Du catholicisme social au patrimoine bradé

La vente aux enchères a été décidée par le président du conseil départemental du Jura, Clément Pernot, sans soumettre le projet à la délibération de l'assemblée. Mais quel est ce lieu, dont les fabrications de poêles et cuisinières à bois ont cessé en 1958 ? Un lieu qu'un petit musée et des expositions animent chaque été...   

baudin

Marchons au milieu des corps de bâtiments, en pierres jaunies par le temps. A demi habité, ce lieu est pourtant clos : volets fermés, portes condamnées. On a fini de travailler à Baudin depuis 1958, plus grand monde n'y vit. Pourtant une énergie circule toujours… dans l’eau du lavoir, dans la rivière qui passe entre la pierre. La route serpente le long du lavoir, des jardins ornés de serres forgées, jusqu’au petit cimetière dans les hauteurs.

Bordant la route, les jardins, le tapis de pierre se déploie, c’est l’ancien sol de l’usine Baudin. Au sol, les traces des rails acheminant la fonte, circulation sanguine de ce corps de pierre. L’antre garde son caractère intact. Le presbytère est en ruines, le chapeau tirant sa révérence.

Dimension empirique et poétique

Derrière la pierre, un écrin végétal où trône la chapelle néo-gothique. C’est l’antre sacré du recueillement et de la vie cérémoniale. Des petites portes s’ouvrent sur un univers totalement différent, le jardin du château dans le bassin nageant un cygne de fer. La dimension empirique et poétique de ce lieu est toujours une expérience vivante, imprégnée de mystère et de quiétude.

La métallurgie comtoise connaît son apogée de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle. Sa disparition au milieu du XXe siècle coïncide avec celle des fonderies similaires. C’est une période de crise pour la France, et pour l’industrie.

La Forge est créée au XVIIIe siècle puis reprise par celui qui en fera un lieu de vie particulier, Edmond Monnier. Issu d’une famille bourgeoise de négociants, il cherche une activité professionnelle et aidé par son père, rachète Baudin en 1839. Toutes les choses nécessaires à la vie quotidienne et au travail sont au même endroit, la ferme, le magasin, le bureau, la chapelle et les bâtiments de l’usine. De même, tous sont logés à Baudin, des dirigeants aux ouvriers en passant par les curés.
La forge, symbole de l’industrialisation et du changement du travail, est aussi un microcosme.

La fabrication des fourneaux et cuisinières est la principale production parmi d’autres objets forgés. Elle s’effectue dans une chaîne opératoire alliant des ressources naturelles à la conception industrielle. Les mines sont situées dans des forêts environnantes, le minerai est acheminé jusqu’au haut fourneau. Le charbon servant aux fourneaux est fabriqué à partir du bois de la forêt d’à côté. La rivière coule juste en dessous des maisons, énergie captée par l’ancien moulin qui faisait fonctionner le soufflet de forge.

On sable, écoule et moule la fonte, à la main, sans machines...

« Baudin » signifiait la boue, allusion probable au travail des mâchurés - terme désignant les travailleurs au visage recouvert de charbon -, le corps entier dans les matières premières, intermédiaires directs entre la nature et l’objet fabriqué dans l’usine. Un mode de travail manuel, et en même temps à la chaîne.

Les ouvriers travaillent et sont attelés corps et âme à leur tâche. Les traces au sol témoignent que l’on acheminait les matériaux par charriots. On sable, écoule et moule la fonte, à la main, sans machines. Des dizaines d’hommes s’activent du matin au soir dans cette fournaise afin de transformer la matière en objet.

Le feu, le bois des forêts interviennent dans cette alchimie, interdépendants avec les hommes qui les utilisent. Tout est imbriqué de sorte que chaque élément environnemental interagisse dans cette fabrication. Le sable, l’eau, le minerai, les instruments en pierre, en bois.

Un système socio-religieux, en avance sur ceux de l'époque

Tous ces éléments sont imbriqués de manière à créer un micro village replié sur lui-même, vivant en autarcie. Ce lieu se prête à merveille à la vie instaurée par Edmond Monnier. Peu passionné par les problématiques techniques de la fonderie, il préfère développer un système socio-religieux, en avance sur ceux de son époque. C’est une nouvelle manière de gérer une usine et ses employés, et un mode de vie exemplaire en accord avec la morale catholique.

La vie est rythmée par la cloche de la chapelle, appelant aux messes qui ne sont pas obligatoires mais deviennent un rite social de rassemblement. Il n’y a ainsi aucune frontière hermétique entre le travail dans l’usine, et le moment de se rendre à la chapelle. Les deux sont si proches qu’ils deviennent une seule et même entité : le maître de forges le montre à sa communauté, en baptisant un fourneau Baudin sur l’autel

Chaque activité programmée par le maître de forge est un divertissement, en même temps qu’un message moral délivré. Se positionnant en paternaliste, il apporte l’éducation à l’école, créé une fanfare pour ses ouvriers et des activités sportives. Cette influence religieuse est d’autant mieux acceptée par les ouvriers, qui peuvent avoir des compensations au travail harassant de l’usine. Année après année, la morale catholique a créé une discipline auprès des ouvriers, et une vocation populaire : des enfants d’ouvriers entrent souvent dans les ordres, symbole de l’adoption de ce système socio-religieux.

La vie communautaire stimule
la motivation à vivre et travailler à Baudin.

L’équilibre de cette vie est basé sur une idée de réponse aux besoins des ouvriers et à ceux des dirigeants de l’usine. Edmond Monnier a compris, et c’est un des précurseurs de son époque, qu’il ne devait pas que demander une production de qualité et de quantité conséquente. Les activités en dehors de l’usine sont le vrai ciment qui anime la vie communautaire et stimule la motivation à vivre et travailler à Baudin.

Ce fonctionnement basé sur la religion sert à maintenir les ouvriers au travail, et à les inciter à rester habiter de génération en génération sur le site, ce qui n’est pas toujours facile, les usines de la région se faisant aussi concurrence.

Puis les mentalités se détachent petit à petit du moule Baudin, voyant d’autres possibles après la Seconde Guerre mondiale. Le modèle tombe peu à peu en désuétude. Le pays s'ouvre à la main d’œuvre étrangère, amène les ouvriers français à découvrir une autre possibilité de vie, de meilleures conditions de travail sont alors envisageables. Voyant en grand et investissant dans les émaux d’art, la famille Monnier ne rentabilise plus l'usine. Et le personnel a découvert qu’il pouvait bénéficier de plus de liberté personnelle, et de meilleures conditions de vie.

Pas d’amalgame avec le fouriérisme

Le catholicisme social des Monnier peut faire songer au fouriérisme. Il ne faut cependant pas faire d’amalgame car Fourier semble n’avoir jamais été cité comme ayant inspiré le modèle de vie de Baudin. Pour Albert Wolff, secrétaire de l’association Les Amis des Forges de Baudin, qui nous guide sur le site, « Edmond Monnier n'a jamais été un disciple de Fourier. Son père Marie-Etienne Monnier non plus. Mais il est vraisemblable que les idées véhiculées à l'époque ont marqué l'esprit de ce dernier. Les adaptations de la vie sociale liées à la révolution industrielle, sont partout en France à cette époque et il eut été difficile pour Marie-Etienne Monnier d'y échapper. Alors oui, il y a eu du fouriérisme à Baudin, mais par la force des choses et non par association d'idées avec Charles Fourier ou volonté délibérée d'établir un phalanstère. »

Baudin.

Albert Wolff poursuit : « Quant à Edmond Monnier, c'est son catholicisme social qui fait référence. Preuve en est, la construction du presbytère, puis l'édification de la chapelle ». Il cite Chez les machurés, histoire de l'usine métallurgique de Baudin, le livre de Bernard Bichon : « On ne connaît pas avec précision comment Edmond Monnier considère Fourier. Sans doute avec moins d'intérêt que son frère Marcel […] Faute de sources, on ne peut que s'interroger. […] Ainsi Baudin ne fut jamais un phalanstère et ne prétendit-il jamais à l'être, contrairement à ce qui figure dans plusieurs articles de journalistes trompés par les caractéristiques du site, isolé, et par la concordance des espaces de travail et d'habitation. »

Venu à Baudin pour donner un coup de main, Albert Wolff s’est attaché à l’atmosphère dégagée par le lieu. Après avoir collaboré à l’ouvrage de Bernard Bichon, il s’intéresse à l’histoire de Baudin : « J'aime le contact humain et là, je suis à mon aise pour partager un peu de mon savoir et faire revivre l'âme de Baudin ».

Les anciens ayant vécu ici ne sont plus qu’un ou deux à être en vie, mais l’association et la vie du site ont permis à ce que chaque personne puisse ainsi se connecter à Baudin et transmettre son histoire à son tour.

Le paternalisme n'empêche pas la pauvreté

Un système basé sur la religion n’abolit pas les classes sociales, bien qu’elles semblent se mêler par les contacts amicaux et bienveillants du maître de forges avec les habitants. Les mains tendues, les services rendus sont des liens qui soudent le paternalisme de Baudin, mais la réalité des salaires infimes maintient le fossé du niveau de vie entre l’ouvrier et son patron.

Néanmoins, des lettres d’archives font référence à des problèmes de pauvreté et d’alcoolisme. La misère n’a pas été effacée par le fonctionnement religieux, les ouvriers étant très peu payés. Rapprocher les classes sociales sans les mêler. Cette ligne idéologique trouva ses adhérents car elle est fédératrice, et permet à un pouvoir de rester en place. Un catholicisme au service du patronat qui régit sans tyranniser, influençant la collectivité d’ouvriers en sa faveur. Une domination sublimée par un sentiment de coopération et d’appartenance à la communauté.

Il est intéressant de constater que cette méthode enleva aux ouvriers toute idée de mutinerie, et plusieurs velléités de révoltes s’émoussèrent, le syndicat n’obtenant pas de réponse de la direction. Aujourd’hui la religion a disparu dans la plupart des fonctionnements d’entreprises, mais la cohésion et les activités d’appartenance sont toujours d’actualité. Sous d’autre formes, la dévotion pour l'entreprise apparaît en incarnant les valeurs, les symboles de celles-ci.

Un projet sur quinze ans désormais caduc...

Les Amis de la Forge se désolent de n’avoir pas été consultés avant le choix de la mise en vente, ni même informés de l’intention de vendre cette part de leur histoire et de leurs racines. Créée en 1993 par Robert Tournier, alors conseiller général du canton de Sellières, l'association entend sauvegarder et valoriser le patrimoine de Baudin. Elle a essayé de faire appel à des labels de sauvegarde des biens patrimoniaux anciens, et été soutenue par quelques labels (Jura musées, Vignobles et découvertes) et s'est renseignée auprès d’organismes spécialisés dans la restauration, dont la Fondation du Patrimoine, sans résultat pour l'instant.

Les Amis de la Forge auraient préféré que le site soit racheté par une collectivité territoriale, afin de mettre en place un projet : implantation de l’office du tourisme, création des ateliers pédagogiques et d’un Fab’ Lab. Des organismes utiles à la population des environs et permettant de jouir du site historique ainsi que d’un lieu vivant par la création et l’apprentissage. Ce projet a été étudié pour être mis en place sur 15 ans, pour 180 000 euros, et a été approuvé par la région. Il y a peu de chance qu'il voit le jour...

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