« Ça va swinguer dans les coops ! »

Comment l'élevage à comté peut-il prendre en compte les sols « patrimoine commun de l'humanité » selon un récent rapport du Conseil économique, social et environnemental national ? D'abord en réalisant que trois fermes sur quatre sont intensives et qu'on ne les réorientera pas en claquant des doigts. Aussi en regardant en face ce qu'il en coûterait, et à qui, de désintensifier. Un colloque s'est tenu sur le sujet dans le Haut-Doubs.

solpaysage

Quel serait le coût d'une désintensification de la production laitière dans la zone comté ? Alors que le nombre de vaches et la quantité de lait produite ont augmenté d'environ 10% ces cinq dernières années, la question peut prêter à sourire. Elle n'est à l'ordre du jour ni des politiques publiques, ni des projets des entreprises agro-alimentaires. La fin des quotas laitiers et les autorisations d'augmentation de production qui l'ont anticipée, ont sanctionné une orientation libérale que seul le cahier des charges de l'AOP comté parvient à contenir, mais pas à entraver. Fruit d'une organisation remarquable de la filière, ce cahier des charges a récemment évolué, plafonnant la productivité annuelle à 4600 litres de lait par hectare de surface fourragère.

Mais pourquoi, diront certains, désintensifier une production extensive ? Parce que 4600 litres, c'est extensif, n'est-ce pas ? En fait, oui et non. Ça dépend de plusieurs facteurs, de la productivité par vache, de la surface de prairies de chaque ferme et de sa densité en animaux, ce que les spécialistes appellent « chargement » et se mesure en UGB (unité de gros bétail : une vache = une UBG) à l'hectare. Le cahier des charges du comté le limite à 1,3 UBG par hectare de surface fourragère, mais aussi à une vache par hectare d'herbe exploitée.

Trois modèles de ferme :
de 39 vaches sur 72 hectares...

La combinaison de ces facteurs ne fait-elle pas un système extensif ? Là aussi, ça dépend. Notamment du sol, de son épaisseur, de sa biologie et de sa microbiologie, des fertilisants notamment azotés (les nitrates) qu'on lui apporte et qui dépendent aussi de l'alimentation des vaches : car des tourteaux de concentrés riches en protéines, plafonnés à 1800 kg/an, sont aussi des intrants qui se retrouvent dans le sol après transformation par le système digestif des placides ruminants.

Quel serait le coût d'une désintensification de la production laitière dans la zone comté ? Pour répondre à cette question, l'agronome Mathieu Cassez et le pédologue Christian Barnéoud ont construit trois modèles théoriques de fermes à comté : une intensive, une moyennement intensive, une extensive. Ingénieurs à la chambre d'agriculture du Doubs, ils les ont construits à partir de constats bien réel. La ferme intensive a 39 vaches produisant 6700 litres de lait par an sur 72 hectares recevant 46 kg d'azote à l'hectare. Ce modèle intensif est celui de 25% des 2534 fermes à comté de l'année 2010. Elle a beau être « intensive », elle est dans les clous du cahier des charges du comté qui plafonne l'apport d'azote à 120 kg/ha, elle a moins d'une vache à l'hectare, produit moins de 4000 litres de lait à l'hectare...

...à 33 vaches sur 107 hectares

Le sol est pour le CESE « un patrimoine commun de l'humanité à protéger »

« Loin d'être un simple support, le sol est un maillon indispensable au bon fonctionnement des écosystèmes, ce n'est pas une ressource renouvelable », souligne le rapport du CES intitulé La Bonne Gestion des sols agricole, un enjeu de société. On y apprend que les sols, « des bactéries aux vers de terre, des champignons aux protozoaïres, des nématodes aux acariens... » recèlent plusieurs dizaines de milliards d' « organismes vivant de la consommation de matière organique, tous interdépendants (...) Seuls les végétaux peuvent utiliser l'énergie solaire pour constituer de la matière organique ». Le tout sur une épaisseur moyenne de un mètre en France, de plusieurs dizaines de mètres en zone tropicale.
En France, 9% du territoire est artificialisé, une surface qui a doublé de 1960 à 2012, passant de 2,5 millions à 5 millions d'hectares. Dans le même temps, la densité urbaine est passée de 600 à 400 habitants au km2.
Le rapport fait un certain nombre de préconisations qui consistent notamment à « soutenir, dans les politiques agricoles, les productions et les pratiques favorables à la bonne qualité des sols ». Il s'agit notamment de lutter contre l'accaparement des terres, de développer l'agroforesterie, de protéger ou réhabiliter les haies, d'éviter le tassement...
Considérant le sol comme « un patrimoine commun de l'humanité à protéger », le rapport a été voté à l'unanimité moins une abstention, la FNSEA faisant compléter la phrase par « dans le respect des droits de propriété et d'usage ». Le texte propose également d'« intégrer la valeur agronomique et environnementale dans les documents d'urbanisme ».

Représentant 23% des fermes à comté, le modèle « extensif » a 33 vaches produisant 6000 litres de lait sur 107 hectares recevant 16 kg d'azote chacun. Ses vaches mangent 40% de tourteau de moins que leurs copines de la ferme intensive.

Le troisième modèle est majoritaire avec 52% des fermes. Il est « moyennement intensif » et ses caractéristiques productives sont très proches du modèle intensif : 38 vaches à 6600 litres mangent autant de tourteau que les montbéliardes intensives. La seule vraie différence est de taille : ce modèle est mieux doté en foncier : 90 hectares qui reçoivent chacun 31 kg d'azote, soit la même productivité avec des épandages moins importants de 40%.

58 millions d'euros : qui paie ?

Pour calculer le coût d'une désintensification de la production laitière en zone comté, il faut imaginer que les fermes intensives voient leur densité laitière passer à 2000 litres par hectare, et leur productivité descendre à 6000 litres de lait par vache. Pour cela, les bêtes mangeraient 950 kg de tourteau par an au lieu de 1560. Dans le même temps, les prairies recevraient trois fois moins d'azote que dans le modèle intensif, deux fois moins que dans le modèle moyennement intensif.

Cela aurait un effet comptable important : 19.000 euros d'excédent brut d'exploitation en moins par personne sur les fermes intensives, 14.000 euros de moins sur les moyennement intensives. Traduit en prix du lait, cela donne une hausse de 150 à 200 euros pour 1000 litres. Or, le lait à comté est déjà payé 450 à 500 euros, voire davantage quand il est bio. A l'hectare, le surcoût serait de 300 à 500 euros... Tout cela est théorique, mais ça permet de se faire une petite idée du coût global de la désintensification : 58,3 millions d'euros !

Une équation politiquement compliquée

Qui paierait ? C'est toute la question. C'était d'ailleurs ce à quoi étaient invités à réfléchir la quarantaine de participants à l'un des deux ateliers de la journée d'échanges sur les sols organisée par France-Nature-Environnement Franche-Comté le 9 octobre dernier à la Maison de la Réserve de Labergement-Sainte-Marie. Animé par Mathieu Cassez et Christian Barnéaoud, cet atelier a débouché sur trois leviers : l'augmentation du prix du produit, une aide la PAC, une taxe nitrate... Autant dire que l'équation est politiquement compliquée. « Ça va swinguer dans les coops », dit un participant.

« Les gens ont intensifié la production pour désintensifier le travail ou produire davantage », s'exclame Paul-Henry Perrot, éleveur bio. « îl faut un transfert du premier pilier de la PAC vers le second », dit Emmanuel Cretin, maire de Nans-sous-Sainte Anne et gestionnaire du contrat de rivière Loue : « je préfère payer le comté 15 euros si on n'a pas à dépolluer les rivières ». Philippe Monnet, président de la FDSEA, est à l'aise dans le débat : « l'argent qui manque, on l'aura par les prix ». Président de la fédération des coop laitières du Jura, Alain Mathieu est perplexe en posant la question fondamentale : « Comment concilier respect de l'environnement et qualité du comté. On peut avoir des idéaux, mais s'ils conduisent à la disparition des producteurs, c'est un problème... »

Le sol, cet inconnu à redécouvrir

Bien sûr, ces pistes sont théoriques, et les trois modèles ne correspondent pas exactement à la grande diversité des fermes. Ce sont des éléments permettant à chaque éleveur de déterminer de quel modèle il est le plus proche afin de réfléchir aux éventuelles marges d'évolution. La réflexion doit s'élargir à la société toute entière dès lors qu'on ne fait plus porter sur les seuls paysans la problématique de l'extensification des pratiques qui se dessine certes comme une utopie, mais surtout comme le seul horizon réaliste.

Il faut commencer par réaliser, alors qu'on voyait la zone comté comme un modèle d'agriculture extensive, que les trois-quarts des élevages sont plutôt intensifs dès lors qu'on prend en compte non seulement la productivité par vache, mais aussi le territoire, le sol. Les sols, devrait-on même dire tant ils sont divers. Cela, les paysans jurassiens le savent qui différencient les prairies grasses des pelouses sèches, les sols profonds que l'on cultive et les sols hydromorphes parfois délicats à pâturer. Et c'est bien sur cette nécessité de prendre en compte les sols que se rencontrent environnementalistes et paysans, ingénieurs et scientifiques.

Une Union européenne « hors sol »

Abritant « la part la plus importante de la biodiversité de la planète », comme le souligne la première phrase de l'avis adopté en juin dernier par le CESE, le sol est aussi vital que l'air ou l'eau. Que l'un vienne à manquer, et la vie n'est plus possible. C'est ce que rappelle d'emblée Cécile Claveirole, l'agronome jurassienne rapporteure de l'avis en ouvrant le colloque de Labergement. Pourtant, « le sol n'a pas la même protection juridique que l'air ou l'eau », explique Maylis Desrousseaux, jeune docteure en droit de l'environnement qui a justement fait sa thèse sur la protection juridique de la qualité des sols.

L'Union européenne a ainsi légiféré il y a plusieurs années sur l'eau et l'air pour lesquels des directives-cadre ont été adoptées en 2000 et 2008. On attend encore, et on risque d'attendre longtemps, une directive-cadre sur le sol. Un tel projet est classé parmi ceux « ne reflétant plus un caractère d'actualité ». Il est vrai que l'Union préfère protéger le secret des affaires et négocier le traité transatlantique... Des politiques vraiment hors sol, pour le coup...

« Intégrer l'hydrologie,
la géologie,
le réglementaire
à un moment des décisions »

Parce que « le droit ne prend en compte que la qualité d'usage du sol, et non sa qualité environnementale », l'approche utilitariste l'emporte, et avec elle « la préservation des services écologiques directement bénéfiques à l'homme au détriment du stockage du carbone ». La jurisprudence est selon Maylis Desrousseaux en train d'évoluer : « on constate l'émergence d'une conception objectiviste » entraînant une « protection de la valeur intrinsèque ».

Mais l'évolution est lente. Culturelle. « Le sol n'est pas qu'un support, mais une ressource naturelle. Il y a encore une grande méconnaissance des sols par les décisionnaires, les utilisateurs et les citoyens », ont conclu les participants de l'atelier consacré à la qualité des sols. On s'y est interrogé sur la formation des élus, sur l'éventualité d'établir des seuils de « consommation des sols dans les plans d'urbanisme ».

Animateur de la journée, le chroniqueur Frédéric Denhez (CO² mon amour sur France Inter) provoque un peu : « Ça arrange tout le monde de ne pas avoir les informations, ça permet de se défausser de ses responsabilités. Il faut intégrer l'hydrologie, la géologie, le réglementaire à un moment des décisions ». L'hydrobiologiste Jean-Paul Vergon est sceptique. Denhez convient qu'on peut l'être, surtout « si le politique s'assied sur les expertises comme pour le TGV sud-ouest ou à Sivens... »

« Penser le long terme »

On cherche un emblème, un symbole plus sexy que le ver de terre... On tourne autour de formules vraies, justes, mais ne frappant pas forcément les esprits. Cécile Claveirole propose : « le sol est vivant, c'est une ressource rare ». Frédéric Denhez est à moitié convaincu : « le sol vivant, c'est bien, mais pas la ressource rare, surtout en système capitaliste... » Il propose : « sans sol, pas de nourriture », mais la communication est puissante qui annonce comme une évidence scientifique l'agriculture hors-sol. Et si le problème était politique et culturel à la fois : « La France est un pays sans culture scientifique naturaliste, un pays agricole qui a oublié ce qu'il doit à son agriculture, une agriculture qui paie encore son image de collabo que De Gaulle lui a fait payer avec la modernisation à marche forcée... » Il pense que seuls les assureurs ont commencé à vraiment penser l'affaire sur le plan économico-juridique : « on prend le risque que nos lois soient appliquées par le privé. Le veut-on ? Il faudrait alors ne pas oublier de penser le long terme ».

 

 

 

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