Boro Pavlovic au nombre des premiers « Yougos »

Boro Pavlovic 10 janv 2013

Il est arrivé parmi les premiers. Quelques années avant que de jeunes célibataires ne viennent « par paquets de cinquante ». A l’époque, la Yougoslavie était présentée comme une mosaïque : 2 alphabets, 3 religions, 4 langues, 5 nationalités, 6 républiques, 10 minorités nationales. Lui se considère aujourd’hui « Yougo-nostalgique ». Il assume le néologisme raillé par d'autres. La guerre qui a meurtri et séparé les peuples dans les années 1990 n’a pas fait naître d'hostilité à l’égard des travailleurs croates ou albanais qu'il allait accueillir sur le quai de la gare dans les années 70-80. Résidant d’un immeuble du quartier de la Petite Hollande, il a été licencié de la « Peuge » en 1988.

Echapper aussi à la misère
Sa situation matérielle était difficile, « près de la famine », avant que jeune adulte, il ne trouve à Belgrade (Serbe originaire de Foča en Bosnie, il participe au mai 68 des étudiants dans la capitale) un emploi à l’antenne de l’Office National d'Immigration (futur Office des Migrations Internationales puis Agence Nationale de l'Accueil des Etrangers et des Migrations depuis 2005). Titulaire d’une maîtrise de français, il arrive dans le pays de Montbéliard, le 1er octobre 1969. Sa fonction sera l’accueil et l’accompagnement des travailleurs yougoslaves recrutés par l’usine Peugeot pour travailler comme ouvriers spécialisés. En 1973, ils sont entre 5 et 6.000 célibataires à arriver de diverses régions rurales (sauf de Slovénie et peu de Croatie), dès après leur service militaire, à 22 ans. Ils sont logés à côté des travailleurs marocains, dans des barraques que l’entreprise appellent des « chalets ». Boro Pavlovic (prononcer Pavlovitch) les accueille à la gare. Il se souvient de la difficile médiation qu’il doit effectuer : respecter la dignité de jeunes travailleurs souvent illetrés venant d’un pays socialiste bien plus pauvre que la France et qui, au nom d’une « réforme » en 1965, engage ses jeunes à quitter le pays pour « résoudre les problèmes de chômage ».  Pour Boro Pavlovic, cette « réforme » a instauré une manière toute capitaliste de concevoir le travail : la force de travail est devenue une marchandise. Mais cette possibilité de partir fut aussi une sorte de chance pour certains, vu les conditions difficiles au pays. Les Yougoslaves (indifférement Croates, Serbes, Bosniaques ou Albanais du Kosovo) se sont adaptés moins difficilement que d’autres immigrés, selon Boro Pavlovic, moins affectés par exemple que les Turcs, par le fait que les enfants ont eu un rôle de relai des parents avec la société française, en traduisant la langue. Mais beaucoup ont vécu aussi « d’énormes frustrations », seuls, reclus dans les barraques, « tentés presque normalement  par l’alcool, le jeu et les bagarres quelquefois » Il raconte l'anecdote, rapportée dans les journaux, de costauds Monténégrins qui ont désarmé des policiers venus pour empêcher une bagarre.

« Un travail d’écrivain public 24h/24h »
Assistant d’accueil officiellement, il intervient pour les questions administratives, médicales ou même policières. Logé gratuitement par l’entreprise, il se doit d'être disponible à toute heure du jour et de la nuit. Le consulat yougoslave de Lyon envoie un représentant chaque mois pour renouveler les passeports dont le tarif ne fait qu'augmenter. Peugeot finance pour partie des sorties en autocar, des activités culturelles folkloriques. A l’occasion de grèves aussi, les Yougoslaves se voient proposer des sorties… pour les éloigner de l’usine. Des enveloppes d’argent sont préparées pour détourner de la participation aux mouvements de contestation : « amenez-les où vous voulez ! » Les travailleurs yougoslaves « allaient plutôt spontanément vers la CGT », culture socialiste du pays oblige. Certains cotisaient à plusieurs syndicats « pour être tranquilles ».

En 1977, Boro Pavlovic rencontre Armand Gatti et l’aide à réaliser le scénario et le casting de son film « Le lion, sa cage et ses ailes » en particulier sa partie « La bataille des trois P » avec le « travailleur yougoslave rebelle », Radovan Mihajlovic.

Le fossé entre ceux qui restent et ceux qui partent
L’Etat yougoslave « s’est mal comporté avec les gens » : sentiments d’abandon, d’exploitation et de trahison, « réciproque souvent ». Les Yougoslaves retournent chaque été au pays (« sauf ceux qui ont trop perdu au poker »). Un fossé se creuse avec ceux qui n’ont pas émigré, voisins, copains et même parents. D’aucuns pensent être partis pour six mois, et, souvent solides physiquement, font du zèle sur les chaînes de montage. Ils mettent ainsi en difficulté leurs collègues français qui  doivent tenir le rythme jusqu’à la retraite, quand ce ne sont pas des postes de travail que la direction réduit du fait des gains de productivité. En 1983-1984, des aides au retour sont proposées. L’offre d’un petit pécule tente certains mais permet tout au plus d’acheter un véhicule, une « demi-maison », presque jamais un petit commerce comme espéré. Certains reviennent en France dans des conditions difficiles, déconsidérés.

Les Yougoslaves n’ont de contacts avec les autres immigrés qu’à l’usine. La langue est l’obstacle principal. Avec les Turcs toutefois une proximité se créée : « presque des compatriotes », par delà les mémoires nationales antagonistes (quatre cents ans d’occupation ottomane) et les Etats autoritaires des deux pays qui pourraient inciter à la défiance.

Nombre de retraités vivent à présent « au pays » en gardant une adresse ici. Il viennent une fois par an pour renouveler des documents. De nombreuses familles se sont installées également, les enfants sont devenus Français en souffrant moins de discriminations que leurs camarades originaires du Maghreb.

Ne pas manquer à son éthique personnelle
Boro est licencié en 1988, quand le besoin d’un traducteur qu’il est devenu n’est plus aussi important. La direction argue, pour s’en séparer, d’un refus de mutation de sa part, ce qu’il dénie. Un syndicat, la CGC, lui propose in extremis un poste de permanent alors qu’il n’est pas adhérent, pour le protéger. Son éthique personnelle le conduit à refuser, comme il refusait d’emmener « se promener » les ouvriers yougoslaves les jours de grève. Après six mois de pressions pour qu’il signe un accord de départ (quelqu’un est chargé de le surveiller quotidiennement), il quitte la firme. Il devient formateur, vit la précarité après la dépendance à Peugeot (où l’argent gagné trouve à être remis « dans le circuit Peugeot » ; où quand il échange avec une militante de Lutte ouvrière, on le convoque le lendemain pour qu’il s’explique sur ses « liens avec l’extrème-gauche »).
« Comme formateur, au CFA… j’ai pu occuper jusqu’à quatre postes qui, en tout, n’équivallaient pas à un temps plein. »

Retraité, il est encore traducteur assermenté. Devenu Français, marié à une Française, il continue de considérer à l’égal tous les « ex-Yougoslaves », lesquels ne manquent pas de solliciter son aide, sûrs de l'accueil et de la bienveillance. Passionné de linguistique, il s’informe aussi sur internet : des procès au tribunal de La Haye, de la marche difficile vers l’Union européenne, du monde tel qu’il va et « qu’il ne faut pas renoncer à changer ».

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