« La victime est omniprésente, et partout ambigüe : il arrive souvent, en effet, que le coupable soit la première victime des actes qu'il reproduit mimétiquement ; qu'un coupable devienne victime de l'institution judiciaire ou pénitentiaire ; qu'un coupable soit lui-même la victime d'un coupable plus grand ou plus fort », écrit Boris Bernabé pour le Centre de recherches juridiques de l'Université de Franche-Comté. Jeudi et vendredi, le centre organisait deux journées de réflexion sur « L'avènement juridique de la victime ». Denis Salas, magistrat et essayiste, enseignant à l'Ecole Nationale de la Magistrature, secrétaire général de l'Association française pour l'histoire de la justice, est intervenu.
Dans La Justice dévoyée - Critique des utopies sécuritaires paru en 2012, il sonnait l'alarme sur la tentation du « populisme pénal », le démantèlement du droit éducatif des mineurs (il a exercé comme juge pour enfants) ou encore la responsabilisation des malades mentaux (écouter ici ses interventions sur France culture). Il a répondu à quelques questions de Factuel.info.
Comment faire la synthèse de ces deux journées ?
Nous avons voulu essentiellement montrer l'influence de la notion de victime dans le champ du droit, de tous les droits : administratif, constitutionnel, pénal… et comment elle traverse, par une exigence de vérité, de reconnaissance, de réparation, les pratiques professionnelles en même temps que les attentes générales. On a observé aussi des limites à cette demande. Le droit peut il répondre à tout ? La justice peut elle tout réparer ? Ne va t'elle pas trop loin quand elle veut punir toujours plus pour répondre aux attentes des victimes ? La victime doit elle plaider sur la peine ? mettre la réparation comme mesure de la punition ? Ce sont les questions que nous avons abordées et qui montrent qu'il faut à la fois prendre en compte l'exigence de la victime, de vérité notamment, de réparation émotionnelle autant qu'indemnitaire, mais qu'on ne peut pas non plus la suivre dans toutes ses demandes. Il faut donc marquer les limites dans le droit afin d'empêcher la tentation pour l'émotion de tout envahir.
Vous parliez d'évolutions dans l'institution judiciaire ?
Oui je pense qu'en ce moment la culture judiciaire évolue. Elle a souvent été conditionnée par une logique d'indemnisation de la victime. On s'aperçoit qu'aujourd'hui la réaction de la justice à cette demande est souvent une réaction de compréhension, d'écoute, de temps de réflexion par rapport à ce qui demandé au-delà de l'indemnité. Des demandes qui peuvent ne pas être formulées initialement sont prises en compte. Ce peuvent être des demandes fondées sur la possibilité de prendre la parole, dire sa souffrance, l'exprimer. La justice répond maintenant sur le registre d'une réparation émotionnelle en plus qu'indemnitaire.
A quelles situations concrètes pensez-vous ?
A des accidents collectifs par exemple, l'affaire des prothèses mammaires PIP où il y a 6.000 plaignantes, 400 avocats, une affaire qui peut aussi ébranler la confiance que notre pays a dans sa médecine, ses produits pharmaceutiques. Il y a une inquiétude collective très forte.
Vous parlez aussi dans vos ouvrages d'utopie sécuritaire...
Oui, si on va trop loin dans la combinaison d'une attente des victimes et de réponses purement sécuritaires, on ne produit que des lois de plus en plus dures qui vont être censées répondre à une attente des victimes de sévérité. Or très souvent les victimes n'attendent pas que de la sévérité, elles attendent une écoute, une reconnaissance. Nous nous trompons alors de voie et nous engageons dans la voie liberticide durcissant sans cesse le code pénal pour aller vers une impasse.
Est-on aujourd'hui dans cette même logique sécuritaire ?
Je pense qu'une réflexion nouvelle est en cours sur la notion de réinsertion, de réhabilitation. Il y a des programmes de rencontres détenu-victime dans certaines maisons d'arrêt (Denis Salas est membre du conseil d'administration de l'Observatoire international des prisons, NDLR). On essaie de confronter les expériences des uns et des autres pour montrer que tous appartiennent à une même humanité. On va vers des formes de rencontres et de justice réparatrice qui visent à réconcilier tout en situant les responsabilités de chacun. Je prenais l'exemple des violences incestueuses où il y a à la fois la nécessité de sanctionner et la nécessité de préserver un lien, qui bien sûr ne sera pas le même après l'acte, mais qui sera un lien dont on ne peut pas priver un enfant. J'ai publié en 2012 un livre qui s'appelle « La justice dévoyée » où je critiquais surtout le populisme pénal, cette utopie sécuritaire qui demanderait tout à la justice, une sécurité absolue, un risque zéro. J'opposais à cela des utopies modestes, bonnes et nécessaires dont la justice réparatrice.