« Ça a pris le temps que ça a pris, mais on voit les fruits de ce travail aboutir. Cela met en lumière les points communs que l’on peut avoir, et c’est le moteur des solidarités de la lutte. Hospitaliers, ouvriers, profs, ça fait plaisir de voir ces corps de métier se rassembler. Les retraites, ce sont les acquis de nos anciens, c’est mon avenir, celui de mes enfants », s’alarme David, Gilet jaune et salarié de General Electric, qui n’a plus confiance en « ceux qui vous disent qu’ils vont garder la valeur du point ».
« Cela fait longtemps que le peuple n’a plus confiance en ses élites, et il a envie de le dire haut et fort », renchérit Bruno Lemière, délégué CGT à l’hôpital de Trévenans. « J’ai déjà manifesté en gilet jaune le 17 novembre, en famille. J’ai refait ensuite 4 ou 5 manifs. Aujourd’hui, c’est important de montrer qu’on est tous ensemble. Les conditions de travail à l’hôpital sont exécrables et nous avons aussi un vrai problème de salaire en France. Quand mon père allait travailler, il faisait vivre toute sa famille. Maintenant avec deux salaires, on n’y arrive pas. Le salaire est notre seule richesse, il faut l’augmenter », poursuit-il en signalant au passage les entreprises du CAC 40 qui ne paient pas leurs impôts pour souligner l’injustice de la situation.
Des mesures pour diviser
« Ils ont pris des mesures pour diviser, d’abord avec une prime pour le personnel des urgences puis pour les infirmiers et aides-soignants en Île-de-France », ajoute Luc Kahl, son collègue et camarade de la CGT. « Mais cela ne marche pas parce que la situation est vraiment catastrophique. Dans le domaine du soin, nous sommes malmenés continuellement. Nous n’avons pas l’impression de bien faire notre travail, et ça, c’est une horreur. Je vois mes copines infirmières, leur mec travaille chez General Electric, tu sens bien que ce sont les classes populaires qui se font laminer. »
Ils sont les deux affublés de leur chasuble rouge et ont été invités à emmener leur lit d’hôpital symbolique, qu’ils ont installé sur le rond-point et dont la tête porte en inscription : plus de lits, plus de personnels, plus 300 € net par mois. Signé, CGT Hôpital. « Je me sens bien, à ma place ici. Je ne me pose plus de question. L’idée de base de la CGT, c’est que les travailleurs interviennent directement dans la vie politique. Dans leurs entreprises et après, de manière plus large », dira l’un. Il est marqué par un dessin qui figurait la taille d’un millionnaire par rapport à ce qu’ils représentent dans la société. « C’est nous le nombre, c’est nous qui faisons tourner la machine, ce serait à nous de diriger cette société. On fait des cœurs artificiels, on va sur la lune, mais on est incapable de s’occuper de nos vieux. Ça dépasse le cadre des retraites, si les retraites font déborder le vase, tant mieux ».
L’heure de l’urgence sonne partout. Et si les relations entre syndicats et Gilets jaunes ont été houleuses et souvent carrément hostiles au départ, elles se réchauffent à mesure que l’on pressent la nécessité de l’entraide face à l’ampleur des attaques. « Je considère que les Gilets jaunes, c’est le peuple qui est en train de secouer le cocotier par en bas, y compris les syndicalistes, qui ne faisaient plus que des actions symboliques. Ils ont eu le mérite d’avoir remis les choses à leurs places. Et c’est la raison pour laquelle les Gilets jaunes ont été calomniés et réprimés comme pas permis. Maintenant, les syndicalistes sont obligés de se mettre en phase avec le peuple par en bas. Je ne suis pas devin, mais ce que je peux prédire, c’est que nous sommes au point de départ d’un mouvement dont on n’a pas idée jusqu’où il pourrait aller », observe Jacques Meyer, ancien syndicaliste à Alstom et qui a préféré, par pudeur, ne pas arborer les couleurs de son syndicat, FO.
« Il a fallu s’apprivoiser »
« Je suis Gilet jaune depuis le début, indépendant, rattaché à aucun rond-point » dit celui qui se présente comme un retraité de l’éducation nationale, un vieux militant depuis 68, ancien trotskyste. « C’est le moment où jamais. Au début il y avait un fossé, le mouvement était très hétéroclite, il existait une tendance poujadiste, petit patron. Ça s’est épuré, c’est maintenant plus de gauche ou d’extrême gauche. Les sympathisants du FN ont disparu, je crois. Ce qui s’est traduit par une proximité plus grande avec la CGT, FO, SUD », analyse-t-il. « Je fais partie des intellectuels, et il faut choisir notre camp, celui des exploités ou celui des exploiteurs ». Lui a choisi le sien et assure avoir vu dans la manifestation du 5 décembre « des Gilets jaunes qui n’avait plus de gilet, mais un drapeau de la FI ou du NPA, des gens qui n’étaient pas politisés avant. La retraite c’est le point clé de la convergence ».
« Ils nous ont observés, on les a observés, il a fallu s’apprivoiser », remarque Pascale « manager » des Gilets jaunes de Trevenans, celle qui va chercher les infos pour les transmettre. « Ils ont bien vu qu’on est des gens pas si mal que ça, malgré ce que veut faire croire le gouvernement. On est fiables, et pas ces ignares que l’on prétend. Je suis hyper heureuse. C’est important de se réunir, c’est ensemble que l’on va réussir ». Elle, qui n’avait jamais manifesté avant le 17 novembre 2018, a participé aux réunions intersyndicales et grandement contribué à l’appel lancé aux syndicats pour se joindre à cette journée, malgré la méfiance initiale.
« On a mis des mois pour la convergence, on peut attendre un peu pour les tracts »
« Au mois de janvier, il ne fallait pas me parler des syndicats », se rappelle-t-elle. « Ils sont venus et on les a repoussés, on ne voulait pas être avalé. Ils ont été surpris quand on est sorti de chez nous. Quand ils ont vu l’impact dès le 1er week-end, ils ont pris une claque. Après, j’ai pensé qu’on ne pouvait pas s’en passer. Ils sont structurés, on a des choses à apprendre d’eux et eux de nous. Ils ont une expérience dans le militantisme que l’on n’a pas ». Maintenant que le rapprochement est « officialisé », sa première attente, ce qu’elle a demandé en AG jeudi matin, c’est de voir le symbole des Gilets jaunes sur une banderole unitaire ou un tract intersyndical. « Je sais que ça ne se fera pas mardi, il ne faut pas rêver, mais on va y arriver. On a mis des mois pour la convergence, on peut attendre un peu pour les tracts. J’y tiens au signe sur les tracts, ils commencent à me connaitre, ils savent que je ne lâcherai pas ». Elle en a la conviction, « maintenant, tout le monde prend connaissance que nos intérêts sont communs. Il y a des réticences, mais on sait qu’on a pris la bonne décision ».
Philippe, représentant syndical de la CGT fonction territoriale porte la chasuble du syndicat et un gilet jaune noué sur le côté. « On venait incognito, maintenant, les Gilets jaunes nous ont invités. Ils avaient appelé à rejoindre les grèves et la manifestation du 5 décembre. En considérant le succès de la journée, c’est la continuité de venir ici », introduit-il avant de se démarquer quelque peu de la ligne. « Il faut faire une grosse différence entre la centrale et la base. Le secrétaire général a eu du mal à démarrer, il a d’abord relayé des fakes news sur le mouvement. Il faut du temps pour que les gens se comprennent. Il y a toujours eu une réticence aux jacqueries, dont certaines ont été manipulées par l’extrême droite ».
De deux visions des choses aux intérêts partagés
Sur la situation actuelle, son diagnostic est le suivant. « Les gens ont commencé à manifester contre les taxes. Nous, nous avions une analyse plus politique, sur le hold-up de l’État avec la suppression des cotisations chômage et retraite compensées par une hausse de la CSG ». Pour résumer, « il y avait deux visions. On nous pique le pognon et on nous prive de la gestion démocratique de la protection sociale, le fameux paritarisme qui ne fonctionnait d’ailleurs plus très bien ». Pour lui, il n’y avait pas de désaccords, mais des problèmes de compréhension. « Il y a eu une politisation réciproque. Les syndicalistes ont vu que les Gilets jaunes n’étaient pas tous salariés et qu’ils ne pouvaient pas tous voir leur délégué syndical dans les boites ». Il signale que la grève ou les débrayages sont facilités dans la fonction publique du fait du préavis de grève déposé du 5 décembre au 5 janvier et appelle à l’organisation de la lutte dans les AG.
La présence syndicale est encore timide sur le rond-point, et ce n’était pas la foule des grands jours. Mais maintenant que tout le monde s’est bien compris, c’est bien une nouvelle dynamique qui s’amorce. Un an après, les Gilets jaunes sont encore là, toujours aussi déterminés à exiger plus de justice sociale. Et c’est logique que maintenant toutes les forces se rassemblent ouvertement. « Je suis là pour la continuité du mouvement des GJ que j’ai suivi depuis le départ et pour défendre les retraites et la sécurité sociale. J’y allais avec mon pin’s CGT et ça s’est toujours bien passé. J’ai apporté deux trois tracts sur les retraites, il fallait qu’on converge », plaide Damien Geoffroy, qui arbore aujourd’hui fièrement la chasuble rouge CGT PSA.
Il poursuit. « Au début, il n’était pas question de syndicats, de partis politiques. Je comprends, mais tout est politique. Nous avons tous le même intérêt à défendre le système de sécurité sociale. Sur Montbéliard, on a toujours accueilli les Gilets jaunes et ils ont toujours été là avec nous. Ça fait longtemps que l’on demande une augmentation des salaires. Là, on attaque la base : se loger, manger et accéder à la culture. Le système des retraites, la sécurité sociale ont été construits dans un pays ruiné, après la guerre. Maintenant on démantèle tout, mais on ne peut pas dire que l’on est dans un pays ruiné. »
Désiré, gilet jaune du rond-point d’Audincourt, n’aspire pas à autre chose, « vu tout ce qu’il se passe pour les retraites, la santé, les conditions de travail. Nous à Audincourt, on a toujours été pour faire quelque chose avec les syndicats. Même s’il y en a toujours un ou deux pour remuer la sauce. Les syndicats venaient nous voir sur les ronds-points, on allait aux réunions, les syndicalistes aussi étaient partagés. Maintenant, on espère comme eux que l’on ne va pas lâcher. Ce n’est pas le moment. Du fait qu’il y a eu du monde jeudi, on ne perd pas espoir, il faut battre le fer pendant qu’il est encore chaud ! » Rendez-vous est donné aux AG de lundi soir et mardi matin.