont été fermés.

Qu'est-ce qui a conduit Eric Barbier, qui cumule les mandats de délégué syndical, représentant syndical au CHSCT, délégué du personnel et suppléant au comité d'entreprise, à intégrer le bureau national du SNJ, instance exécutive du syndicat ? « Après les départs de 2012, on a reconstruit la section syndicale, des nouveaux sont venus, avec la volonté de se former ». Cette condition était un préalable aux nouvelles responsabilités : « je suis aussi allé au bureau national car la profession amorce un virage. Elle est attaquée de toutes parts, par l'opinion publique, avec la nouvelle ère des blogs, comme Actu bisontine qui est adossé à une entreprise informatique, et partage nos contenus pour créer de l'audience sans véritable travail journalistique... C'est pour ça que je m'engage, parce que la profession est menacée ».

Ne l'est-elle pas aussi dans la propre rédaction d'Eric Barbier qui n'a pas pu relater le vote ironique de la droite municipale bisontine pour le journaliste Jean-Pierre Tenoux lors de l'élection d'un adjoint ? « Notre directeur régional a dit sur France bleu, où il participait à un club de la presse consacré au tweet d'Alexandra Cordier demandant la mise à la retraite de Tenoux, que la discussion était close. Nous avons écrit en interne un tract pour défendre Jean-Pierre Tenoux, ce que la direction de L'Est républicain n'a pas fait. A l'époque où le rédacteur en chef était Pierre Taribo, la direction soutenait sans équivoque les journalistes... »

« C'est l'audience du web qui détermine la hiérarchie de l'info du journal écrit »

Y-t-il des sujets interdits ? Pour Barbier, cet exemple est « symptomatique des dérives vers le partenariat ». N'y voit-il pas de la connivence ? « Pas seulement. Dès lors qu'il y a un partenariat avec une collectivité ou une association, on a d'une manière ou d'une autre les mains liées... »

Le syndicaliste pense aussi aux enjeux de l'actuelle mutation technique : « Le print (les journaux papier) représente encore 95% du chiffre d'affaires, mais depuis un ou deux ans, les patrons de presse sont focalisés sur l'audience internet, le nombre de clics. Cela conduit à une dérive : on dilue l'information de qualité qu'on a toujours su produire dans un océan d'informations, de communication, de partage sur le web... »

N'est-ce pas logique quand on sait que le CAC 40 possède les grands médias ? Eric Barbier ne nie pas, mais nuance, pose une exigence : « on serait mort sans le Crédit mutuel, mais ce n'est pas une raison pour accepter tout ce qu'il fait. Ils sont obnubilés par les kiosques numériques. On devient seulement un élément d'un abonnement téléphonique, c'est une vraie perte d'identité. La baisse de la diffusion paraît irréversible. Je n'ai rien contre le web, mais ce que Philippe Carli appelle Digital first fait que c'est l'audience du web qui détermine la hiérarchie de l'information du journal écrit, et plus les journalistes. Le risque, c'est que l'information de premier plan disparaisse... Déjà qu'on voit de plus en plus les collectivités locales donner leur information sur les réseaux sociaux avant la presse... »

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