Casse cailloux : statut flou en France, réglementé en Suisse

La conférence d'Orchamps-Vennes sur les paysages jurassiens en danger a mobilisé 250 personnes lors d'un solide débat éclairé par diverses approches scientifiques et l'expérience suisse qui connait le « girobroyage » depuis vingt ans. Un agriculteur du Val de Travers a été condamné en 2013 pour avoir détruit 13 hectares...

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Il n'a pas suffit, dans les années 1960-80, d'échouer à transformer les zones humides de la vallée du Drugeon en terres agricoles. Voici qu'on essaie depuis quelques années de transformer des sols superficiels en terres productives à coups de casse-cailloux nivelant des affleurements rocheux, arasant les haies qui leur sont souvent associées, au prétexte de combattre l'enfrichement qui s'est emparé des prés-bois où l'on a oublié depuis longtemps d'envoyer paître des animaux. Une bonne vingtaine d'années après qu'on a pris la mesure des dégâts causés par la canalisation de la rivière du Haut-Doubs dont les méandres avaient été rectifiés, on n'a toujours pas fini de réparer... A bien entendre les scientifiques qui ont participé à la conférence d'Orchamps-Vennes sur la mise en danger des paysages de la montagne jurassienne, scalper les sols au casse-cailloux a des conséquences irrémédiables. C'est destructeur sur le plan environnemental, mais c'est aussi totalement contre-productif sur le plan agricole. Confronté au problème depuis plus de vingt ans, nos voisins suisses l'ont constaté avant nous. Dans les cinq cantons ayant un bout de Jura, on a mis en place des dispositifs pour, selon les cas, interdire ou autoriser sous strictes conditions l'usage de ce qu'on appelle non pas un casse-cailloux mais un girobroyeur. C'est ce qu'est venue expliquer Nadine Apolloni, collaboratrice de la Station ornithologique suisse pour laquelle elle a rédigé un rapport sur les différentes façons dont le problème a été appréhendé, dont elle a tiré une synthèse accessible ici.

Interdit en Vaud et à Soleure

Les cantons de Soleure et Vaud ont interdit le girobroyage, prévoyant de rares dérogations (chemins, accès, pistes de ski...). Le Jura aussi, mais il admet des dérogations « possibles lorsque les conditions de l'exploitation agricole du sol le justifient et qu'aucun intérêt public prépondérant lié à la protection de la nature et du paysage ne s'y oppose ». Neuchâtel autorise sous conditions le girobroyage sur des petites surfaces mais pas en pâturage boisé, l'équivalent helvète du pré-bois français. Le canton de Berne l'autorise dans le cadre d'une demande de permis de construire, sauf pour de petites surfaces de pâturage boisé où cette demande n'est pas nécessaire : jusqu'à 200 m² ou 500 m² tous les trois ans selon que le taux de boisement est supérieur ou inférieur à 5%, seuil qui inclut ou exclut de la loi forestière. Une facilité que la Station ornithologique suisse déplore en la considérant comme une permission de grignoter les paysages à moyen terme... Si l'interdiction n'empêche pas certains de passer à l'action, l'auteur d'un décapage de 13 hectares dans le val de Travers (canton de Neuchâtel) a été condamné à payer une amende de 500 CHF et compenser des destructions irrémédiables en effectuant trois plantations de haies pour un total, modeste, d'un peu plus de 100 hectares. L'affaire est allée jusqu'au tribunal fédéral qui a confirmé la sentence en 2014. Depuis, les ardeurs girobroyeuses se sont calmées, même si elles n'ont pas disparu. En France, à en croire la lettre que la préfète de région a adressée aux vingt et un chercheurs du laboratoire de Chrono-Environnement qui l'avaient sollicitée, on ne serait pas aussi avancé. D'où l'incapacité dans lequel se trouverait l'Etat pour empêcher les saccages. Pourtant, des textes existent qui peuvent servir de base à des actions judiciaires, sinon à des rappels à la règle et aux bonnes pratiques. Porter atteinte à la conservation d'habitats naturels est ainsi un délit passible d'un an de prison et 15.000 euros d'amende, et même sept ans et 750.000 euros si c'est en « bande organisée »... Encore faut-il que les parquets poursuivent...

L'érosion accélérée par le casse-cailloux

Pour peu qu'elles le sachent et le veuillent, les communes peuvent protéger leurs richesses écologiques ou patrimoniales en intégrant dans leur PLU des dispositions empêchant leur destruction. Arbres isolés, haies, éléments remarquables de paysages, etc. peuvent ainsi être juridiquement préservés. Maryse Mainier, la maire du Bizot, près du Russey, envisage quant à elle de recourir à un autre outil pour protéger les 50 hectares de ZNIEFFzone naturelle d'intérêt écologique faunistique et floristique du village qui figurent parmi les 70 hectares de communaux : le bail environnemental qui a été travaillé avec le Conservatoire botanique.      Le témoignage de cette élue locale, copieusement applaudi par le public de la conférence d'Orchamps-Vennes, vendredi 10 novembre, venait après les exposés des scientifiques. Jérémy Rousset avait pointé la contradiction entre la pub du comté sur les paysages et la destruction opérée sur ceux-ci par quelques éleveurs. L'hydrogéologue Vincent Bichet avait parlé du circuit de l'eau en zone karstique, expliqué la solubilité du calcaire à l'échelle millénaire, faisant comprendre pourquoi le casse-cailloux accélère vertigineusement l'érosion.

La chimie des sols modifiée

Le pédologuela pédologie est la science des sols Eric Lucot avait souligné que le broyage de cailloux modifie la chimie des sols : « les petits cailloux mélangés à la terre fine font monter le taux de calcium et donc le pH qui passe de 6,5 à 7 ou 7,5... » Et alors ? Il s'en suit une « perturbation de l'activité biologique du sol », mais aussi une « diminution de la capacité de stockage de l'eau, un ralentissement du recyclage de la matière organique » entraînant un « risque de transfert significatif », autrement dit de contamination du réseau hydrologique souterrain. Cette action sur deux paramètres importants que sont l'humidité et l'acidité, a pour effet d'homogénéiser les habitats de la flore et de la faune dans « des prairies de montagne caractérisées par une grande diversité, avec d'une soixantaine à plus de cent espèces végétales en raison de la variété des sols », a expliqué François Dehondt, le directeur du Conservatoire botanique de Franche-Comté. On peut donc se demander combien de temps va encore durer cette alimentation « variée et riche en oligo-éléments » des animaux dont « la productivité repose sur un grand nombre d'espèces permettant une souplesse d'exploitation... » La question se pose quand on apprend que la nette augmentation en trente ans des effectifs des oiseaux nicheurs généralistes s'adaptant partout, notamment dans les prairies de fauche engraissées, est parallèle à la diminution des oiseaux spécialistes qui préfèrent des habitats particuliers que représentent les haies ou les pâturages extensifs...

Pas seulement une problématique agricole

L'agronome Mathieu Cassez s'interroge sur les motivations des agriculteurs ayant recours au casse-cailloux et propose de « comprendre ce qui est à l'œuvre » en mettant en parallèles problématiques économique et environnementale : « si on fait sauter une roche pour un gain de fourrage, on s'illusionne car on produit du sable, on tasse le sol qui n'est pas qu'un support, mais un équilibre subtil avec des réactions chimiques... C'est illusoire de transformer un communal en pré de fauche, c'est comme si on faisait la Bretagne à la montagne... » Connaissant bien le monde paysan car l'accompagnant depuis des années, il sait que certains tentent de récupérer des surfaces alors que l'agriculture « se fait piquer des terrains avec l'urbanisation », d'autant que les villes sont « là où il y a les meilleures terres... ». Alors « les agriculteurs se rattrapent sur les zones marginales ». De cette façon, Mathieu Cassez politise la question en la globalisant et en la faisant sortir de la seule problématique agraire.  C'est également ce qu'il fait en évoquant les gains de productivité qui se perdent. « En 2000, un agriculteur produisait 120.000 litres sur 40 hectares, il en produit aujourd'hui 200.000 sur 50 hectares, avec dix vaches de plus et 30% de travail supplémentaire : il doit travailler plus vite... Entre 2010 et 2015, on produit 30.000 litres de lait en plus par exploitation, soit quatre vaches de plus, mais le revenu n'a pas augmenté : le gain de productivité a été consommé par les bâtiments, le matériel et les intrants. Tout le monde dans la société travaille davantage, les agriculteurs aussi... En 2000, il fallait 3000 euros pour installer une vache, aujourd'hui il en faut 10.000... »

L'urbanisme consomme des terres agricoles

Le raisonnement, implacable, se conclut par une des ces questions dont on dit que la poser, c'est y répondre : « est-on capable de s'organiser autour d'un modèle basé sur la concurrence quand le milieu naturel ne le supporte plus ? » Dans la salle où l'on compte de nombreux agriculteurs, on sent bien qu'il a raison : « Mathieu a dit beaucoup de choses vraies, on sent bien le réchauffement sur nos exploitations, on change nos pratiques », explique l'un d'eux qui en convient : « il y a des excès de casse-cailloux, mais il faut du discernement... Dans ma commune, l'agriculture a perdu 100 hectares en un siècle, et la consommation d'espaces ne ralentit pas ». L'apiculteur Jean-Michel Mercier interroge une autre évolution : « quand j'étais gamin, les foins se terminaient en août. Maintenant, c'est en juin et quand ils sont terminés il n'y a plus de pollen pour les abeilles... » Le président du CIGC, Claude Vermot-Desroches, est venu avec un message à plusieurs entrées : « la réunion sera réussie si on en repart tous avec des questions, elle sera ratée si on repart avec ses idées en se disant que les autres ont tort... Aujourd'hui, la terre n'appartient plus à l'agriculteur mais à la société : tout le monde a quelque chose à dire sur la façon de travailler des agriculteurs... Il y a dix fois moins de personnes pour deux fois plus de production... On produit pour exporter, pour la valeur ajoutée. On n'est pas là pour nourrir la planète, un agriculteur qui pense ça se trompe. Dans certains cas, il faudrait une diminution de l'intensification, mais on a perdu 800 hectares sur l'AOP comté... On gaspille l'espace. Dans ma commune, 300 hectares sont partis en friche car le propriétaire n'a pas loué... Le casse-cailloux est considéré comme normal pour les pistes de ski, mais pas pour l'agriculture... Nombreux sont ceux qui m'appellent, me disent qu'ils sont accusés par des gens n'y connaissant rien. Il faut accepter qu'on travaille avec des moyens différents de ceux de nos grands parents... »

« La biodiversité, on en a besoin pour boire, manger, respirer... »

Plus tard, il reprendra la parole : « Je ne minimise pas l'impact du casse-cailloux, il faudrait le permettre sous conditions... » Autrement dit, en réglementer l'usage, ce que son dernier éditorial des Nouvelles du comté, plutôt défensif et destiné à rassembler la profession, n'est pas allé jusqu'à proposer. Le conseiller régional délégué à la biodiversité Stéphane Wionarovski qui suit le dossier depuis un an, est venu de Bourgogne. Il a beaucoup écouté et peu parlé, sinon pour dire que « la biodiversité n'a jamais autant été menacée, on en a besoin pour boire, manger, respirer... » Il surfe sur une lettre de la présidente Marie-Guite Dufay moins ambigüe que celle de la préfète. Dans la salle, quelqu'un regrette l'absence de représentants de l'Etat. Guy Pourchet, militant de l'association Murs et Murgers, animateur de la soirée, répond : « on a invité la préfète, elle n'a pas répondu... »

« On est les premiers à dire : oh, les gars, on ne peut plus vous soutenir... »

Secrétaire général de la FDSEA du Doubs, Christophe Chambon, en charge des questions foncières à la Chambre d'agriculture du Doubs-Territoire de Belfort, illustre le malaise de sa profession avec un propos de dialecticien : « Il y a eu des aberrations , on retourne en arrière... Mais personne ne voit ce qui va dans le bon sens. Il faut arrêter d'urbaniser la terre agricole, car pour faire de l'agriculture extensive, il faudra davantage de surfaces... On est les premiers à dire : oh, les gars, on ne peut plus vous soutenir... » Ce discours, tenu souvent confidentiellement par des responsables du syndicalisme majoritaire, est important car il est maintenant public. Il vient après des années de dialogue forcément conflictuel, mais pas rompu, avec les environnementalistes. On est loin de la première intervention du président de Franche-Comté Nature Environnement invité à une session de la chambre régionale d'agriculture il y a plus de dix ans. Il lui avait fallu du cran pour faire face à une hostilité quasiment physique.  Denis Motte, spéléologue, ajoute une précision aux constats : « les remplissages de dolines, comblées par des moyens mécaniques, sont de plus en plus fréquents ». Assis au premier rang, un habitant du Barboux a le dernier mot quand il se lève et fait face à la salle : « Je sais ce que je vais faire en rentrant chez moi, je vais expliquer au maire de mon village ce que je ressens : une catastrophe qui s'annonce... »

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