Du gaz à General Electric Belfort

Sous pression. Comme tous les acteurs du dossier General Electric et son usine à Belfort. Personne ne dit rien, mais le bruit de 1.000 suppressions de postes est persistant. La branche turbines à gaz, 1.900 salariés sur 4.200, semble la plus menacée. Bruno Le Maire vient presque de l’enterrer, faute de débouchés. Les syndicats dénoncent un mensonge pour mieux faire passer la pilule du plan social. Chiffres à l’appui, ils tablent, tout comme GE, sur la reprise du secteur. Pour pérenniser l’excellence industrielle de Belfort, son savoir-faire et ses emplois, ils ont élaboré des pistes de diversification : aéronautique, hydrogène et nucléaire.

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L’incertitude augmente les craintes, et pourrait bientôt nourrir la colère. Après plusieurs mois d’attente, les salariés de General Electric (GE) à Belfort n’ont toujours pas la moindre idée des plans du groupe américain à propos de l’avenir du site. Ça ne sent pas bon, mais rien ne filtre, si ce n’est le bruit d’un chiffre qui fait frémir ici. Entre 800 et 1.000 postes seraient menacés dans la ville. Personne, ni au gouvernement, ni ailleurs, n’est en mesure de confirmer. Ou d’infirmer. L’inquiétude pèse surtout sur la branche gaz, qui emploie environ 1.900 personnes sur près de 4.300 salariés au total répartis sur les sept entités GE à Belfort et Bourogne. Pour montrer sa détermination à préserver le savoir-faire et les emplois, l’intersyndicale avait convié au matin du 21 mai les salariés, les habitants et des élus à accompagner la sortie de 9HA.02 : la turbine à gaz la plus puissante au monde. Le convoi est exceptionnel, 840 tonnes, 110 mètres, peut-être le plus long qui ait circulé sur des routes européennes.

« On a les capacités de construire ici à Belfort les énergies de demain ». Alexis Sesnat, syndicaliste à Sud Industrie veut se montrer optimiste. « Notre objectif est de couper court à cette rumeur qui normalise le fait que des suppressions de postes sont inéluctables ». L’annonce des sites impactés par la restructuration souhaitée par GE a été plusieurs fois programmée. Elle a finalement été repoussée à après les élections européennes, ce qui a plutôt de quoi inquiéter. « J’ai du mal à interpréter ça, sinon que la direction se rend compte que licencier, se couper du savoir-faire, serait dangereux pour l’entreprise », veut-il toujours espérer. L’intersyndicale connaît très bien l’environnement de son entreprise et a développé ses propres axes de développements industriels pour Belfort.

"Choquée par l'ignorance de Bruno Le Maire"


Alors quand Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, déclare à la radio le lendemain de leur action qu’il n’y a pas de débouchés pour la filière turbine à gaz, presque une condamnation, l’intersyndicale se permet de le reprendre. Elle se dit « extrêmement choquée par l’ignorance de Bruno Le Maire sur les dossiers industriels et notamment sur le marché de la turbine à gaz ».

Pour Philippe Petitcolin, délégué CFE/CGC pour GE Belfort, le ministre « confond le marché mondial et le marché français, qui n’a effectivement pas d’avenir ». Avec son parc nucléaire, la France n’en a effectivement pas besoin. Et dans le monde, le marché des turbines gaz est cyclique, et se trouve actuellement en bas de cycle. Les syndicats s’appuient sur des experts, et notamment sur le rapport 2018 de l’Agence internationale de l’énergie et le livre blanc de GE, pour affirmer qu’il y aura une reprise d’ici 3 à 5 ans. Les prévisions indiquent même que les turbines gaz constitueront la première source d’énergie à partir de 2025 et que les capacités actuelles seront doublées d’ici 2050. L’augmentation prévue de la consommation d’électricité et la montée en puissance des énergies renouvelables constituent un atout pour le gaz, expliquent les syndicalistes. « À notre stade de maturité écologique, seul le gaz peut répondre aux aléas de la production d’énergie renouvelable », explique Alexis Sesnat. « Quand il y a du soleil, c’est souvent à l’échelle d’un continent ou d’un sous-continent. Et c’est pareil pour le vent. Le gaz accompagne le renouvelable, c’est de l’énergie fossile, mais c’est la moins polluante. »

 Pour assurer un avenir au site et anticiper une possible délocalisation de l’activité gaz, qui a d’ailleurs déjà commencé, les syndicats ont aussi planché sur plusieurs propositions pour diversifier les activités du site industriel de Belfort. L’une des pistes est le développement de l’activité aéronautique, en collaboration avec Safran pour la fabrication de moteurs d’avions, dont la conception et la technologie sont proches de celles des turbines à gaz. L’hydrogène est aussi sur la table. Le Grand Belfort et Pays de Montbéliard Agglomération ont d’ailleurs répondu à un appel à projet du gouvernement et prévoient la création à Belfort de l’Institut national de stockage d’hydrogène (ISTHY). Les syndicalistes mettent aussi en avant l’opportunité énorme du nucléaire, que ce soit avec le « grand carénage », un programme industriel de très grande envergure qui vise à changer des pièces dans les centrales nucléaires pour en augmenter la durée de vie, ou pour la construction d’éléments pour de nouvelles centrales, dont les futurs EPR.

C’est avec toutes ces idées en tête que le cortège a accompagné avec fierté la sortie du fleuron de leur savoir-faire, si spécifique et pointu. L’imposant convoi file, à très faible allure, vers le port de Strasbourg, où il prendra une barge jusque dans un port hollandais avant de filer au Bangladesh. Le cortège, lui, se dirige tout droit vers la direction générale du site. Antoine Peyratout, le tout nouveau directeur de GE Power France, sort du bâtiment. Il est entouré de ce qui constitue sans doute sa garde rapprochée. Il s’arrête, l’air grave, les mains dans les poches, ne dit rien et attend, face aux manifestants et devant leur banderole. Ils sont en colère, mais eux aussi sont plutôt silencieux. La scène est étrange et dure plusieurs minutes. Avec un mégaphone, les responsables syndicaux passent leurs messages, autant pour galvaniser les troupes que pour mettre la pression sur le directeur.

Le plus gros site de turbine à gaz au monde

Fabrice Chirat, délégué CGT, rappelle que Belfort constitue le plus gros centre mondial de turbines à gaz. « On est les seuls à faire le montage de A à Z et pouvoir faire les essais ». Il met en garde : « on ne se laissera pas démanteler, malgré les 200 postes déjà supprimés depuis le début de l’année ». Alexis Sesnat, de Sud, enchaîne. « On a l’impression que vous êtes venu pour faire le ménage. Personne ne vous connaît monsieur Peyratout. Dites-nous au moins pourquoi vous êtes là ! » En effet, presque personne sur le site ne réfère à lui. Les décisions se prennent ailleurs et pour beaucoup, ce n’est qu’un homme de paille. Placé ici par le groupe américain pour répondre à la législation française, mais qui n’est pas en mesure de définir des orientations stratégiques. Philippe Petitcolin, coordinateur CFE/CGC pointe un autre problème. « GE ne communique pas. C’est le gouvernement qui se fait le porte-parole de GE, qui annonce que le site ne fermera pas, mais qu’un plan social est inévitable ». Il précise, comme une forme d’avertissement, qu’aujourd’hui, c’était une réunion « pacifiste et positive », mais prévient : « on a construit ces usines avec nos impôts, on a des compétences uniques au monde. Il faut conserver le savoir-faire du gaz. On a atteint le seuil critique, on veut des embauches. La diversification, c’est du plus, pour l’avenir ». 

Après avoir écouté les revendications des syndicalistes, le directeur commence à répondre, mais personne ne l’entend. Il finit par accepter de parler dans le mégaphone, siglé CGT, d’une voix faible et toujours peu audible. « Je vous ai entendu, et je suis bien sensible à l’anxiété que vous exprimez ». Il annonce qu’il recevra une délégation en début d’après-midi. Il n’a pas du tout évoqué l’avenir du site. Il rentre dans le bâtiment sous les huées, les salariés n’en sauront pas plus.

De l'écoute, mais toujours pas d'annonce

Certains syndicalistes ont rendez-vous en fin de matinée avec Sophie Elizeon, préfète du Territoire de Belfort. Là aussi ils ont été écoutés. Chacun a conscience que 800 à 1.000 postes en moins serait une catastrophe pour le bassin. Chaque emploi industriel en génère 3 à 5 autres. Il y a les sous-traitants de GE, une cinquantaine d’entreprises dans le Territoire de Belfort qui occupent 1.500 salariés, plus tous les autres, indirects. Les salariés demandent à être reçus par ceux qui décident vraiment, Emmanuel Macron et le directeur général de la branche gaz de GE. Le lendemain, Ian Boucard, député de Belfort, Marie-Guite Dufay, présidente de Région, Florian Bouquet, président du Département et Didier Meslot, maire de Belfort, étaient reçus au palais par la secrétaire adjointe de l’Élysée. « Je suis inquiet, car ça risque de mal finir », prévenait Didier Meslot, présent au rassemblement la veille. Ils ont pu défendre à l’Élysée les voies de diversification possibles, aéronautique, hydrogène et nucléaire et demander à ce que « l’État s’engage pour minimiser au maximum le plan social ». S’ils ont l’air résignés aux suppressions de postes, ils s’assureront que l’amende de 50 millions € versée par GE, parce que le groupe n’a pas tenu son engagement de créer 1.000 emplois lors du rachat d’Alstom Power, sera bien distribuée à Belfort. Les négociations sont en cours, mais toujours pas question d’annonces.

Dans l’usine, la déclaration du ministre n’est vraiment pas passée. Que ce soit sur ce qui s’apparente à une volonté d’enterrer la filière gaz à Belfort, ou sur ses propos censés être plus rassurants. « On n’a jamais parlé de fermeture et lui dit qu’il a demandé à GE de ne pas fermer d’usine ? En termes d’inquiétude, c’est monté d’un cran. On a plein d’ouvriers qui sont venus nous voir en disant que ça commence à bien faire, qu’il fallait bloquer l’usine, qu’ils nous prenaient pour des cons », observe Philippe Petitcolin. « Il n’y a plus que le gouvernement français qui croit GE, les actionnaires se sont rendu compte il y a un an ou deux que c’était une coquille vide. Ça, c’est pour le côté naïf, mais pour nous il y a une connivence certaine entre le gouvernement et GE. Ils se protègent les uns les autres, Macron a accordé à GE le rachat d’Alstom Energie, ce qui a été un désastre pour les emplois. Macron demande de ne rien faire avant l’échéance des européennes et GE dit, OK, mais c’est vous qui communiquez et qui expliquez à votre population que c’est compliqué et que la restructuration est inévitable ». La destruction d’emplois devient possible, les clauses du rachat de Alstom Power à GE prévoyaient une protection sur les salariés français qui a cessé à fin 2018. Et pour le contexte, on peut rappeler que le nouveau directeur de GE France, nommé en avril 2019, est Hugh Bailey, ancien conseiller de Macron au ministère de l’Économie.

Avec toutes les idées à concrétiser sur le site de Belfort et ses nombreux atouts, les salariés ne comprendraient pas les suppressions de poste qui relèveraient d’une logique financière et non industrielle. La branche gaz de Alstom, et donc l’usine de Belfort, avait été vendue à GE dès 1999. Tout le monde là-bas se rappelle que le site a fait remonter 3,3 milliards € de dividendes au groupe américain depuis sa prise de contrôle. Après l’acquisition complète de la branche énergie d’Alstom par GE en 2015, le résultat financier de l’usine de Belfort s’est dégradé. Les profits sont maintenant rapatriés en Suisse. « C’est pourquoi l’entité de GE EPF (ndlr : branche turbine à gaz) est passée pour la première fois, en 2016 d’une situation largement bénéficiaire à une situation déficitaire et que GE ne paie pas d’impôts en France bien que l’activité gaz reste le segment le plus rentable de la branche Energie », affirme la CFE-CGC. Autre motif de colère : « 144 % en 2016 puis 110 % en 2017 du cash généré par les activités industrielles du groupe ont été utilisés pour le versement de dividendes et le rachat d’actions (125 Mds $ p depuis 2013) pour soutenir le cours de bourse au lieu de rembourser ses dettes et d’investir dans une stratégie industrielle », dénonce aussi le syndicat. Après avoir été les vaches à lait du site, et l’impression d’avoir été pris pour des ânes, les salariés de GE à Belfort n’accepteront pas d’être les dindons de la farce. Plutôt préféreraient-ils sans doute se voir en lions, capables de se dresser et de réinventer à Belfort un nouveau destin industriel.

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